La ville de Dnipro se trouve à 50 km de la ligne de front. La vie ici est dangereuse, mais passionnante. Notre correspondante raconte le quotidien de cette mégapole.
Le soir, Dnipro vit à son rythme : les cafés et les bars sont ouverts, les gamins jouent près des fontaines. Un corbillard militaire passe, puis une Mustang flambant neuve démarre comme une folle, un punk ivre mort quitte le bar sur des jambes bancales, puis encore une alerte aérienne, une explosion, suivie d’une suite d’ambulances et de voitures de pompiers, des discussions en ligne qui explosent tout de suite de messages qui parlent des destructions au centre-ville. Et à côté, des mamans avec leurs enfants continuent calmement leur marche, des militaires suivent leur course, un jeune homme et une jeune fille se tiennent par la main, un orchestre live joue sur le toit de la Menora (centre commercial – ndlr), quelques adorateurs de Hare Krishna défilent, une mélodie aux lèvres. Dans le square, devant une école, on voit une installation de la commune qui parle du sort des personnes déplacées internes, et la nuit, on entend l’écho d’une rixe criminelle au milieu du fracas des systèmes de la défense anti-aérienne en arrière-plan….
Et c’est ainsi chaque jour. Il semble que seules les dates des frappes et des deuils changent. Le cimetière aux drapeaux bleus et jaunes s’étend encore plus vers l’horizon, on voit que des gens rentrent de l’étranger, parce que c’est ici leur maison, et on voit les noms des unités militaires, des amis morts au combat et des héros nationaux sur de nouvelles plaques de rues et de places de la ville.
On peut aimer ou détester Dnipro, mais telle un bélier, elle est toujours passionnée, toujours en mouvement, ralliant les autres autour d’elle, et malgré tout on se sent plus en sécurité dans cette ville, elle ne te laisse pas tomber.
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Les Ukrainiens qui ont combattu pour la Révolution de la Dignité, les premiers bénévoles et combattants volontaires de 2014 comprennent très bien le rôle des habitants de Dnipro, même russophones, dans le ralentissement des forces d’occupation dans le Donbass. Les bataillons « Dnipro-1 », « Donbass », le Corps des volontaires ukrainiens ont été formés ici, ainsi que de nombreuses formations militaires et brigades des Forces armées réputées, sans lesquelles l’Est de l’Ukraine aurait été perdu bien plus avant le 24 février 2022.
Sur la photo : La gare ferroviaire de Dnipro
Il y a quelques années, Iryna Tsybukh, productrice et bénévole paramédicale du bataillon « Hospitaliers », qui a sauvé des centaines et des centaines de soldats blessés en les évacuant des zones de combat, et qui a elle-même trouvé la mort en mai dernier sous les frappes de la Russie dans la région de Kharkiv, avait travaillé à un film documentaire « Dorénavant, on a switché à l’ukrainien ». Ce film parlait des habitants de Dnipro qui se sont mis massivement à communiquer en ukrainien, le film a été vu dans tous les coins de l’Ukraine. Oui, avant 2014, les habitants de Dnipro qui parlaient l’ukrainien étaient rares, on ne pouvait les voir que dans les magasins spécialisés et lors des défilés en hommage de Stepan Bandera. Mais nous avons changé, en choisissant notre étendard et en définissant notre identité nationale.
Nous avons décidé de donner la parole à quelques habitants de la ville qui résiste, qui rêve, qui crée malgré la guerre.
Le Maire de Dnipro, Boris Filatov :
« L’histoire de Dnipro, une ville unique qui, il y a 10 ans, a arrêté net le « Printemps russe » et a été au cœur du mouvement des volontaires et bénévoles, a été racontée maintes fois. Depuis, rien n’a changé dans la mentalité de Dnipro. La ville a toujours été et reste mentalement étrangère à la Russie.
Pendant la guerre à grande échelle, Dnipro est devenue la principale plaque tournante médicale, humanitaire, militaire et logistique du pays. La grande majorité des personnes déplacées internes du pays – environ 200 000 – s’est installée à Dnipro. Ce sont les hôpitaux municipaux de la ville qui accueillent le plus de blessés, et il existe un centre de réadaptation. D’ailleurs, étant donné son emplacement, toutes les routes menant au front passent par Dnipro. La guerre se fait cruellement sentir ici, mais malgré tout, la vie continue.
Des frappes de missiles régulières, des sirènes qui hurlent presque sans arrêt, une anxiété et une tension qui ne remontent le moral de personne. Il est impossible de s’habituer à la guerre, la seule issue est de s’adapter à ses réalités et de se protéger ainsi que de protéger sa santé. Y compris mentale.
Ceux qui restent ici continuent à travailler et à payer des impôts afin que la ville puisse soutenir les forces de défense. Chacun continue de faire tout ce qu’il peut, chacun à sa place : faire du bénévolat, faire des dons et soutenir ceux qui en ont besoin. Personne n’a rêvé de vivre au milieu d’une guerre, mais à Dnipro, il est clair pour tout le monde que nous n’avons pas d’autre choix que d’être forts et de continuer à nous battre ».
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Pas de doute, le 24 février 2024 était une démarche prévisible de la part de la Russie, avide et sournoise, pour les combattants ukrainiens vigilants. Malheureusement, les guirlandes du Nouvel An et les spectacles joyeux, le chic et la brillance des grandes villes la veille de la Noël orthodoxe ont masqué la nouvelle de l’offensive à grande échelle, dont les médias nationaux et internationaux avaient averti l’Ukraine. A Dnipro, on avait oublié aussi comment ça se passe quand un millier de personnes vient faire un don du sang à l’hôpital de I. Mechnikov pour sauver des premiers blessés. Cependant, les associations des bénévoles de la ville, réduites en nombre depuis 2019 et qui se sont parfois transformées en nouvelles forces politiques ou initiatives publiques, elles, ressentaient une menace dans l’air. Et les anciens combattants qui, depuis 2016-2017, se sont vus dispersés à travers l’Ukraine, avaient mis à jour leurs papiers et nettoyé leurs armes dès le début de février.
Dès les premières explosions, certains habitants de Dnipro n’ont pas touché à leur café au lait du matin, et ont fui par milliers à l’étranger. D’autres, ceux qui envoyaient déjà de de l’aide au Donbass depuis 2014, se sont serré la ceinture et ont construit d’importantes structures d’aide. Il y a également des volontaires actifs, indépendants mais très puissants, sans lesquels il serait plus difficile pour des militaires d’obtenir ce dont ils ont besoin sur le front, face à la bureaucratie.
Anastasia Teplyakova, philologue et enseignante, chercheuse associée au musée « Littérature de Prydniprovya », fondatrice du projet mural de vulgarisation des auteurs ukrainiens « Des mots sur un mur » et co-fondatrice de l’ONG « Bonnes personnes. Section de volontaires» :
« Quand en 2022, on assemblait allègrement des composants pour des « smoothies » (comprendre des cocktails Molotov – ndlr) sous les frappes, c’étaient des moments de bonheur. Il semblait qu’absolument tout le monde était là. Je me souviens de la période où je parcourais la ville pour aller on ne savait pas où ni avec qui, mais pour chercher des choses utiles au front.
Aujourd’hui, je ne peux pas dire que les gens ont commencé à voir la guerre et l’ennemi sous un autre angle. Mais il y a moins d’élan. L’ambiance de « repos » n’est pas propice à l’unité. Mais malgré tout, les gens persistent. Mes voisins, observant la « rotation des colis » chez moi, se sont mis à me donner un coup de pouce. Entre 2022 et 2024, nous avons transféré 26 véhicules sur le front. On en a réparé au moins autant. Et des drones à n’en plus finir. Ces trois derniers mois, plus de 200 kits de premiers secours ont été collectés et envoyés sur le front. Environ 500 livres ont été remis aux bibliothèques des territoires désoccupés, bien entendu en ukrainien. La nuit, je lis des documents sur les armes chimiques, car les Russes en utilisent. Je veux que les miens restent en vie et indemnes.
Nous avons sauvé deux labradors et un chat. Mais je ne suis pas une très bonne volontaire de combat : je ne sais toujours pas conduire une voiture, même si j’ai trois sacs de courses remplis de colis ».
Le 24 février, le parc de missiles de Dnipro est devenu en une journée le centre d’attention de tous les médias mondiaux, qui ne faisaient que filmer des personnes en fauteuils roulants, des mamies et des enfants qui font des cocktails Molotov. Ensuite, le « Dniprotsivilproject », d’un immeuble miteux, est devenu le quartier général de coordination de 1 000 volontaires, où des soldats défilaient sans arrêt pour chercher des gilets pare-balles, des casques ou des trousses de premiers secours, où les déplacés internes venaient chercher des produits alimentaires et des vêtements, et où tous les citoyens engagés venaient donner leur pain, leurs produits alimentaires et parfois même leurs vieilles voitures pour le front.
La Maison des beaux-arts, la Maison des syndicats, les théâtres, les gares, les écoles, les crèches et les églises ont fait de même. L’un des plus grands « quartiers généraux » de l’aide a été créé par un petit fonds caritatif, « TAPS », qui aide les familles des combattants morts au front. Aucune autre fondation ne jouissait probablement d’une telle confiance à l’époque, car des milliers de personnes et des dizaines de partenaires internationaux envoyaient des camions et des trains avec de l’aide humanitaire depuis l’Australie, les États-Unis, l’Europe et les pays asiatiques. En 2022, le quartier général de coordination des volontaires de Dnipro a approvisionné des centaines d’unités et des milliers de personnes déplacées internes.
Yuliya Dmytrova, directrice de la Fondation TAPS, qui soutient et rétablit la santé mentale des militaires et de leurs familles.
« Dnipro est un avant-poste depuis 10 ans, et cela reste invariable, les gens ici sont incroyables et unis tel un bloc. Le jour de l’invasion, tout le monde s’est levé et s’est mis à tout faire pour la sécurité de la ville, pour aider l’armée et les personnes déplacées internes. Malgré la guerre, le développement de Dnipro, son aménagement urbain évolue : de nouveaux logements sont construits et des parcs apparaissent. Malheureusement, il reste impossible de combiner les efforts du secteur public et des autorités locales, mais nous nous efforçons d’y parvenir et cela se produira un jour certainement. Cependant, le phénomène de Dnipro, en tant qu’exemple de réponse réactive et d’unité dans les moments les plus difficiles, sera un sujet à étudier pendant longtemps encore ».
Une autre histoire est celle des personnes pour qui la guerre avant 2022 était loin et qui continuaient gaiement à écouter de la pop russe et à regarder des séries télé russes, tombant parfois sur des récits incompréhensibles « d’opération anti-terroriste et de territoires occupés ».
Nataliya Khazan est productrice de films, bénévole et personne publique.
En 2015, elle a ouvert le premier centre de repos pour soldats en Ukraine à la gare de Dnipro. Plus de 120 bénévoles ont été impliqués dans ce projet, disponibles 24h/24 et 7j/7.
En 2017, elle participe à la création du premier « musée de l’opération anti-terroriste » à Dnipro et réalise pour ce musée le premier film panoramique au monde à 360° sur la guerre russo-ukrainienne. Elle est la productrice du documentaire « Le front de l’Est », seul film ukrainien à avoir participé à la compétition principale du festival international du film de Berlin en 2023.
« En 2014, c’est depuis Dnipro que le plus grand nombre de volontaires est parti défendre le pays sur le front. En conséquence, c’est Dnipro qui a subi les plus grandes pertes humaines. Après l’invasion à grande échelle, nous avons senti la guerre se rapprocher. Cela représente un quart de ma vie et je crois que chaque Ukrainien doit faire tout ce qu’il peut, chacun à sa place, pour la Victoire. Je fais cela à travers le bénévolat, des films documentaires et le travail d’information des gens ».