Le Shahed est entré dans la maison voisine pendant qu’Alexandre était assis devant l’ordinateur. Il portait des écouteurs et n’a donc pas entendu le bruit de l’engin qui approchait. « Il était dix heures du soir, se souvient-il, j’ai vu un éclair, puis entendu un bruit sourd, les vitres se sont brisées, elles ont toutes explosé… Je me suis levé d’un bond et j’ai couru pour voir comment allaient les autres ».
Étonnamment, Alexandre n’a pas été blessé. Les autres membres de la famille sont également indemnes. Sa femme raconte qu’elle se trouvait dans un endroit sûr et que son fils Serhiy a réussi à se cacher à temps. Quand les bombardements ont commencé, il est sorti voir les tirs de riposte. Il est resté un moment, mais n’a rien vu d’intéressant: « J’étais déjà rentré dans la cour, raconte-t-il, quand j’ai entendu un projectile voler, cliqueter – et soudain le silence. J’ai eu peur, j’ai tout de suite compris qu’il était en train de tomber. J’ai couru dans la maison, j’ai fermé la porte à clé et j’ai attendu l’explosion ».
« Si mon fils avait été dans sa chambre, il serait mort », dit le père de Serhiy. «Les deux fenêtres de la chambre donnent sur la rue et l’onde de choc les a détruites en un instant. La clôture et le portail derrière lesquels la voiture était garée ont également été détruits. Et si Serhiy était resté dans la cour, il aurait été tué. La clôture intérieure séparant les parcelles de terrain voisines a également été complètement désintégrée ».
La famille a dû sortir de la maison par la fenêtre, la porte était bloquée et la pièce s’est immédiatement remplie de fumée. Les voisins sont arrivés: «êtes-vous vivants?». Le Shahed a endommagé quatre demeures. Une maison a été réduite en cendres, mais heureusement, personne n’y vivait plus. Trois autres logis à proximité ont subi des destructions. Le plus proche de l’épicentre de l’explosion a perdu à la fois le toit et le plafond, et ne parlons pas des fenêtres.
Le plus étonnant est que les personnes qui s’y trouvaient étaient indemnes: « Nous étions déjà au lit quand l’explosion s’est produite, raconte Svitlana, la fenêtre a explosé, le rideau a pris feu, mon mari l’a immédiatement jeté; mais nous n’avons pas été blessés. Nous avons miraculeusement survécu. Voyez la photo, il y a des pots de fleurs sur le lit, du verre et de la terre. Je ne sais pas si nous avons sauté du lit quand tout s’est écroulé. Je ne comprends même pas comment c’est arrivé ».
Dans la soirée du 6 octobre, la ville de Soumy a été soumise à un bombardement intensif. Les Russes ont attaqué avec de nombreux drones, il y a eu des ripostes et plusieurs projectiles ont été abattus et sont tombés sur des maisons. Au total, selon les autorités locales, les dégâts ont été enregistrés dans trois quartiers. Quarante cinq habitations ont été endommagées, ainsi que trois établissements scolaires et deux voitures. Il y a eu quatre blessés, dont un enfant de 11 ans.
Le banc devant la maison que le Shahed avait visée était habituellement bondé de monde le soir. Ce soir-là, des enfants y jouaient également. La mère d’un des garçons a déclaré que les enfants s’étaient dispersés 20 minutes avant l’explosion, ce qui les a sauvés. S’ils étaient restés, ils n’auraient pas survécu. Elle ajoute qu’aujourd’hui son fils Sashko court se mettre à l’abri à la maison dès qu’il entend l’alarme, effrayé. Parce qu’il comprend ce qui aurait pu se passer: « Depuis, nous avons peur d’aller dans notre chambre à coucher, nous n’y dormons plus », dit Svitlana. « Ma fille, qui a 15 ans, ne dort plus que chez ses copines. Elle a eu si peur ».
Les gens sont persuadés que c’est par un heureux hasard que le Shahed a atterri sur une maison où personne n’habitait alors qu’il était tombé dans une zone aussi densément peuplée: « S’il n’avait pas parcouru les 10 mètres et atterri ici, entre nos maisons, nos voisins et ma famille auraient été en deuil. Et s’il était tombé à 10 mètres de là, trois personnes y vivaient », explique Oleksiy.
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Ces derniers temps, les bombardements à Soumy sont devenus monnaie courante. L’alarme sonne si souvent que presque personne n’y prête attention. Les gens disent que seules quelques personnes se cachent dans des abris, et encore suite à une amère expérience. Durant mon séjour dans la ville, l’alarme a sonné près d’une douzaine de fois. Heureusement les tirs d’obus à Soumy sont relativement rares.
Avant cela, la situation était plus ou moins calme, selon le personnel du Département d’électricité de l’Institut polytechnique de Soumy: « Nous subissons des bombardements intensifs depuis le mois d’août. Et auparavant en mai. Dès que le soir arrive, ça commence. Il est 9 heures, et tout recommence. On peut connaître l’heure qu’il est par les bombardements ».
« J’avais l’habitude de me cacher dans le couloir », explique Tamara Hryhorivna, secrétaire du Département et technicienne principale du laboratoire. Parfois je descends au sous-sol. Pourtant là-bas, c’est encore plus effrayant. « Maintenant je ferme les fenêtres pour éviter de voir ces éclairs dans le ciel. Mon chien n’y réagit plus. Il avait l’habitude de se cacher sous le lit dès qu’il entendait quelque chose, mais maintenant il lève la tête et la repose par terre. Quand la guerre a commencé, j’ai eu peur des bombardements. Maintenant j’en ai pris l’habitude ».
Lors du bombardement de l’Université, le bureau de Tamara Hryhorivna a probablement été le plus endommagé du Département. Une plaque de béton est tombée sur son lieu du travail. En revanche, dans les bureaux voisins, les vitres des armoires sont restées intactes: « Nous avons un département si convivial. Nous avions fabriqué nos comptoirs, nous avions apporté des fleurs. Nous avions fait de notre mieux pour avoir tout sous la main. Et maintenant, plus rien. Les pompiers sont venus et je leur ai dit qu’ils pourraient peut-être me trouver une rame de papier; ils ont ri: à quoi pensez-vous? Mais puisque nous sommes en vie, il faut bien organiser notre espace ».
« L’Université a été bombardée dans la soirée, vers 22 heures », raconte Eduard. Il vit dans un dortoir voisin. Il raconte qu’à ce moment-là, il jouait à des jeux de société avec ses amis et que le groupe était tellement absorbé par le jeu qu’il n’a pas voulu arrêter après l’explosion: et à quoi bon, si le pire est déjà arrivé ?
Le lendemain matin des étudiants, des enseignants et des badauds ont afflué à l’Université. Tous posaient la même question: comment aider? « Il y a eu beaucoup d’aide. Mais c’est notre femme de ménage qui était peut-être la plus contrariée parce qu’elle venait justement de nettoyer toutes les fenêtres ».
Eduard est convaincu que l’Université a été la cible de tirs délibérés. Il raconte qu’à ce moment-là, il a vu plusieurs rapports d’attaques contre des établissements d’enseignement, tant à Soumy que dans d’autres régions du pays. Ses collègues pensent eux que l’ennemi s’intéresse plutôt aux infrastructures énergétiques: « Son objectif est de causer un maximum de dégâts et de briser la volonté de résistance des Ukrainiens. Ils frappent délibérément les institutions civiles pour intimider les gens, et c’est du pur terrorisme », pensent les habitants de Soumy.
Il y a quelques semaines, l’hôpital municipal de Saint-Panteleimon a été bombardé également. C’est tout près de l’Université. L’attaque était ciblée et clairement planifiée. Le premier Shahed est arrivé le matin, au moment où il y a généralement le plus d’activité dans l’établissement médical. Il a d’abord touché la salle d’opération au deuxième étage. Heureusement il n’y avait personne. Mais il y avait des gens à l’étage inférieur, à l’accueil, où une infirmière a été tuée. Les sauveteurs et la police sont arrivés pour sortir les gens et dégager les décombres. Quarante minutes se sont écoulées et le deuxième Shahed est arrivé. Il a frappé le toit de l’un des bâtiments. Puis le troisième a surgi, mais il a raté sa cible et frappé un immeuble résidentiel de cinq étages situé à proximité. Les frappes ont tué 10 personnes et en ont blessé 22.
Auparavant, environ une semaine plus tôt, l’agresseur avait bombardé une maison de retraite où vivaient plus de deux cents personnes âgées. De nombreuses personnes ont été blessées, et certaines très gravement. L’une d’entre elles est décédée plus tard. Les locaux ne sont plus habitables. Tous les résidents ont été transférés dans d’autres établissements. Deux semaines auparavant un centre de réinsertion sociale et psychologique pour enfants et un orphelinat voisin avaient été bombardés. Ils ont frappé en les ayant délibérément visés, détruisant complètement les locaux. Il y a eu 18 victimes, dont 6 enfants.
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Les banlieues de Soumy et les villages suburbains souffrent encore plus de bombardements constants. Alors que la ville elle-même est le plus souvent attaquée par des drones, parfois des missiles, ici tout arrive en même temps (et sans compter les tirs d’artillerie). La ville est en effet très proche de la frontière. Elle se trouve à 25 kilomètres en ligne droite au nord et à 30 kilomètres à l’est. Parfois la canonnade ne s’arrête pas pendant des jours. L’ennemi commence à bombarder un village à l’aube et ça dure jusqu’au soir. C’est une sorte de ping-pong mortel.
Ce sont les villages situés près de la frontière (de 5 à 10 kilomètres d’elle) qui souffrent le plus. La frontière s’est transformée en ligne de front, et elle est maintenant détruite de fond en comble. À certains endroits il ne reste plus que le nom et des ruines de villages.
Bien sûr vivre dans de telles conditions est dangereux, et les gens partent. Mais beaucoup reviennent aussi. Un étrange concept a vu le jour: le tourisme d’évacuation. Les habitants de la zone frontalière, où 10 à 15 attaques ont lieu chaque jour, dans les villages où les magasins sont fermés et où rien ne fonctionne, ces habitants sont évacués. Ils se retrouvent à Soumy, reçoivent de l’aide et retournent ensuite chez eux sous les tirs. Mais ils ne sont plus répertoriés là-bas. Officiellement, ils n’y sont pas. Les organisations internationales qui aident les villages frontaliers, par exemple en y apportant du bois de chauffage, refusent de les approvisionner car, d’après leurs documents, ils sont censés vivre à Soumy, ce sont des évacués – le bois de chauffage n’est pas pour eux.
Et pourtant Soumy ne ressemble guère à une ville de la ligne de front. Si l’on ne s’attarde pas sur tous ces détails (sirènes, alarmes, bombardements, coupures de courant, apprentissage en ligne) visuellement l’aspect est plutôt agréable: les magasins et les cafés sont ouverts, les gens se déplacent, et même ils sourient, les pigeons volent, et il y a beaucoup de voitures dans les rues. Mais tout cela est bien sûr trompeur. La situation change immédiatement, dès qu’une roquette arrive. Instantanément, en une seconde, l’illusion se dissipe. Alors que je terminais ce texte, j’ai appris que la ville avait de nouveau été bombardée. Une roquette a touché un quartier résidentiel, un drone a endommagé une des infrastructures. Telle est la réalité: la guerre en continu.