Soumy, la vie à la frontière

Guerre
16 septembre 2024, 10:00

Maryna Kuméda, politologue et écrivaine franco-ukrainienne, s’est rendue dans sa ville natale, Soumy, près de la frontière russe, où l’armée ukrainienne a lancé le 6 août dernier une incursion surprise dans la région de Koursk. Dans son reportage, elle raconte comment vivent les habitants sous les bombardements incessants.

Un homme entre dans notre compartiment au deuxième arrêt du train Kyiv-Soumy, s’excuse pour ses sacs en plastique, se réjouit de voyager en compagnie de femmes, mentionne sa « jambe blessée » qui limite ses mouvements et grimpe sur la couchette supérieure pour dormir, en marmonnant dans son sommeil. Après le réveil, il descend, accepte mon chargeur pour son téléphone et se livre, en russe, étant originaire des environs de Pokrovsk, dans le Donbass, ville que les Russes tentent de prendre en ce moment.

Il a été blessé en Russie, dans la région de Koursk il y a quelques semaines : « Je rêvais de voyager à l’étranger, mais je ne pensais pas que ce serait de cette manière. J’ai eu de la chance, on m’a évacué quasi immédiatement. Trois personnes et une voiture ont pris des risques pour venir me chercher alors que tout explosait autour de nous ». Il accepte enfin un café.

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Mykola n’a pas vu ses enfants depuis douze ans, suite à un divorce compliqué. Récemment, sa fille lui a dit au téléphone qu’elle l’aimait, et il a pleuré devant ses camarades. « Les enfants sont un tel bonheur. C’est dommage que je n’aie pas pu en avoir avec ma deuxième femme ». Il s’est engagé dans l’armée de sa propre initiative et il a signé un contrat « jusqu’à la fin de la guerre », dit-il avec un sourire amer.

« Là, j’ai eu de la chance d’avoir une blessure légère, mais je ne suis pas sûr d’aller jusqu’à mes quarante ans. Dans ce deuxième hôpital, tout était comme en Union soviétique, je n’avais pas senti une odeur de chlore aussi forte depuis longtemps. Quand j’étais à l’école, je n’allais pas aux toilettes à cause de cette odeur de chlore, j’allais derrière l’école ».

« C’est déjà Soumy ? » se lève-t-il en sursaut. Je lui demande où il doit aller à Soumy. « Dans les tranchées », sourit-t-il à nouveau.

A quelque trente kilomètres de la frontière russe, où l’armée ukrainienne a lancé le 6 août dernier une incursion surprise dans la région de Koursk, le centre administratif de la région, Soumy, vit aux aguets. La ville de quelque 260 000 habitants jadis, panse encore ses plaies. Les souvenirs de l’occupation de la région par l’armée russe lors de la marche sur Kyiv en février 2022 sont frais, quand la ville a riposté grâce aux unités territoriales de défense et l’engagement des civils, qui racontent avoir été abandonnés par la police et les autorités. Les frappes sur la ville ont commencé à s’intensifier depuis l’été 2023, quotidiennes dorénavant dans les villages frontaliers.

Mémorial à la gloire éternelle. Photo : Maryna Kumeda

La menace d’une contre-offensive dans la région de Soumy plane en mai dernier, après celle sur la région de Kharkiv. On discute chaque jour des nouvelles sur les frappes dans les villages voisins. On fait attention à ceux qui passent dans la rue dans les quartiers de maisons individuelles. Depuis l’incursion ukrainienne en Russie, on y observe des avions, des hélicoptères, des blindés, et encore plus de militaires. Depuis de nombreux mois, des groupes de sabotage et de reconnaissance pénètrent depuis le territoire russe, tuant parfois des civils, selon les médias et les autorités locales, au nombre de 14 victimes en 2023, alors que le nombre de morts militaires est tenu secret.

11,000 frappes ont été effectuées sur la région de Soumy depuis le début 2024, alors qu’on en avait compté 8,000 sur toute l’année 2023, tuant 85 civils. A 18,000 euros le drone shahed, 30,000 euros la bombe d’aviation, et 2,7 millions le missile Iskander, sans compter les mortiers, les lance-grenades, les drones FPV, tout y passe…

Abri installé au centre ville, Soumy. Photo: Maryna Kumeda

Rien que le dimanche 8 septembre, alors qu’un grand nombre d’Ukrainiens étaient en train de faire les récoltes dans les jardins de leurs petites maisons de campagne et leurs potagers, quatre personnes ont été blessées lors d’un bombardement à Soumy, un couple de septuagénaires est décédé. Trente-deux bâtiments et cinq voitures ont été endommagés, les réseaux d’alimentation en eau et en électricité ont été détruits, selon le conseil municipal. A la suite d’une attaque sur le village de Stetskivka le même jour, deux personnes ont été hospitalisées, dont une en soins intensifs dans un état critique et un adolescent de 14 ans dans un état stabilisé. Un chien est mort. Un bâtiment administratif, un magasin, huit foyers et une voiture ont été endommagés. Yuriy Lysenko, le maire de ce bourg de 3,800 habitants, situé à 15 kilomètres au nord de Soumy, a déclaré à la chaîne TV locale Suspilne que la mairie et sept bâtiments du bourg avaient également été touchés.

Saison des récoltes. Photo : Maryna Kumeda

45 000 personnes, dont 5 000 enfants, doivent être évacués de la région de Soumy, selon le ministère de l’Intérieur, qui a sélectionné des volontaires de la police nationale et du service d’urgence de l’État pour le faire. A l’été 2023, une zone de 5 kilomètres de diamètre avait été annoncée pour l’évacuation, élargie à 10 kilomètres en mai 2024. L’incursion ukrainienne en Russie avait pour argument de sécuriser la zone frontalière régulièrement attaquée.

Mais même la proximité des combats intenses et des attaques à répétition n’a pas complètement « gelé » la vie dans la région. Les récoltes de soja se font sans pause le week-end. Le matin, le café d’une chaîne locale est rempli d’amateurs de bons grains torréfiés et de la pâtisserie faite sur place. Un groupe de jeunes rit en se préparant à manger des pizzas devant le bar à cidre Bilyi Nalyv.

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Le rooftop Dakh accueille des jeunes filles faisant des selfies avec vue sur les toits, la coupole de la cathédrale et la rue principale Soborna, entre des assiettes de sushis et un groupe d’hommes quadragénaires buvant une bière accompagnée d’une chicha.

Les changements sont pourtant quotidiens. Le train Krasnopillia-Soumy ne circule plus depuis le 3 septembre pour préserver la vie des employés des chemins de fer et des passagers, et le petit marché de rue où le poisson et la crème fraîche sont vendus à même le sol, alimenté par les trains qui arrivaient en gare de Soumy, s’est rétréci. Les véhicules des militaires, qui peuvent servir d’indication pour les frappes russes ou encore se faire prendre pour cibles d’incendies intentionnels par des saboteurs recrutés contre quelques centaines de dollars, ont disparu des rues de la ville. Le 4 septembre, le Conseil de défense a décidé d’ajouter Hloukhiv, Esman et Svesa, dans le district de Chostka, ainsi que Manukhivka et Ivanivka, dans le district de Konotop, à la liste des communes à évacuer.

Les routes alentours sont traversées de voitures militaires roulant à vive allure. Le réseau des tranchées, des bunkers et des fortifications, les dents de dragon sont encore plus visibles et les points de contrôle animés autour de la ville. Un char couvert d’un filet anti-drone tracte un véhicule tout-terrain abîmé vers la lisière de la forêt. Mais les soldats ne semblent pas tendus au poste de contrôle.

Teremok abandonné et le clocher rénové. Photo: Maryna Kumeda

A Stare selo [Village vieux – ndlr], dénommé Chervone selo [Village rouge – ndlr] jusqu’en 2016, un supermarché flambant neuf a ouvert ses portes, à proximité de quelques autres épiceries.

Au village, on raconte le quotidien de la région, la maire du village voisin, Nizy, qui a acquis une Tesla qui vaut bien 40 000 euros, et qui ne s’en cache pas. Nizy, était apprécié par Piotr Tchaïkovski, en son temps. Il y a passé quelques étés chez son ami intime (et amant) et s’est inspiré des motifs traditionnels locaux collectés dans la région pour sa création musicale.

Stare selo est fier de Teremok, le plus ancien manoir de la région, érigé en 1753 par le colonel Kondratiev, descendant du fondateur de la ville de Soumy, Gerasim Kondratiev. Celui-ci a initié au XVIIe siècle l’arrivée et l’installation, depuis la rive droite du Dnipro, des cosaques suite à leur défaite de l’armée de la république des Deux Nations (Pologne et Lituanie) et les répressions qui s’en sont suivies.

Teremok, en 1919 (source Wikipédia)

Près du bâtiment, l’église Saint-Nicolas, érigée à la même époque, détruite par le pouvoir soviétique, dont le clocher a été restauré sans trop respecter le style de l’époque lors de la présidence de Viktor Iouchtchenko, [2005-2010, ndlr], originaire de cette région. Derrière, le palais néogothique Zboromirski, construit au début XIXe siècle, qui accueillait jadis une école, a été délaissé dans les années 1980 quand une nouvelle école a été construite en face, et tombe aujourd’hui en ruines.

Tous attendent la fin de la guerre pour les travaux de restauration et les nouveaux projets, à 30 kilomètres de la frontière avec la Russie.