Dmytro Krapyvenko ancien rédacteur en chef de The Ukrainan Week, militaire

L’armée ukrainienne, miroir de la sociologie

Société
10 avril 2023, 16:33

L’armée n’est pas un milieu très intellectuel. Il y a beaucoup de plaisanteries à ce sujet, y compris dans les pays occidentaux. Mais en même temps, c’est un endroit idéal pour étudier les attitudes dans différents segments de la société, car un professeur agrégé, un conducteur de tracteur et un informaticien peuvent facilement se retrouver dans la même tranchée. Dans quel autre endroit se rencontreraient-ils ? Certes, la trie professionnelle rigoureuse devrait emmener le premier dans un quartier général, le second dans une unité de chars et le troisième dans une brigade de reconnaissance aérienne. Mais la carrière militaire en temps de guerre est une loterie.

Dans mon milieu social de Kyiv, on parle souvent de la post-vérité, la lutte contre les faux, l’intelligence artificielle, les crypto-monnaies, l’économie post-industrielle, la crise migratoire, le post-colonialisme et la politique de la mémoire historique. Je ne sais pas ce qu’il en est d’autres unités, mais dans les brigades mécanisées, la composition des unités ressemble à une « armée d’ouvriers et de paysans ». Il n’y a pas de pièges ni de magouilles, c’est dicté par la démographie. Il est clair que dans un tel cercle, les sujets mentionnés ci-dessus ne sont pas d’actualité. Certes, il m’arrive de fumer en silence ou de « fixer des yeux mon téléphone » quand mes voisins parlent de charrue, de semoir, de réparation de moteur ou d’abattage, mais parfois ils m’écoutent. Quand je vois que les gens sont intéressés par mes connaissances, l’essentiel est de choisir les bons mots et les bonnes catégories. Après tout, je ne m’adresse pas à des étudiants de l’Université Catholique.

J’ai remarqué une tendance intéressante : les garçons (il n’y a pratiquement pas de filles dans mon unité) des villages et des petites villes sont plus ouverts que les natifs peu éduqués des grandes villes. Les villageois respectent toujours l’enseignement supérieur, de sorte qu’une personne diplômée d’une université de la capitale a de l’autorité à leurs yeux. Ils ne sont pas de très bons utilisateurs de gadgets et préfèrent donc la télévision ou la presse écrite locale pour s’informer. En général, la prudence et la modération des paysans expliquent qu’ils apprennent et consomment l’information avec précaution.

« J’ai lu cela sur Internet, c’est donc un faux ? », me demandent parfois mes camarades. Le mot anglais est depuis longtemps d’usage courant. Je procède à une vérification des faits et j’argumente sur la véracité de l’information. Ils m’écoutent, c’est bien. Les gars de Kyiv, de Kryvyi Rih ou d’Odessa, c’est une tout autre histoire. Ils sont plongés dans le Télégram et le Tiktok, où ils ont des paramètres à leur goût : certains aiment les « complots », d’autres les acclamations patriotiques, tant que l’information correspond à leur état émotionnel et à leur vision du monde. C’est de ce public que j’ai entendu les théories de conspiration les plus folles, c’est eux qui sont convaincus que « l’argent décide de tout » et que notre guerre est aussi une affaire de super-profits. Il est presque impossible de casser ce mur. Un tel interlocuteur dispose d’un argument solide à côté du gadget – un oncle ou une tante à la Verkhovna Rada, un chef d’entreprise ou un voisin à la datcha qui sait exactement ce qui se passe réellement. Et les mots du journaliste professionnel ne signifient absolument rien pour eux.

Un jour, lors de la formation du bataillon, alors que nous commencions à nous connaître, je lisais le livre d’Alain Bezanson La Sainte Russie. Un de mes compagnons d’armes, originaire d’une petite ville de la région de Zhytomyr, a regardé la couverture avec méfiance et m’a demandé : « Tu sais que la Rus, ou la Ruthènie, c’est nous, n’est-ce pas ? Les Moscovites nous ont volé ce nom ». Nous avons alors eu une conversation sur l’histoire, qui ne fût pas très longue, mais qui eut du sens. Cet incident m’a prouvé que les nombreuses années de travail des médias, du secteur public et des politiciens dans la lutte pour la mémoire historique n’étaient pas vaines, puisque les gars de Baranivka ont acquis des connaissances de la sphère humanitaire.

Mes observations peuvent être qualifiées d’amateurisme ou d’illusions folkloriques. Mais il y a aussi la sociologie : selon un sondage de l’Institut de Sociologie de Kyiv, 71 % des Ukrainiens ont une attitude positive à l’égard de l’hetman Pavlo Skoropadsky qui a tenté de construire l’Ukraine indépendante il y a 100 ans, et seulement 16 % ne savent pas qui il est. Je suis sûr qu’il y a 5-10-15 ans, le nombre de ces derniers était incomparablement plus élevé.

Dans nos milieux intellectuels, on plaisante souvent sur le fait que « notre peuple » est crédule et non moderne. Le problème de ces évaluations snobs est qu’un journaliste ou un activiste de Kyiv, sirotant un smoothie dans un café, parle d’une image généralisée composée de souvenirs fragmentaires du village de sa grand-mère et de bouts de phrases entendues au marché ou dans les transports. J’ai perdu cette arrogance d’avant-guerre en visitant le Smart Space dans le village de Kozelshchyna à Poltava : sur le site d’une bibliothèque désaffectée, tout un pôle de vie culturelle a vu le jour. Il suffit de lui donner un coup de pouce !

Et pendant la guerre, en discutant avec les habitants des zones rurales, j’ai été à nouveau convaincue qu’ils ont une demande de connaissances et un désir de « se perfectionner », surtout lorsqu’il s’agit d’élever des enfants. Ils ne parlent pas du sens d’affaires de leur fils ou du talent culinaire de leur fille : les parents veulent les voir réussir. « Ma femme a décidé de constituer une bibliothèque familiale, elle achète des livres », m’a dit l’autre jour un camarade de combat qui a grandi dans un village près de Zhytomyr, avant d’ajouter rêveusement : « Et nous voulons aussi aller voir un spectacle dans un théâtre de Kyiv ».

La nouvelle ère des Lumières, dont nous parlons en Ukraine, est en train de se mettre en place et de porter ses fruits. Cependant, il est trop tôt pour se reposer sur ses lauriers. Pour ma part, je n’ai aucune vision sur la manière de sortir des griffes du pseudo-savoir de tous ces complotistes qui vivent dans les grandes villes mais méprisent la culture et l’éducation, même s’ils y ont accès illimité.