Les sanctuaires qui protègent Kyiv

Culture
29 mai 2025, 16:33

Pourquoi les églises kiéviennes restent-elles très fréquentées en temps de guerre ? Comment l’héritage spirituel de la ville soutient-il ses habitants dans les moments les plus sombres ? Notre correspondante s’est entretenue avec les habitants de la capitale en visitant plusieurs églises.

À Kyiv, les églises ne sont pas seulement des monuments historiques, mais quelque chose de bien plus important. Ce sont des lieux de force, de prière, de silence, selon les personnes qui franchissent leurs portes. Dans le tumulte quotidien de la capitale, elles restent des oasis de paix et de réconfort même pour ceux qui ne sont pas croyants.

« L’église est le seul endroit où je ne ressens aucune anxiété », explique Anna, une enseignante de 49 ans que nous avons rencontrée près du monastère Saint-Michel. Ses mots reflètent l’opinion de nombreuses personnes qui, aujourd’hui, trouvent dans les églises non seulement un sens strictement religieux, mais aussi un simple refuge. Ils ne viennent pas nécessairement pour prier, mais pour trouver le silence. La lumière. Un dialogue intérieur.

Photo : The Ukrainian Week

« Je pense que beaucoup de gens y trouvent simplement la paix intérieure. Je fais partie de ces gens. Je suis apaisée par l’ambiance qui y règne, par la foi absolue des personnes qui viennent prier et par la beauté envoûtante du lieu. On peut dire que cet endroit est en quelque sorte propice à la méditation », confie Alexandra, une étudiante de 19 ans.

Sainte-Sophie, perle de l’architecture mondiale, protégé par l’UNESCO

Alors que la ville s’éveille après les bombardements qui sont devenus réguliers, nous marchons vers la place Sainte-Sophie. On s’approche à la cathédrale Sainte-Sophie, l’un des sanctuaires les plus importants d’Europe de l’Est. Construite selon les plans du prince Volodymyr le Grand au XIe siècle, elle se dresse au milieu de la place.

L’atmosphère dans le quartier de Sainte-Sophie est particulière : des peintres se sont installés sur l’herbe parfaitement tondue ; un groupe de visiteurs passe ; et tout autour, bien sûr, se trouvent les châtaigniers, le symbole de Kyiv qui figure sur les armoiries de la capitale. Les arbres s’étendent sur tout le territoire du monastère et dévoilent leurs grappes de fleurs blanches.

Photo : The Ukrainian Week

À l’intérieur de la cathédrale, la pénombre est percée par les rayons de lumière qui pénètrent par les fenêtres étroites. Dès les premiers pas, on ressent une paix infinie et une bénédiction qui enveloppe les visiteurs. Une fine odeur d’encens flotte dans la pièce, comme la trace d’une prière invisible.

Au-dessus des Portes royales de la cathédrale Sainte-Sophie se trouve une mosaïque majestueuse de six mètres représentant l’Oranta, la Vierge protectrice, les mains levées en prière. Son image est conservée ici depuis l’époque de Yaroslav le Sage.

Photo : Sophia Yarova

« Oranta, en latin, signifie « celle qui prie ». Depuis près d’un millénaire, la vierge de Sainte-Sophie lève les mains vers le Seigneur et bénit notre Ukraine pour la paix. Cette image n’a jamais été endommagée ni détruite. Malgré toutes les guerres et les épreuves, les mains d’Oranta ne se sont jamais baissées », explique Nelia Koukovalska, directrice générale du réserve nationale « Sainte-Sophie de Kyiv.

« Il est intéressant de noter que les maîtres byzantins ont construit le temple de telle sorte que, lorsque le soleil se lève, ses rayons passent à travers les fenêtres, se reflètent sur une pierre spéciale et illuminent l’image de l’Oranta. La pierre elle-même n’a pas été conservée, mais la dalle où elle était encastrée est toujours là », précise-t-elle.

Mosaïque « L’Eucharistie » dans la cathédrale Sainte-Sophie. XIe siècle

La cathédrale Saint-Michel, symbole des irréductibles

En face de de Sainte-Sophie se trouve le monastère Saint-Michel-sur-le-Dôme-d’Or. Majestueux et bleu, il se confond avec le ciel, donnant l’impression de se dresser directement sur un nuage.

Le monastère est un symbole de résurrection et d’espoir, et voici pourquoi. Construit au XIe siècle, il a traversé des siècles tumultueux marqués par des guerres incessantes, mais a été détruit dans les années 1930 par les soviétiques, qui prévoyaient d’y construire un centre administratif. Malgré les tentatives d’historiens de l’art tels que Mykola Makarenko pour préserver ce lieu sacré, la majeure partie de la cathédrale et du clocher ont été démolis. Seules quelques mosaïques et fresques uniques ont pu être sauvées et transférées dans des musées de Moscou et de Leningrad, et une partie à la cathédrale Sainte-Sophie.

Photo : The Ukrainian Week

L’Ukraine indépendante a réussi à reconstruire la cathédrale Saint-Michel-Sur-le-Dôme selon les plans d’origine, à l’identique. Pendant le Maïdan, en 2013-2014, elle a pris un nouveau sens, devenant le symbole de la résistance. C’est ici que les étudiants ont trouvé refuge dans la nuit du 1er décembre 2013, lorsque la police, sur ordre des autorités de l’époque, a décidé de disperser le campement. Les blessés et les victimes des tirs du Maïdan ont été transportés ici en février, et le temple s’est transformé pendant un certain temps en hôpital de campagne.

Aujourd’hui, le monastère reste non seulement un centre spirituel, mais aussi un lieu d’accueil, de soutien et de service aux personnes. Malgré l’absence quasi totale de lumière naturelle, il règne une ambiance très chaleureuse. Elle est créée par la lumière vacillante d’une multitude de petites bougies disséminées dans tous les coins de la nef. Leurs flammes dissipent l’obscurité et confèrent à l’espace une certaine intimité. La fraîcheur qui se dégage des murs peints enveloppe le corps d’une agréable fraîcheur, si plaisant en ce période de l’année.

« Depuis la Révolution de la Dignité, notre slogan est « L’Église est toujours avec le peuple », donc l’Église répond autant que possible aux besoins des gens. Par exemple, lorsqu’il a fallu protéger les étudiants, le monastère Saint-Michel a ouvert ses portes et a accueilli tous ceux qui avaient besoin d’aide. Le monastère a fermé ses portes aux Berkout, les gardes mobiles, et a ainsi sauvé la vie de nombreuses personnes. Car la vie humaine est le bien le plus précieux que Dieu nous ait donné, et il faut la préserver », a déclaré l’archevêque d’Odessa et de Balta, Afanasy, lors d’un entretien avec un correspondant de Tyzhden. « L’Église s’occupe de diverses aides sociales et projets. Ici, sur le territoire du monastère, il existe une organisation appelée « Eleos-Ukraine », qui dispose de nombreuses subventions et aide les personnes dans le besoin, les personnes déplacées à l’intérieur du pays, etc. En d’autres termes, aujourd’hui, c’est l’Église qui va vers le peuple, et non le peuple qui va vers l’Église », a-t-il ajouté.

Photo : Sophia Yarova

Le retour des catholiques

Non loin de la rue principale de Kyiv, Khreshchtchatik, parmi les bâtiments de tous styles architecturales mélangé , se cache la paroisse Saint-Alexandre. Cette église catholique romaine, construite dans le style néoclassique, se distingue par son élégance retenue. Érigée grâce aux fonds de la noblesse polonaise et consacrée en 1842, elle fut longtemps le seul grand sanctuaire catholique de la capitale.

À l’intérieur règne un calme presque méditatif. La lumière qui pénètre à travers les vitraux se répand en taches multicolores sur les murs, créant un jeu fantasque d’ombres. C’est un endroit où l’on peut trouver un moment de tranquillité et se plonger dans ses pensées au cœur même de la ville bruyante.

Photo : Sophia Yarova

Comme beaucoup d’autres lieux sacrés, l’église Saint-Alexandre a traversé des moments difficiles. Dans les années 1930, elle a été fermée, son recteur a été fusillé et le bâtiment a été transformé en foyer, puis en planétarium et en Maison de l’athéisme. Cependant, grâce aux efforts de la communauté catholique de la capitale, qui organisait des messes dominicales sur les marches de l’église, le sanctuaire a été rendu aux fidèles en 1991. Cette église est un véritable témoignage de foi et de persévérance, renaissant après des décennies d’oubli. Il a même accueilli le pape Jean-Paul II en 2001. Beau symbole pour les pratiquants, mais aussi pour chaque Ukrainien qui a besoin de croire qu’après une page noire de l’histoire la lumière revient.

L’église Saint-André et son secret bien caché

C’est le moment idéal pour se promener dans le parc Volodymyrsky et profiter pleinement de la floraison des châtaigniers et du parfum de l’acacia. Ces sentiers, entourés de tous côtés par des branches d’arbres qui offrent une fraîcheur bienvenue sous le soleil brûlant de mai, nous mèneront à la descente Andriivsky. Et là, on retrouve la majestueuse l’église Saint-André, qui domine le quartier de Podil.

Photo : The Ukrainian Week

L’église honore la mémoire du saint apôtre André, connu comme l’un des premiers disciples de Jésus-Christ, premier évangélisateur du christianisme en Ukraine. Construite selon les plans du célèbre architecte Bartolomeo Rastrelli, elle est un bel exemple du style baroque. Ses formes élégantes et ses coupoles bleues dorées s’intègrent harmonieusement dans le paysage, faisant un clin d’œil aux couleurs nationales de l’Ukraine.

Cette église n’a pas de clocher, car selon le projet de Rastrelli, sa cloche aurait pu compromettre la stabilité du bâtiment situé sur une pente. Ce choix architectural ne fait que souligner sa légèreté et son raffinement. Et les escaliers entre l’Allée des Artistes, la colline Volodymyrsky et l’église Saint-André, ajouté à l’ensemble architectural en 2019, semblent mener directement au ciel, invitant à s’élever plus haut et à contempler Kyiv à vol d’oiseau.

Selon les scientifiques et les chercheurs en architecture, c’est dans l’église Saint-André que se trouve le seul iconostase baroque au monde créé par l’architecte Rastrelli. L’intérieur du temple est décoré de 69 icônes du XVIIIe siècle. Lors de la récente restauration de l’icône principale du temple, les experts en art ont remarqué une certaine ressemblance entre le mystérieux cavalier et Taras Chevchenko, grand poète national ukrainien.

« Au moment où le tableau a été peint, Chevchenko avait été arrêté et, en signe de solidarité, un ami l’a immortalisé sous les traits d’un cavalier. Le tableau a été peint à Paris, lorsque l’artiste était étudiant à l’Académie des Beaux-Arts », raconte Nelia Koukovalska, directrice du site national « Sainte-Sophie de Kyiv ».

Le mémoire incarné

Nous terminons notre promenade spirituelle dans le quartier Podil, près de l’église orthodoxe de la Nativité de Jésus-Christ, qui appartient à l’Église orthodoxe ukrainienne. Ce lieu revêt une importance particulière pour les Ukrainiens, car c’est ici que se trouvait, en mai 1861, le cercueil contenant la dépouille de Taras Chevchenko, lors de son transfert à Kaniv. C’est pourquoi les habitants l’ont souvent appelée « l’église de Chevchenko ».

En 1936, cette église a également été détruite sur ordre du gouvernement communiste. Elle a été démolie et ses objets de valeur ont été confisqués. Cependant, grâce aux efforts de la communauté des fidèles, elle a été reconstruite entre 2002 et 2005, retrouvant ainsi sa grandeur. Aujourd’hui, outre les offices religieux habituels, elle accueille une messe en mémoire du grand poète lors des fêtes qui lui sont consacrées.

Photo : Sophia Yarova

À l’intérieur, le temple est assez compact. Son intérieur impressionne par son luxe et sa splendeur, en particulier l’iconostase. Il est en bois, décoré de sculptures et recouvert d’or, ce qui crée un effet lumineux. Au centre, un lustre somptueux à plusieurs niveaux suspendu à la voûte diffuse une lumière douce et chaude dans tout l’espace du temple.

Saint-Sophie, Saint-Michel, Saint-André, Saint-Alexandre, l’église de la Nativité du Christ : chacune de ces églises porte en elle une partie de l’âme de Kyiv. Elles sont comme les gardiennes silencieuses du temps, qui ont vu les guerres et la renaissance, la destruction et le salut, l’indifférence et la foi. À travers eux, la ville parle à tous ceux qui savent écouter. Et tant qu’ils sont là, Kyiv est là. Car la spiritualité n’est pas seulement une question de foi, c’est le fondement sur lequel tout le reste repose. L’histoire de la ville ressort par ses fresques, ses mosaïques, l’odeur de l’encens et les prières silencieuses qui résonnent à travers les siècles. Mais surtout, la longue histoire de la ville se manifeste par la mémoire de ses habitants, qui ne laissent pas détruire ni leur culture, ni leur identité.