Le recentrage de l’économie dans une perspective militaire permet à Moscou de démontrer sa croissance économique. Pourquoi cette orientation est-elle dangereuse ?
La Russie est-elle réellement invulnérable?
Pendant les premières semaines de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, les États occidentaux ont imposé des mécanismes de sanctions pour mettre l’agresseur à genoux. Les plus efficaces devaient être les mesures financières: le blocage des réserves russes et la déconnexion du système de transferts bancaires internationaux SWIFT.
Pourtant, l’économie russe, malgré les déclarations prématurées d’un certain nombre d’experts, est loin de la catastrophe promise. En 2022, l’agresseur a perdu 1,2 % de son PIB et à la fin de 2023, ce dernier augmentera de 3,6 %. Et le Fonds monétaire international prévoit une croissance du PIB de la Russie de 2,6 % pour 2024.
Ces indicateurs de la situation économique sont un véritable cadeau pour la propagande de Moscou. Le président Poutine a déclaré à plusieurs reprises que la stabilité du rouble et la croissance du PIB étaient des signaux incontestables de l’invulnérabilité de la Russie face aux « objectifs malveillants » de l’Occident. La question se pose également à cause des prédications optimistes du FMI: les sanctions ont-elles vraiment échoué et Moscou a-t-elle trompé le monde entier?
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En réalité, dans les deux cas, nous pouvons répondre prudemment par la négative. Il est impossible de traiter les statistiques de la Russie en matière de croissance du produit intérieur brut comme pour le reste du monde. Selon l’une des méthodes de calcul, il s’agit de la somme de toutes les dépenses finales des agents économiques au cours d’une période donnée.
A partir de 2022, Moscou augmente radicalement les dépenses budgétaires, tout d’abord pour financer la guerre contre l’Ukraine. Selon l’Institut de recherche des économies en transition de la Banque de Finlande, en 2023, 60 % de la croissance de l’activité industrielle de la Russie étaient liés aux secteurs industriels militaires. Au total, les dépenses militaires tripleront en 2024 par rapport à 2021. Il s’agit d’une augmentation à 120 milliards de dollars, ou 28 % des dépenses budgétaires totales.
Tout pour la guerre
Dans le même temps, d’autres secteurs de l’économie supposée « normale » ou « pacifique » enregistrent de graves problèmes. Par exemple, la production automobile a diminué d’un tiers par rapport aux niveaux d’avant-guerre. En 2022, les secteurs de l’éducation, des sciences et de la haute technologie sont revenus aux chiffres de 2011. L’économie russe est actuellement dans une réorganisation structurelle, la « transition militaire ». Cependant, malgré l’augmentation des investissements dans la défense, d’autres secteurs restent au même niveau de financement. En conséquence, de plus en plus de rapports en provenance des régions russes font état de pénuries alimentaires, de problèmes d’infrastructures urbaines, de manque de pièces détachées, etc.
Il est difficile de savoir si la Russie est vraiment en mesure de financer l’augmentation des dépenses militaires annoncée pour 2024-2026. Selon les documents officiels, les finances proviennent de la croissance des revenus du secteur de l’énergie. Mais il est difficile de prévoir comment le pétrole russe sous sanctions sera encore vendu sur le marché mondial et à quel prix.
Le manque de personnel qualifié et l’accès limité aux marchés des composants de haute technologie constituent également un problème. Les sanctions ont limité l’accès de la Russie aux marchés technologiques, Moscou est donc contrainte d’acheter des produits de substitution de faible qualité à des prix élevés. L’occupant est encore capable de maintenir un cycle de production militaire, mais les dépenses ne cessent d’augmenter.
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On ne peut donc pas dire que les sanctions ont échoué. La réorientation des ressources vers les besoins militaires voile les problèmes dans d’autres secteurs. Cependant, il faut reconnaître que Moscou fait tout pour mobiliser autant de ressources que possible, en tirant le maximum de l’économie. Pas étonnant que le Financial Times ait rapporté que les financiers russes s’intéressaient à l’expérience de Hjalmar Schacht, ancien président de la Reichsbank, qui a collaboré avec le IIIe Reich.
Des leçons pour le monde entier
Les démarches du gouvernement russe devraient servir de leçon à l’Ukraine et à l’ensemble du monde occidental. Le contrôle des mouvements de capitaux, l’économie planifiée, l’augmentation de la dette, la mobilisation des ressources sont des mesures typiques des régimes dictatoriaux, mais dans le cas de la Russie, ils sont devenues un outil incontournable de lutte contre l’Occident, bien plus puissant. Il ne fait aucun doute que les mécanismes du marché n’ont pas d’alternative dans le contexte de l’efficacité de l’allocation des ressources, de sorte qu’à long terme, Moscou est condamnée à subir les conséquences d’une structure économique malsaine. Cependant, pour l’instant, elle est en train d’atteindre ses objectifs.
L’Ukraine doit tirer les leçons de l’expérience de l’ennemi au cas où l’Occident cesserait de lui fournir une aide militaire et financière. En ce moment, Kyiv tente de poursuivre le fonctionnement normal de l’économie nationale, car elle peut compter sur des financements étrangers pour compenser le déficit budgétaire. L’arrêt de ce flux signifierait que l’Ukraine serait obligée de compter sur ses propres ressources, à l’instar de ce que fait actuellement Moscou.