La récente intervention de l’ancien chef de la diplomatie américaine Henry Kissinger, 99 ans, devant le Forum économique mondial à Davos, en Suisse, a révélé un scoop: le cador de la realpolitik américaine a plaidé pour l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan! Mais un sujet tout aussi important reste négligé. Dans le même temps, Kissinger a appelé à tout faire pour éviter «l’effondrement de la Russie car cela suggère un conflit interne » et provoquerait une intervention extérieure sur ce territoire.
La nature de la crainte de l’ancien secrétaire d’État est plus facile à comprendre, si vous vous rappelez de ses livres et ses articles. Une grande partie de sa carrière a été consacrée à l’étude de l’ordre mondial. C’était probablement pour éviter une répétition de ce qu’il a survécu à sa jeunesse. Le garçon juif a dû fuir son Allemagne natale à la veille de la Seconde Guerre mondiale, afin de rester en vie. Plus tard, alors qu’il étudiait les sciences politiques à Harvard, il a essayé de construire un système parfait, avec lequel les diplomates pourraient maintenir l’ordre dans le monde en équilibrant la peur, la coopération et la défense.
Dans son article, le rédacteur en chef du magazine Time, Walter Isaacson, cite la thèse de Kissinger, où il dit: « Le problème le plus fondamental de la politique n’est pas la maîtrise du mal, mais la limitation de la droiture. » C’est l’essence même du fameux réalisme de Kissinger. Il n’est pas surprenant que celui-ci pense encore qu’en forçant la Russie à entrer dans le « système », il sera possible de la garder « sous contrôle » et donc de ne pas avoir à faire face aux conséquences du « conflit interne » dans l’ancienne Fédération de Russie, ou à l’expansion de la Chine vers le nord, par exemple. Le problème est qu’après le 24 février, il ne s’agit plus de réalisme, mais de quelque chose de tout à fait contraire.
Les pièces d’un puzzle qui ne s’emboîtent pas
Le débat sur l’avenir de la Russie, de l’Ukraine et du continent comporte désormais deux aspects: moral et pragmatique (ou réaliste). Dans le premier cas, la position sur la question est sans équivoque: il y a une distinction nette entre l’agresseur et la victime. Des personnages, comme le « néo-réaliste » John Mersheimer, tentent toujours de trouver des excuses à la Russie, mais ces tentatives sont comiques. Le puzzle du système de relations internationales auquel Kissinger et ses collègues, aux vues similaires aimeraient s’accrocher, ne s’emboîte plus. La raison en est évidente : la Russie ne veut pas y prendre sa place. Plus encore, la rhétorique et les actions de Moscou visent à détruire le « système » et à étendre le chaos. Pour ceux qui connaissent au moins superficiellement l’histoire de la Russie, ce n’est pas une surprise. Les périodes d’interactions plus ou moins constructives entre la Russie et le monde occidental (et pas seulement) ont été l’exception, et non pas la règle. Dans ce sens, Poutine est une figure typique de l’histoire russe.
Accepter cette réalité nous conduit au raisonnement suivant. Il est clair que les démocraties doivent repenser les fonctions de l’ONU et de nombreuses autres institutions dont nous avons héritées de l’ère précédente. La question est de savoir pour quelles fonctions les nouvelles organisations, alliances et traités doivent être créés ou reconfigurés. Il y a deux façons de procéder. La première, la plus kissingerienne, est que le « système » devrait attendre que Moscou « s’essouffle » et que la Russie revienne à une manière constructive de coexister avec le monde euro-atlantique. La seconde voie s’inspire de l’idée que si la Russie ne s’intègre pas dans le puzzle dans son ensemble, elle peut y être placée par morceaux. Il va sans dire qu’une telle stratégie nécessiterait une approche complètement différente de la réforme.
Les avantages du second scénario par rapport au premier ne sont actuellement évidents que pour un petit nombre d’États qui « traitent » depuis longtemps avec la Russie. Toutefois, le fait que Kissinger mentionne au moins ce scénario indique qu’il est pris en compte aux États-Unis, même s’il n’est pas considéré comme optimal. La tâche de Kyiv consiste donc non seulement à prouver l’échec moral de l’impérialisme russe, mais aussi à faire comprendre à ses partenaires à Washington qu’une solution radicale au problème russe est la plus réaliste. Et qu’espérer que les défaites militaires et le poids des sanctions obligeront tôt ou tard Moscou à reconsidérer sa position est un moyen d’accroître les risques et, en fin de compte, les dépenses de sécurité et de défense.
Le grand tableau de bord eurasien
La bifurcation entre la première et la deuxième façon de résoudre le problème russe correspond à la ligne de front de la guerre russo-ukrainienne. Il est vrai que le soutien de l’Ukraine n’est pas bon marché pour les alliés. C’est peut-être la raison pour laquelle la loi « prêt-bail » signée par Joe Biden en mai 2022 n’a pas encore été mise en œuvre. Les armes que l’Ukraine reçoit dans le cadre du format Ramstein sont retardées en raison d’obstacles bureaucratiques et politiques, mais nous n’aurons pas à les payer. Une autre option, c’est que le mécanisme de « Lend-Lease » fonctionnerait beaucoup plus rapidement, mais le volume des livraisons d’armes américaines dépendra directement des capacités financières de l’Ukraine. Il est possible de faire toutes sortes d’hypothèses. Par exemple, que Kyiv n’a pas réussi à convaincre Washington de sa fiabilité (comme si la Maison Blanche se faisait des illusions à ce sujet). Ou que les alliés renforcent délibérément notre potentiel militaire à un rythme qui ne nous permettra pas de perdre, mais qui ne nous permettra pas non plus d’infliger à l’ennemi une défaite soudaine et écrasante, qui provoquera soit une déstabilisation incontrôlée du gouvernement à Moscou, soit une poussée de revanchisme russe qui enterrera définitivement les rêves de Kissinger. Cependant, chacune des théories ci-dessus est basée sur des hypothèses et des conjectures plutôt que sur des faits.
Sur le plan économique, la guerre russo-ukrainienne n’est pas seulement un obstacle mais aussi un booster de croissance pour les alliés. Par exemple, Defense News, évoquant une étude de la Fondation pour la défense des démocraties écrit, que le remplacement des équipements militaires transférés à l’Ukraine par les alliés américains de l’Otan pourrait générer jusqu’à 21,7 milliards de dollars de ventes pour l’industrie américaine. En d’autres termes, en réalité, fournir des armes à l’Ukraine et renforcer notre résilience, comme l’a fait remarquer Volodymyr Zelensky lors de son discours au Congrès, « non pas de la charité », mais un investissement dans la sécurité mondiale et dans le développement de l’économie et de l’industrie des alliés. En effet, il ne s’agit pas seulement des États-unis. Le 24 février 2022, le recyclage massif des équipements militaires et des munitions soviétiques a commencé. Les changements tectoniques sur le marché mondial de l’armement ont commencé. Il s’agit d’une tendance à long terme dont les fabricants d’armes européens, notamment en Allemagne et en France, ne peuvent que bien profiter. De plus, le scénario d’une guerre sino-taiwanaise se profile à l’avenir.
La reconstruction de l’Ukraine après la guerre promet également devenir un énorme créneau commercial qui pourrait enrichir de manière inédite ceux qui ont la chance d’y assister. Ce n’est pas pour rien que les entreprises européennes se trouvent déjà à un point de départ bas, anticipant de grandes opportunités et des perspectives alléchantes. En effet, l’Occident n’a pas connu de tels projets depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Toutefois, tous ces calculs n’ont de sens que s’il existe une réponse à la question principale : comment l’Occident envisage-t-il exactement d’endiguer le chaos créé par Moscou ? S’il s’agit d’une stratégie de la contrainte et d’attente, tous les gains économiques risquent d’être annulés tôt ou tard. La guerre peut être rentable, mais seulement pour ceux qui produisent des armes pour les autres. Lorsque l’Europe sera contrainte de participer directement à une confrontation armée avec la Russie, l’horloge commencera à tourner rapidement dans la direction opposée. Ou lorsque l’indécision occidentale sur la question russe incitera finalement la Chine à s’engager dans une agression contre Taïwan et que les États-Unis devront participer à la guerre d’une manière ou d’autre. Il est presque évident qu’une Russie marginalisée, autoritaire et militariste deviendra tôt ou tard un appendice de la Chine en matière de ressources, ce qui va enflammer les ambitions politiques de Pékin. Cela est presque un fait accompli.
Il en est de même pour la reconstruction de l’Ukraine. Il ne sert à rien d’investir dans la reconstruction de Bakhmout ou de Soledar si, dans un an, deux ou dix ans, ils redeviennent un champ de bataille. En fin de compte, il ne s’agit seulement des fonds des entreprises, mais aussi de l’argent des contribuables. Il est vrai que la géopolitique n’est pas toujours question d’argent, mais les mauvaises (et bonnes) décisions politiques ont toujours des conséquences économiques.
Au lieu d’une conclusion
Ainsi, le monde, bien que n’étant pas dépourvu de certaines lignes directrices morales, est fondamentalement très pragmatique, voire cynique. Le problème est que les conclusions sur la faisabilité pratique de certaines actions sont basées sur de fausses prémisses. Le calcul des prestations sur la base de données incorrectes entraîne dans la plupart des cas des pertes. Et désormais, le plus grand problème de l’Occident est la réticence à reconnaître que la voie du «réalisme» et du «pragmatisme» choisie par la génération précédente d’élites politiques ne mène plus à la stabilité, à l’ordre et à la croissance durable souhaités. Il fut un temps où c’était vraiment le cas. Mais maintenant, ce chemin mène à un pays de poneys roses. Et le fait, que certains cyniques respectables tentent de l’ignorer ne leur rend pas service.
Le monde actuel manque cruellement d’ordre. Toutefois, pour maîtriser le grand chaos qui s’annonce, les dirigeants occidentaux devront aller au-delà de leurs idées établies sur la manière de reconstituer les puzzles géopolitiques. Parfois, cela nécessite des faire recours à une paire de ciseaux, bien que les instructions du fabricant ne le mentionnent pas.