Entre Gogol et Tarantino

Culture
24 octobre 2022, 16:14

La première adaptation ukrainienne de la bande dessinée d’Ihor Baranko, est sortie sur les écrans le 13 octobre dernier.

Le roman graphique du dessinateur de bandes dessinées ukrainien le plus connu, Ihor Baranko vient d’être porté à l’écran par le réalisateur Myroslav Latyk.

La bande dessinée «Maxim Osa» se déroule au XVIIème siècle. Le personnage principal est un cosaque zaporogue (une figure cruciale de l’identité nationale ukrainienne – ndlr). Et c’est une fierté de voir aujourd’hui mis à l’honneur cette identité ancienne.
Le thème du film utilise quelques détails du récit (le rôle du méchant, divers noms, quelques scènes), il ne reprend pas cependant l’essentiel de l’histoire. Plutôt que d’une fiction basée sur la bande dessinée, nous pourrions parler de l’hommage d’un «fan», réinterprétant un roman policier d’Ihor Baranko.

C’est ainsi que la première séquence de la bande dessinée (Ossa buvant sur sa propre tombe) apparaît deux fois dans le film. D’abord par le souvenir d’un cosaque revenant de guerre et découvrant qu’il a déjà été enterré. Puis, quand le héros se retrouve littéralement dans un cercueil et qu’en off le commentaire relate la coutume selon laquelle les cosaques du Sitch enterraient leurs guerriers, lorsqu’ils étaient reconnus coupables d’actes indignes.

À noter que quelques «grands anciens» , acteurs, réalisateurs, encore vivants, du cinéma ukrainien, tels Oleg Primogenov, Bohdan Benyuk et Mykhailo Illenko, jouent les vieux Sichoviks (les cosaques zaporogues – ndlr) à l’ouverture du film, apparaissant à l’écran fugitivement pour ensuite mourir mystérieusement, comme si, symboliquement, les jeunes auteurs prenaient le relais des représentants de l’ancien temps, sans toutefois passer sous silence leur héritage.

Quant au héros, qui n’apparaît que dans un second temps, il s’annonce par une vieille chanson folklorique ukrainienne « Le poisson dansait avec l’écrevisse… ». Ossa la reprendra deux fois, afin que l’on entende bien la référence à l’acteur de « Сertificat perdu » d’Ivan Mykytenko (long-métrage poétique ukrainien, que Nicolas Gogol a inspiré; le film a été tourné en 1972, mais vu dans les salles de cinéma seulement dans les années 1980 – ndlr).

Le film nous plonge d’abord dans le monde grotesque et drolatique, sous l’influence de Gogol: les diables et les sorcières sont bien là, ainsi que le château incendié, le marais sinistre et inquiétant, et Marta aveugle et folle, tandis qu’un redoutable brouillard règne dans la forêt.

Le style flirte avec les lois du postmodernisme; à la fois rejet et dépassement de la modernité, il entraîne la désagrégation des repères, la perte des racines et le trouble de l’identité qui sont portés par le personnage principal.

Les scénaristes mêlent à cela de monstrueuses figures à la façon de Tarentino qu’ils illustrent à foison par des mains coupées, des têtes arrachées, des fontaines de sang, etc. Par leur expression caricaturale, ces épisodes sont plus divertissants qu’impressionnants ou tragiques, ce dont nous devons être reconnaissants à Pavel Avilov, et à son talent de concepteur d’effets spéciaux.

Bien que située en l’an 1636, l’action ne reprend ni les faits ni le décor ni le contexte de l’époque; le registre historique lui-même n’est qu’une toile de fond. Le scénario récupère à la fois les codes de la BD, du fantastique, ceux de l’heroic fantasy, du film d’aventures, du polar, et même du film gore, créant un nouvel univers fantasmatique qui confine à la parodie.

L’absence de cohérence de la narration tient à ce parti-pris où s’entremêlent plusieurs mondes imaginaires, burlesques et tragi-comiques; l’histoire est avant tout prétexte à développer une force onirique.

Quelques mots cependant pour présenter l’intrigue: les cosaques sont chargés par le roi de Pologne de transporter son or à Sitch; attaqués par un cynocéphale (créature à tête de chien figurant dans les légendes égyptiennes et grecques et repris dans l’art médiéval), ils s’en remettent à Maxim Ossa pour le récupérer.

Relevons, en évitant de «spoiler» (c’est-à-dire gâcher un effet de surprise), une amusante notation: l’acteur qui joue la bête chimérique ressemble beaucoup à James McAvoy dans «Split».

Autre curiosité: ce film connaît la situation insolite d’avoir deux bandes annonces (en 2015 et 2022), sa réalisation ayant été interrompue. Au cours des dix ans de tournage discontinu, il a vu évoluer les décors, les acteurs, et même de nombreux évènements. Nous ne verrons probablement jamais la première version, les auteurs ont donc voulu inclure au générique final des extraits de la première bande annonce, en affichant leur humour: «Peu à peu, chacun a oublié les évènements et a entrepris d’en inventer à sa guise».

Ainsi est créé le premier multivers ukrainien, une superposition de l’ensemble des dimensions et réalités parallèles: les cosaques, assis et les pieds sur la table à la manière des cow-boys hollywoodiens, en train de jurer à la façon spécifiquement ukrainienne. Saluons l’apparition d’un film qui, de Gogol à Tarentino, a donné naissance à un nouveau cinéma ukrainien, une nouvelle école qui a oublié la poésie, mais découvre le roman épique et dessine un mouvement authentique avec ses codes et ses symboles.