L’œuvre de réalisateur ukrainien Oleksandr Dovjenko a révélé au monde la poésie du cinéma. Son immense talent a été confronté à des choix éthiques difficiles, dont nous ne connaîtrons jamais les véritables motivations.
Odessa dans les années 1920… Une ville balnéaire ukrainienne où la vie artistique est foisonnante. L’Union pan-ukrainienne de la photographie et du cinéma a vu le jour, une grande usine cinématographique où des dizaines d’artistes et intellectuels ukrainiens travaillent à la création de films. Ils imaginent des idées modernes, élaborent des plans créatifs et les mettent en œuvre. Le cinéma ukrainien est alors en train de naître…
Parmi ces jeunes artistes se trouvait Oleksandr Dovjenko, futur réalisateur célèbre qui réalisa les films Zvenygora, Arsenal, La Terre, et écrivit un certain nombre de romans, de nouvelles et de drames. Il est entré dans l’histoire du cinéma comme un représentant du cinéma poétique.
L’étude des œuvres d’Oleksandr Dovjenko figure dans les programmes des académies cinématographiques du monde entier. Selon le critique et réalisateur Arthur Knight, dans son livre L’art le plus vivant : une histoire panoramique du cinéma, La Terre de Dovjenko a inspiré le réalisateur japonais Teinosuke Kinugasa pour son film La Porte de l’enfer, primé au 7e Festival de Cannes en 1954.
L’affiche de La porte de l’enfer
L’œuvre de Dovjenko a révélé au monde la poésie du cinéma. Qu’entend-on par-là ? Ses films sont un manifeste de l’interaction entre nature et progrès, de la magie de l’existence, une démonstration des beaux et amples plans de la nature (ainsi du verger de pommiers dans La Terre : c’est une sorte de Paradis ukrainien). Les films de cette époque étaient muets : ils ne parlaient pas avec des mots, mais avec des symboles. Comme un drame poétique silencieux. La tâche du spectateur est de suivre les conflits de sentiments des personnages, d’entrer dans les labyrinthes des métaphores du réalisateur.
Le verger de pommiers à La Terre, une sorte de Paradis ukrainien
Le cinéma est un art spécifique, contrairement au théâtre ou à la peinture, car il ne permet pas d’être dans l’instant présent, de ressentir les événements en direct. Les films de Dovjenko (les plus célèbres d’entre eux sont Zvenygora, Arsenal, La Terre) ne perçoivent pas la froideur de l’objectif comme un obstacle mais transmettent sans relâche les sentiments exaltés des héros qui se retrouvent à la frontière entre le passé et l’avenir, la vie et la mort, le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, la vérité et le mensonge. Son film La Terre, qui est notamment devenu célèbre pour la scène où une jeune fille, apprenant la mort de son bien-aimé arrache ses vêtements dans un élan d’émotion et de douleur. Il s’agit de la première scène de « nu » au cinéma dans tout l’espace soviétique. En 1958 La Terre présenté au festival de Bruxelles fut nommé parmi les 12 meilleurs films de tous les temps par les meilleurs experts et critiques de cinéma de l’époque.
Lire aussi: Le cinéma français en Ukraine : réalités et perspectives
Le critique de cinéma britannique Chris Fujiwara dans l’article « Un génie négligé : Oleksandr Dovjenko au MFA » a souligné le caractère avant-gardiste des films du réalisateur, la complexité du montage et son amour infini de l’esthétique, dépeignant le charme et la joie de la nature environnante. Dovjenko pouvait démontrer comme personne d’autre la beauté de tous les êtres vivants.
Un réalisateur respecté ?
Comment l’artiste fut-il honoré dans son pays natal lorsqu’il connut le succès à l’étranger ? Vous auriez pu imaginer des lauriers et un tas de récompenses, mais vous auriez été dans l’erreur. La Terre fut critiqué pour sa condamnation insuffisante des soi-disant « koulaks » (des paysans riches que les autorités soviétiques considéraient comme des ennemis de classe et ordonnaient d’exterminer) et pour son incompréhensibilité pour les masses. Finalement, le film fut interdit sur le territoire de l’Ukraine (à l’époque RSS d’Ukraine), la patrie de Dovjenko. Pour le monde, il est resté longtemps un réalisateur russe.
Olexandre Dovjenko appartenait à une génération qui n’avait pas le droit d’affirmer son identité ukrainienne. Son récit cinématographique L’Ukraine est en feu, dans lequel l’auteur a osé aborder les traumatismes vécus par les Ukrainiens durant la Seconde Guerre mondiale, a été critiqué par la direction du Kremlin pour son soi-disant nationalisme bourgeois. Qui sait, c’est peut-être le respect international pour ses travaux antérieurs qui a motivé l’ostracisation de Dovzhenko à Moscou plutôt que sa mort comme des centaines de ses collèges.
Une image du film L’Ukraine est en feu, réalisé par Yulia Solntseva
Dans ses films et ses textes, l’artiste, peut-être sans s’en rendre compte, a rendu à ses compatriotes ce qui leur avait été volé : leur terre, leur patrimoine ancestral. Il n’a jamais désigné l’Ukraine comme étant la Russie, pas plus qu’il ne s’est qualifié de Russe. Oleksandr Dovzhenko a réalisé des films ukrainiens sur les Ukrainiens.
Le mythe de l’Ukraine
Le mythe de l’Ukraine comme terre riche d’histoires s’est construit dès l’époque baroque. Le film Zvenyhora d’Oleksandr Dovzhenko semble poursuivre la tradition de l’Histoire des Ruthènes, œuvre anonyme, un exemple de la littérature du baroque tardif, célébrant les terres ukrainiennes comme un lieu de vie pour de nombreuses cultures avec lesquelles les Ukrainiens ont un lien viscéral.
L’Ukraine des films de Dovjenko s’étend sur une longue période. Le réalisateur se tourne vers le passé, montre au spectateur une profonde rétrospection archaïque, réfléchit au présent pour voir et prédire l’avenir de l’Ukraine. C’est ce qu’on peut appeler le mythe de l’auteur.
Image tirée de Zvenygora
La synthèse du temps dans les œuvres de Dovzhenko, d’une part, est une caractéristique moderniste avec une destruction complète des canons artistiques sur la notion de temporalité. D’autre part, il s’agit d’un carnaval historique avec les tribus scythes, les opryshky [Nom des participants à l’insurrection ukrainienne en Galicie, en Transcarpatie et en Bucovine en XV-XIX siècles contre la domination des seigneurs polonais ndlr] et ses contemporains. Même en l’absence du droit à la conscience nationale, il a su retranscrire à l’écran l’essence du peuple ukrainien et des injustes privations subies.
« Oleksandre avait un sens aigu de l’appartenance nationale. Il ne se trompait pas dans l’intonation la plus volubile, la modulation la plus subtile, lorsqu’il chantait sa cantate préférée de Chernihiv Kalitska sur le vrai et le faux de sa petite enfance. « Oh non, il n’y a pas de vérité au monde… » chantaient depuis au moins cent ans les passants, assis sur le porche de l’ancienne maison de la famille de Dovjenko » (Mykola Bajan. Œuvres en 4 volumes. Volume 3. Souvenirs).
Modernité et archaïsme
Dans ses Pensées et Mémoires, Mykola Bazhan souligne que Dovjenko percevait le village tel qu’il était – sans idylle romantique et sans négligence. Ceci s’explique par les origines du maitre. Il a grandi dans le petit village ukrainien de Vyunistche (près du village de Sosnytsia, dans la région de Tchernihiv). Il connaissait donc bien le village et sa profondeur, les courants puissants qui bouillonnaient sous la surface. Ses personnages sont confrontés à des choix importants, réfléchissent, désespèrent et cherchent du soutien.
« Zvenygora et La Terre proviennent de là – de ces ravins de Tchernihiv, de la terre irriguée par la sueur des parents, des grands-parents et des arrière-grands-parents, et l’artiste a magistralement ressenti et dépeint tous les signes de cette terre et des gens qui y ont grandi », écrit Mykola Bajan.
Une image du film La Desna enchantée
Ce sont soit des souvenirs sans fin, soit l’appel du sang qui ont empêché Dovjenko de renoncer à son ukrainité. Dans son film La Desna enchantée il soulignait la ronde incessante des souvenirs dans son âme.
Dovjenko était-il un propagandiste ?
Si vous deviez choisir un hashtag définissant l’époque dans laquelle vivait Dovjenko, ce serait #peur. La peur qui forçait les gens à vivre en permanence dans une inquiétante expectative , faisait de ses amis des ennemis. Dans ses Notes intimes l’artiste indiquait : « La réalité est devenue plus terrible que n’importe quelle imagination, même de mauvais goût ». Dovjenko était-il un communiste sincère ? Si oui, quel est le lien avec le mot « peur » ?
La réponse pourrait être que la peur tue les convictions sincères, rend les gens vulnérables à la manipulation et les brise psychologiquement. Là où il y a la peur, il n’y a que l’adaptation et une prudence permanente. Bien sûr, céder à la peur est aussi un choix. Changer de camp est une décision personnelle. Oleksandr Dovjenko était au départ un soldat de la République populaire ukrainienne et participait aux combats contre les bolcheviques en 1918 à l’usine d’Arsenal.
Lire aussi: Mykola Sadovsky : le patriarche du théâtre et maître de l’avant-garde du cinéma ukrainien
Plus tard (en 1928) il réalisa un film du même nom sur ces événements, vu depuis le camp opposé. Pour avoir le droit de condamner un tel choix, il faut s’imaginer soi-même vivre dans un contexte de terreur permanente. Des milliers d’artistes ukrainiens furent torturés et tués par le régime soviétique pendant la période de répression des années 1930. Les personnalités culturelles ukrainiennes vivaient selon le paradigme « survivre ou ne pas survivre ». Dans son Journal, Oleksandr Dovjenko rendait un hommage à Staline, l’organisateur des crimes de masse contre les Ukrainiens : les répressions, le Holodomor et les déportations.
L`affiche d‘Arsenal
« Je regrette de ne pas m’être adressé à Staline. Je ne lui ai pas dit que tout était complètement différent. Et maintenant, que vais-je lui dire, comment vais-je écrire, que puis-je espérer, alors qu’un tel fardeau de batailles internationales pour la création d’un nouveau monde intelligent repose sur ses gigantesques épaules ? » (Olexandr Dovjenko. Le journal intime).
Ces hommages étaient-ils sincères ? Nous ne le saurons jamais avec certitude. Peut-être que Dovjenko lui-même n’aurait pas répondu. Parfois notre âme devient un puits au fond inaccessible. Mais n’oublions pas : la carrière cinématographique et la vie de Dovjenko dépendaient directement des instructions de ses supérieurs.
Le double fond
Les films de Dovjenko ont deux niveaux de lecture. La Terre en tant qu’image, son influence sur la vie des gens, peut être perçue comme un hymne à la nature et à la vitalité. Mais il existe un autre aspect, produit par le « réalisme socialiste ». Le film est devenu un outil de propagande de collectivisation et d’industrialisation. Dans La Terre nous trouvons une glorification de la soi-disant « collectivisation » qui étaient en réalité la mise à mort du village ukrainien, de son potentiel de résistance. La Terre, ainsi que d’autres films emblématiques tels Zvenigora et Arsenal sont-ils propagandistes ? Très probablement oui. Selon les principes du réalisme socialiste, ils devraient proclamer la victoire sur le naturel, l’identique. Le pseudo-collectif tuait le national. Et en même temps, sans ces films, nous n’aurions pas d’histoire du cinéma ukrainien, ni de modèle, ni de tradition.
L`affiche sur la collectivisation
Le Centre Dovjenko
La culture ukrainienne présente Dovjenko comme la figure centrale de sa cinématographie. Le studio de cinéma d’État de Kyiv où des dizaines de films ont été tournés, porte son nom. De même, aujourd’hui, de la plus grande archive cinématographique ukrainienne – le Centre Dovjenko. Ses films ont été restaurés et peuvent désormais être vus avec un accompagnement musical moderne réalisé par le groupe ukrainien DahaBrakha.
Studio de cinéma O.P. Dovjenko
Postscriptum
« Comme j’ai souffert et maudit l’administration, qui a mangé mes nerfs, mon âme, toutes mes forces avec son insignifiance ». Cette citation tirée de l’Autobiographie du réalisateur et écrivain ukrainien Oleksandr Dovjenko peut en dire long sur sa vie et l’évolution de la culture ukrainienne.
La créativité ne peut exister sans liberté. Sans cela l’artiste ressemble à une plante qui se flétrit faute de voir le soleil. Comment vivre et créer sans conditions vitales minimales, quand s’identifier à son propre peuple était un crime, et que tout autour de soi était englouti dans les flammes de la propagande ? C’est toute l’histoire de Dovjenko.