Nadiya Balovsiak Professeur agrégé du Département des communications médiatiques de l'UCU

Comment la Russie construit un rideau de fer numérique

Société
1 mars 2023, 13:34

La Russie ne cesse de renforcer ses moyens de créer un espace numérique distinct, un internet russe souverain qui filtrera les contenus auxquels les citoyens ont accès, sur le modèle chinois.

Ce qui fait l’intérêt d’Internet, c’est qu’il s’agit d’un réseau ouvert et mondial. Mais ces dernières années, la Russie tente de créer un espace numérique limité. L’objectif de l’Internet souverain en Russie est de créer un système de surveillance numérique et de contrôle des actions des citoyens. Il veut surtout limiter l’accès des Russes aux contenus non approuvés par le Kremlin et Roskomnadzor (le Service fédéral de surveillance dans le domaine des communications de Russie).

La loi russe sur l’Internet «souverain» existe depuis quatre ans. Des préparatifs techniques sont en cours en Russie depuis longtemps pour que le «Tcheburnet» (ainsi nommé d’après un célèbre personnage de dessin animé russe, ndlr), comme on appelle aussi la version russe de l’Internet souverain, devienne une réalité. Certains experts n’excluent pas que la Russie suive la voie de la Chine et de l’Iran, et que le gouvernement puisse activer et désactiver l’accès public à Internet.

À partir du 1er février 2023, la loi introduit une responsabilité administrative en Russie en cas de non-respect par les opérateurs de communication des exigences de «fonctionnement stable des installations.» Cela signifie que les opérateurs russes devront non seulement assurer le fonctionnement ininterrompu des réseaux, mais aussi veiller à ce que le support technique et la modernisation, soient effectués uniquement par des structures russes. Cette exigence est, en fait, un pas de plus vers la construction d’un Internet souverain.

L’une des principales tâches de l’Internet souverain est que l’État reçoive le droit de veto sur tout canal de communication, en particulier transfrontalier. Il doit simplifier grandement la possibilité de blocage ponctuel de sites Web individuels et de protocoles entiers.

La préparation technique pour que fonctionne cet Internet souverain se poursuit encore aujourd’hui. Début janvier, Roselektronika a promis de lancer son propre Internet par satellite russe.

Roskomnadzor a beaucoup fait pour que les Russes se se cantonent dans un espace de l’Internet « indépendant » ou plutôt limité. Le blocage des produits de Meta aurait pu être une raison pour la société russe d’exprimer son désaccord face aux tentatives de s’imposer dans un espace numérique limité, mais elle a avalé la décision. YouTube est resté accessible des Russes pour le moment , mais ils discutent activement du blocage de Wikipédia et travaillent même sur son alternative. Le rideau de fer numérique qui sépare la Russie du monde civilisé tombe de plus en plus, et les sanctions font qu’il est de plus en plus difficile de croire qu’un espace Internet libre peuvent exister en Russie, même dans une version limitée.

L’expert en informatique Oleksiy Semeniaka a répondu à plusieurs questions de The Ukrainian Week/ Tyzhden.fr et a expliqué les particularités de l’Internet russe.

– Quelles mesures ont déjà été prises en Russie pour créer un Internet souverain et combien d’argent a-t-il dépensé pour cela ?

– Déjà aujourd’hui, un système de contrôle du trafic est utilisé à l’entrée du Runet (l’internet russe, ndlr), et il fonctionne indépendamment des opérateurs de communication. Il est installé dans ces entreprises avec l’argent de l’État. C’est l’élément le plus cher du Tcheburnet, et la Russie y a déjà investi de l’argent. Le coût de ces investissements peut être estimé à environ 4 milliards de dollars.

– La Russie peut-elle limiter complètement l’accès à toutes les ressources Web étrangères ?

– Oui, c’est techniquement possible. Mais la question n’est pas seulement l’efficacité de cesmesures, mais aussi quels seront les effets secondaires de ces processus. Par exemple, au début de l’année, nous avons vu que les navigateurs occidentaux ne comprenaient pas comment fonctionner avec les certificats des site russes. En conséquence, les certificats occidentaux peuvent cesser de fonctionner dans le Runet et de nombreux sites cesseront tout simplement de s’ouvrir.

– Si l’on se réfère à l’histoire du blocage de Telegram en Russie en 2018, on se souvient que les autorités ont échoué. Est-il possible que la situation se répète maintenant ?

– Malheureusement, aujourd’hui, les autorités russes en savent plus et disposent de nombreux nouveaux outils et moyens qui n’étaient pas disponibles en 2018. Par exemple, Roskomnadzor nécessite désormais l’installation de MTCM (moyens techniques de lutte contre les menaces – ТССЗ). Il s’agit de systèmes software et hardware que tous les opérateurs de télécommunications sont obligés de posséder. Ils savent comment limiter l’accès à certaines informations – sites individuels ou pages Web. La création de MTCM est une exigence inscrite dans la loi « Sur l’Internet souverain. » En conséquence, MTCM est en mesure de bloquer les contenus interdits plus rapidement et plus efficacement. De plus, MTCM sait non seulement bloquer, mais aussi ralentir certains services et protocoles de transfert de données, par exemple, c’est ainsi que Roskomnadzor a ralenti Twitter.

– Est-il possible de comparer l’Internet souverain russe avec le modèle chinois de « grande muraille » ?

– En Russie, le blocage est basé sur le modèle des « listes noires, » c’est-à-dire la restriction de l’accès aux informations interdites. La Chine fonctionne selon le modèle des « listes blanches »: elle permet l’accès à une certaine liste de ressources légitimes. Cependant, s’il existe une volonté politique de le faire, la Russie peut passer au modèle des « listes blanches. » Et ce sera déjà, dans un certain sens, un Internet souverain séparé.
L’Internet souverain russe vise à être fermé au monde extérieur. Et ici, personne ne pense au citoyen moyen ou à l’entreprise. Il s’agit de faire en sorte que les citoyens ne voient pas ou n’aient pas accès à quelque chose d’interdit. L’Internet souverain russe sera un espace obligatoire et unifié pour tous les Russes, qu’ils le veuillent ou non.