Comment l’Ukraine moderne s’est débarrassée de son antisémitisme d’antan

Société
12 décembre 2023, 16:38

L’histoire de l’Ukraine est marquée par des épisodes violents qui ont ciblé la minorité juive. Mais l’Ukraine contemporaine a bien changé. Elle s’est doté d’un président qui ne cache pas son judaïsme et les Ukrainiens regardent avec incrédulité les actes antisémites commis ailleurs, et par exemple en France.

Tout d’abord, un groupe entame une chanson: « Nique les juifs et nique ta mère, vive la Palestine! Nous sommes nazis et fiers de l’être ». Où donc, pensez-vous, que cela se passe? Dans l’Ukraine « nazie » (comme certains se plaisent à le dire, et pas seulement chez Poutine dans son bunker, mais aussi dans certains pays civilisés) ? Eh bien! non. Cela se passe en France, dans un pays européen, démocratique et tolérant. Aujourd’hui, ce slogan a été entonné dans le métro parisien, et la vidéo a reçu des millions de likes sur de nombreux réseaux sociaux. L’antisémitisme, nous y voilà…

Il n’y a pas de quoi se réjouir : il se passe la même chose en Allemagne, si l’on en croit le chancelier Scholz, le mot « racisme » revient dans les milieux ordinaires. Nous pouvons chercher des explications rationnelles, par exemple dans l’immigration massive, sans précédent depuis le VIIe siècle de notre ère. Une partie importante des migrants apporte avec elle ce que j’appellerais « un Islam simplifié », je veux dire qu’à l’origine l’Islam a une grande pensée, profonde et multidimensionnelle, mais certains membres de la communauté musulmane le simplifient à l’extrême. Ce qui est crucial, c’est que cela soit arrivé : la civilisation occidentale, qui semblait avoir été vaccinée à vie après la Shoah, est en train d’observer la résurrection du démon.

Pourquoi cela devrait-il préoccuper les Ukrainiens ? Parce que c’est une défaite de l’humanisme en tant que tel, c’est une faiblesse de la communauté dans le monde que nous aspirons à rejoindre. Et aussi parce que le mot « pogrom » est probablement d’origine ukrainienne, puisque les plus terribles pogroms dans l’histoire des juifs ont eu lieu soit en Ukraine, soit sur le territoire proche. Non, je ne parle ni des pillages massifs de l’époque de Iaroslav le Sage à Kopyrev (le quartier de l’actuelle place Lvivska à Kyiv), ni des « exploits » des cosaques de Bohdan Khmelnytsky. Ce sont là les horreurs répandues du Moyen-Âge, où le massacre est omniprésent dès qu’on en trouve le prétexte. Je parle bien des temps modernes.

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Et là, on regarde avec un œil plus attentif : le premier pogrom à Odessa en 1821 a été organisé par les marchands grecs autochtones sous prétexte d’une vengeance après l’exécution du patriarche orthodoxe Grégoire V par les Turcs (?) à Constantinople (??) pour son soutien au soulèvement anti-ottoman (???). Des sources documentaires de l’époque indiquent qu’il s’agissait en fait d’une concurrence déguisée avec les marchands juifs. Il existe des preuves que les pogroms de masse de 1881, qui ont suivi l’assassinat d’Alexandre II dans diverses parties de l’Empire russe, ont été inspirés par des représentants des autorités coloniales avec la participation du lumpenprolétariat; on sait que, à Varsovie, des soldats de la garnison russe ont participé à l’ « événement ».

On sait aussi que par l’intermédiaire de la police et de la gendarmerie, des rumeurs ont été délibérément répandues selon lesquelles « le tsar avait été tué par des Juifs ». Et voici même l’inattendu : des révolutionnaires … ont également appelé à la lutte contre les Juifs, en particulier le comité exécutif de Narodnaya Volya (pouvoir populaire) qui a directement appelé à des pogroms dans son journal clandestin, qui avait été imprimé à 2 000 exemplaires. De fait, l’étymologie du mot « pogrom » pourrait aussi être russe.

Au vingtième siècle, chaque atrocité sauvage trouve un fondement politique rationnel. Chaque fois, ce qu’on voit, c’est la haine pour quelqu’un de plus prospère, de plus riche, richesse obtenue soit grâce au soutien de l’État, soit en son absence, mais un élément de pragmatisme cynique est toujours là.

De ce fait, il me semble qu’une expérience de notre pays a un effet positif étonnant. Soyons honnêtes : l’Ukraine d’hier, ou plutôt d’avant-hier, était un territoire où régnait l’antisémitisme, du moins l’antisémitisme « domestique ». Les motifs résident principalement dans la structure du Rzeczpospolita (État composé de deux nations, polonaise et lituanienne, en 1569 – 1795 – ndlr) , puis celle de l’Empire russe, où les Juifs se sont vu attribuer les rôles socio-économiques les moins attrayants. Et ensuite, c’est le fait de la politique nationale presque officielle de l’URSS, où certaines ethnies, ou plutôt une seule ethnie, était « plus égale que les autres ». Ces tensions internes, sous couvert de la doctrine officielle de « l’amitié entre les peuples », ont été encouragées depuis le Kremlin.

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Eh bien! 32 années se sont écoulées; elles ont été très difficiles, dans la lutte pour la survie et la compétition de chacun contre tous, et nous avons réussi à élire un président d’origine juive qui n’a jamais caché son identité. Et il s’avère que notre pays est un modèle de tolérance, ce n’est pas un accident ni une ironie de l’histoire, ni une exception, mais, simplement, une discrète réalité sociologique.

Nous n’avions pas de « cours de tolérance », de cours scolaires sur le respect d’autrui, de programmes éducatifs et d’autres travaux utiles; mais la société s’est avérée saine. Aujourd’hui, les drapeaux israéliens sont allumés sur chaque deuxième panneau publicitaire dans les villes ukrainiennes. Jusqu’à présent nous n’avons eu aucune manifestation en faveur de la cause palestinienne dans sa version « massacrer tous les infidèles du Jourdain à la Méditerranée ». Dans le même temps en Russie alors qu’on pourrait la croire plus soucieuse de ses multiples nationalités, les agitateurs cherchent des étrangers fourbes et sournois dans le moteur d’un avion qui vient d’arriver d’un pays « incorrect ».

J’ai toujours été curieux de comprendre un phénomène tel que l’antisémitisme, tout d’abord parce que pour moi il est éthiquement et philosophiquement répugnant.

Les intellectuels occidentaux débattent de l’idée: comment être avec autrui, depuis plus d’une décennie – et, comme nous pouvons le constater, avec un succès variable. Ces recherches conduisent parfois à des détours et circonvolutions, mais en général, le sujet est au moins évoqué. Nous n’avons pas ou presque pas d’expérience de ce genre, mais empiriquement, une certaine compréhension émerge.

Le plus souvent, l’absence de racisme et de xénophobie se déduit de l’incapacité à percevoir les différences. Mais serait-il possible de ne pas voir la couleur de peau, les caractéristiques sexuelles, un comportement singulier et déconcertant ? Ignorer l’altérité est, en quelque sorte, le revers du racisme. Pour moi au contraire, la différence est une source d’enrichissement. L’expérience d’autrui, collective ou individuelle, l’identité d’autrui, la culture d’autrui sont intéressantes précisément parce que je ne les ai pas.

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Dans certaines sociétés, le marqueur « étranger/ nôtre » est une continuation directe de la conscience tribale. L’espace social ukrainien est, en général, assez individualiste et le fait d’avoir préservé et fait évoluer cet individualisme a une valeur; l’individualité donnera une certaine garantie (ou la promesse ?) d’une évolution future harmonieuse. Notre nationalisme lui-même se réduit à des questions linguistiques plutôt qu’à l’aspect du visage ou à l’évaluation de la forme des oreilles. Et c’est pourquoi les Juifs, les « banderistes » et les Tatars de Crimée chez nous sont de vrais frères. Prenez-en exemple !

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