Désobéissance des condamnés à l’oubli. Comment la mémoire de Babyn Yar a été préservée à l’époque soviétique

Histoire
13 octobre 2022, 15:36

Cette année, plusieurs dates symboliques liées avec un endroit particulier de la carte de Kiev – Babyn Yar – ont coïncidé. Il y a 80 ans, en septembre 1941, les nazis y ont effectué des exécutions. Vingt-cinq ans plus tard, en septembre 1966, ce lieu de mémoire a réuni des personnes de différentes nationalités, visions du monde et de différentes croyances lors des premiers rassemblements non autorisés à l’occasion de l’anniversaire de la tragédie. En particulier, le 29 septembre, deux maîtres des mots issus de différents milieux dissidents de Kyïv étaient sous les feux de la rampe : Viktor Nekrasov et Ivan Dziuba, dont nous avons célébré les anniversaires cette année en juin et juillet. Le 13 mars a également été marqué par le 60e anniversaire de la tragédie de Kurenivska, liée à Babyn Yar. Cette catastrophe d’origine technogène, dont les soviétiques ont tenté de cacher l’ampleur, a pris environ un millier et demi de vies.

Politique de dissimulation

Babyn Yar est un lieu célèbre. Plus de 100.000 personnes sont enterrées ici après avoir été exécutées par les nazis en 1941-1943. Ce sont des Juifs, des Roms, des prisonniers de guerres soviétiques, des combattants du mouvement nationaliste ukrainien (OUN), des otages, des malades d’un hôpital psychiatrique et autres. En mars 1945, Moscou a adopté une directive qui fixait comme objectif d’ériger un monument sur le territoire de Babyn Yar, et le devis approuvé pour un montant de 3 millions de roubles. Deux ans plus tard, le projet a été ajouté au plan de reconstruction et de développement de Kyiv pour la période 1948-1950, mais il n’a pas été mis en œuvre. Pendant de nombreuses années, ce profond ravin a été utilisé comme décharge municipale, puis il a été « nettoyé », comblé et transformé en terrain vague. Puis les autorités ont organisé le déversement d’un mélange d’eau et de boue dans l’espoir que l’ensemble se solidifierait par décantation. Précédemment, il y avait des cimetières à côté du ravin: juifs, orthodoxes, karaïtes et musulmans. Ils ont été méthodiquement détruits, les monuments ont été brisés et entièrement cassés. La mémoire a été gommée, noyée. Puis le site tragique a été officiellement nommé «le site de l’exécution des victimes du fascisme dans le district de Shevchenkivskyi (Kyiv)».

En 1950, les autorités de la ville de Kyiv ont convenu de créer un relief plat et de remplir le ravin de Babyn Yar de plus de 4 millions de m3 de déchets en provenance d’une briqueterie de Petrovskyi. Cette décision a été fatidique. La rupture de la digue en terre a eu lieu à 8h30 le 13 mars 1961. Le flux mortel, haut de 14 m et large de 20 m, a fait irruption du ravin et s’est précipité à une vitesse de 5 m/s, détruisant tout sur leur passage. La matière molle, pâteuse, informe a recouvert une superficie d’environ 25 hectares et les pertes estimées ont été environ 3,7 millions de roubles. Selon l’annonce officielle des autorités, seules 145 personnes sont mortes et il a été interdit de se souvenir des victimes de la catastrophe technogène.

Les autorités ont essayé par tous les moyens d’éviter que la tragédie devienne connue. «En ce qui concerne la catastrophe dans le district de Podolsk à Kyiv, les organes de sécurité de l’État prennent les mesures nécessaires pour identifier les personnes qui tentent d’utiliser ce fait à des fins anti-soviétiques et provocatrices. En même temps, nous avons renforcé le contrôle de la correspondance, en particulier adressée à l’étranger… Une attention particulière est consacrée à la prévention de la fuite d’informations sur la catastrophe à l’étranger, notamment par le biais d’étrangers,» – lit-on dans un des rapports d’information du KGB locale. Néanmoins, la BBC a fait un reportage sur la tragédie de Kyïv et a rapporté la mort de deux mille personnes. Pendant ce temps, la catastrophe de Kurenivka a ravivé les souvenirs de la tragédie de Babyn Yar parmi la population. « Les personnes de nationalité juive qui se trouvaient près du lieu de la catastrophe, faisaient des déclarations selon lesquelles « les morts ne pouvaient pas supporter ce qui a été fait » et qu’il était nécessaire de construire un monument aux Juifs morts à Babyn Yar, et non de combler le ravin… », a rapporté le KGB.

Une révolte discrète de la mémoire

Il convient de préciser que la première réunion non autorisée, dédiée à la mémoire des victimes de la tragédie a eu lieu en septembre 1966 au tournant des époques. C’était la transition entre le dégel de Khrouchtchev et la période dite de stagnation. Il est bien connu qu’en 1965, la première vague de répression politique de la période post-stalinienne avait déjà touché l’Ukraine. Cependant, par inertie, les germes de cette époque plus libérale, qui ont contribué à une certaine émancipation de personnes issues de milieux très différents, se manifestent encore. Par conséquent, les personnes qui, à l’appel de leur conscience, se sont réunies lors des rassemblements à Babyn Yar, étaient souvent absolument fidèles au système soviétique et ne supposaient même pas qu’elles faisaient quelque chose qui pouvait être considéré comme une résistance à ce système.

Au milieu de tout cela se trouvaient Viktor Nekrassov, membre du mouvement dissident, le sioniste Emanuil (Amik) Diamant, un représentant de la résistance ukrainien Ivan Dziouba. C’étaient les gens de divers horizons et de divers points de vue, et Babyn Yar était un point d’intersection historique. Amik Diamant, un employé de 29 ans de l’Observatoire de Kyïv avec ses trois amis ont organisé le premier rassemblement dans cet endroit. À l’été 1961, au Palais d’Octobre à Kyiv, il a assisté au soirée du poète populaire Yevhen Yevtushenko. Le poème « Il n’y a pas de monuments sur Babyn Yar… » l’a touché et l’a incité à se rendre à cet endroit. Il a filmé ce qu’il a vu: « C’était un tas d’ossements humains et de terre labourée. Traces des machines qui ont nivelé, démantelé, transporté, détruit Babyn Yar ».

Amik a été frappé par ce qu’il a vu, car cette tragédie était bien vivante dans la mémoire familiale de beaucoup de gens, pas seulement à Kyïv, mais on en parlait à voix basse. Amik et ses amis ont rédigé une pancarte, avec une légende en russe et en hébreu, qu’ils ont fixée au mur resté du cimetière juif détruit. Ils invitaient les gens à leurs réunions non sanctionnées dans la rue et dans les transports publics. Enfin, une cinquantaine de personnes très différentes se sont réunies à Babyn Yar le 24 septembre. Eduard Timlin, d’une équipe de tournage de Kyïv, dirigée par Rafail Nachmanovich, a filmé le documentaire d’une minute et demie. M. Timlin a caché cet enregistrement sous son lit jusqu’à 1991.

Les visages de la résistance. Amik Diamant lors du rassemblement à Babyn Yar en 1966

Amik Diamant a rencontré l’écrivain Viktor Nekrassov, lauréat du prix Staline, lors de ce rassemblement. Nekrassov était également une personnalité du mouvement soviétique des droits de l’homme, et son appartement dans Passage, dans le centre de Kyiv, était l’un des centres de la dissidence. Il a organisé même là-bas une sorte de bibliothèque samizdat (Ensemble des techniques qui étaient utilisées en l’ex-URSS pour reproduire des textes interdits, à l’insu des autorités – ndlr).

Nekrassov lui-même est resté en disgrâce pendant plus de dix ans après que Nikita Khrouchtchev l’ait accusé de « s’incliner devant l’Occident » en mars 1963. Pour sa participation au mouvement dissident, Nekrassov a fait l’objet de trois procès personnels, a été exclu du Parti et de l’Union des écrivains, a cessé de publier et a finalement été contraint de quitter l’URSS. D’ailleurs, Nekrassov a été le premier à déclarer qu’il fallait ériger un monument sur le site du massacre de Babyn Yar. Il s’est occupé de Babyn Yar jusqu’à ce qu’il immigré en septembre 1974. Avant son départ, lors de la perquisition, le manuscrit de Nekrassov sur la tragédie de Babyn Yar a été saisi ainsi qu’un album de photographies qu’il avait prises au cours de différentes années. Ces documents n’ont pas été trouvés.

Un deuxième rassemblement à Babyn Yar a été prévu pour le 29 septembre 1966. Viktor Nekrassov a participé à son organisation et a notamment invité Ivan Dziouba. Ce dernier a décrit l’événement comme suit: « Fin septembre 1966, Viktor Nekrassov, par l’intermédiaire d’amis communs, m’a transmis une note et m’a invité chez lui avant 13 heures le 29 septembre… Mais quand nous sommes arrivés à Babyn Yar, nous avons été abasourdis. Toutes les monts et les collines environnantes étaient couverts de groupes de personnes nombreux et d’abord disparates – des milliers et des milliers. Mais cet élément incontrôlable était comme un être vivant. La souffrance était figée sur les visages des gens… Les gens étaient silencieux… Les gens voulaient écouter, entendre quelque chose d’important. Les gens se sont précipités vers nous, lorsqu’ils ont entendu que « les écrivains étaient arrivés » (Boris Antonenko-Davydovich, nous a également rejoints, il est venu de sa propre initiative). La foule nous a entourés et a exigé de : « racontez quelque chose ». Nous avons dû improviser – bien que nous parlions de choses connues et douloureuses… »

Viktor Nekrassov, Boris Antonenko-Davydovich et Ivan Dziouba ont pris la parole lors du rassemblement. Dzyuba a déclaré: « Je veux m’adresser à vous, les Juifs. Je suis Ukrainien et je suis fier d’appartenir à la nation ukrainienne. Babyn Yar est une tragédie pour toute l’humanité, mais elle a eu lieu sur le sol ukrainien. Ainsi, un Ukrainien n’a pas le droit de l’oublier tout autant comme un Juif. Babyn Yar est notre tragédie commune, c’est une tragédie des peuples juif et ukrainien. Le fascisme a apporté cette tragédie à nos peuples… Le fascisme commence par le non-respect de la personnalité et se termine par sa destruction, la destruction des peuples. Mais cela ne signifie pas nécessairement le massacre comme à Babyn Yar… Par conséquent, nous devrions juger chaque société non pas en fonction de ses réalisations et de ses performances techniques, mais en fonction de la place de la personne dans cette société, de la manière dont la dignité humaine et la conscience humaine y sont valorisées. » Entre-temps, le « Rapport sur le cas d’un rassemblement non-autorisé sur le site de la fusillade des Soviétiques par les occupants nazis à Babyn Yar » adressé au Comité central du Parti communiste d’Ukraine le 1er octobre 1966, rapporte que les orateurs « ont souligné la prétendue propagation de l’antisémitisme dans notre pays et la nécessité d’unir les efforts des peuples ukrainien et juif pour préserver leurs propres cultures nationales. »

La tragédie de Kurenivka. La catastrophe technogène de Kiev en 1961 était également gênante pour l’idéologie soviétique et a été réduite au silence

Ce rapport a également annoncé que «le rassemblement non organisé à Babyn Yar a été filmé par une équipe de Studio ukrainien de Chroniques Documentaires composée du réalisateur R.Nachmanovich et du cameraman E.Timlin». Toujours selon ce document, ces employés ont utilisé l’équipement et la pellicule d’une institution gouvernementale, se sont rendus sur les lieux et ont filmé sans autorisation, sans directives ou autorisation préalable…».

Ce rassemblement a également été secrètement filmé par Garik Jurabovich, un ami d’Amik Diamant. Ce dernier a réussi à emporter les enregistrements en Israël après son expulsion de l’URSS en 1971. A propos, Anatolyi Kuznetsov, auteur du célèbre roman documentaire «Babyn Yar», a été obligé de photographier à nouveau ses propres manuscrits et de quitter l’URSS avec ces documents en 1969. La version intégrale de Babyn Yar, sans une coupure importante faite par des censeurs soviétiques, qui ont supprimé tous les passages idéologiquement sensibles, a été publiée à Londres seulement en 1970.

Réaction du système

Les participants actifs au rassemblement de Babyn Yar ont subit des représailles. Sur les instructions du comité du parti communiste de la ville, l’Union des écrivains ukrainiens «a vérifié des motifs de l’apparition et du comportement de l’écrivain communiste Nekrassov, des écrivains Dzyuba, Antonenko-Davydovich et Bilotserkovskyi” lors du rassemblement non organisé du 29 septembre» et a soulevé la question de la traduction en justice des personnes mentionnées. Les autorités du Studio ukrainien de Chroniques Documentaires ont «imposé une sanction officielle sévère » à Timlin et Nakhmanovich, et les a également avertis qu’en cas de répétition d’un tel acte, ils seraient licenciés. Le film du rassemblement a été saisi,, et les questions sur leur comportement ont été discutées lors d’une réunion du personnel du studio.

Le comité du parti communiste locale avait reçu des instructions pour effectuer «la surveillance renforcée des réunions, des meetings et des soirées dans le district et d’assurer une gestion organisationnelle et idéologique appropriée des manifestations publiques».

Les années suivantes, les autorités ont pris le contrôle des rassemblements de Babyn Yar. Ainsi, le 29 septembre 1969, le secrétaire du parti communiste de la ville de Kyiv, Alexandre Botvin, a signalé qu’on «a organisé une réunion sanctionnée des travailleurs dédiée à la mémoire des soldats et des citoyens soviétiques qui sont morts aux mains des fascistes pendant l’occupation temporaire de la ville, pour éviter le rassemblement de certains citoyens nationalistes de nationalité juive à Babyn Yar… Le rassemblement officiel a été lancé par le secrétaire de la ville, le camarade E.Litvinov». Parmi les orateurs se trouvait un major général de l’aviation, un vétéran de la guerre et sous-directeur de la 6e usine de chaussures, une combattante clandestine, un ouvrier et le secrétaire du comité du parti communiste du district locale. Cependant, tout ne s’est pas déroulé selon le scénario du pouvoir. «A 19 heures, trois hommes se sont approchés du monument commémoratif depuis la rue Korotchenko, portant une couronne de fleurs fraîches en forme de deux triangles, l’un sur l’autre, qui reproduisait l’étoile hexagonale… Après, ils ont allumé des cierges et sont restés avec eux pendant quelques instants, – a rapporté Botvin. Ces personnes ont été détenues par les employés du département des affaires intérieures de la ville… Les organes du parti et de l’administration de Kyïv prennent des mesures pour empêcher de futures manifestations nationalistes et autres manifestations antisociales. »

Les autorités soviétiques se sont obstinés, et le 29 septembre 1973 ils ont organisé une «réunion de travailleurs dédiée à la mémoire des victimes du fascisme» à Babyn Yar. Selon Amik Diamant, avant l’effondrement de l’URSS en 1991, toute référence faite publiquement de Babyn Yar était juste inimaginable. Il a fallu des décennies pour passer de la première pierre à la construction du monument. Mais le monument, érigé en 1976, portait des mots plutôt neutres, qui ne reflétaient pas l’essence de la tragédie du lieu: «Plus de cent mille citoyens et prisonniers de guerre ont été fusillés ici par les forces nazies allemandes dans les années 1941-1943». Cependant, la transformation du lieu de mémoire en un complexe sportif et de divertissement a tout de même été empêchée. Et les rassemblements non autorisés à Babyn Yar, organisés par des enthousiastes solitaires, sont devenus un miroir unique des germes de la société civile qui se sont manifestés sur ce lieu tragique.

Eduard Timlin, caméraman:

«En 1964, après avoir terminé mes études à l’Institut d’Etat cinématographie S.A.Guérassimov, je suis allé travailler comme cameraman au Studio ukrainien de Chroniques Documentaires. En 1966, avec le réalisateur Rafail Nakhmanovych, nous tournions un film sur le travail de la police « Crime et châtiment », et cela nous a permis de quitter le studio librement, car sinon nous devions obtenir une autorisation. Nous avons appris qu’il y aura une réunion à Babyn Yar. Le soir, quand les autres membres de notre équipe sont partis chez eux, nous nous sommes rendus sur place. Nous avons laissé la voiture intentionnellement loin. Je filmais, et Rafael Nachmanovich a averti Victor Nekrassov à ce propos. J’ai également filmé Nekrassov et j’ai développé la bande le soir même.

Ce fragment fait partie du îfilm «Victor Nekrassov chez lui en liberté» (1996). C’est là que Nachmanovich a été présenté à Amik Diamant, et moi, je filmais. Nous avons fait la connaissance avec Victor Nekrassov grâce au documentaire de 10 minutes, le nom donné à l’origine était «Etude de Kyïv». Nous avons travaillé dessus avec Nachmanovich, le film était réalisé pour des étrangers. Nekrassov était l’auteur du scénario, mais après la prise de parole au rassemblement de Babyn Yar, son nom a été omis du générique du film. J’ai alors rencontré mon camarade de promotion Lukin du «Centrenaukfilm» de Moscou. Ils faisaient le documentaire sur la vie des Juifs de Kyiv et ils n’étaient pas empêchés. Quant à nous, nous n’avons encore rien fait à Babyn Yar le 29 septembre, mais nous étions déjà été forcés de livrer un fragment de ce film pour le développement. Pour me défendre, j’ai demandé : «Pourquoi les gens de Moscou sont-ils autorisés à filmer, alors que nous, nous sommes interdits? »

Le sous-directeur du studio de cinéma a été chargé de veiller qu’aucune fragment de film ne soit oublié. Les représentants du comité central sont aussi venus. J’ai été réprimandé pour l’utilisation de l’équipement officiel sans autorisation. Les médias ont diffusé cette information. Après le 29 septembre, tout le monde m’a évité. C’est-à-dire, ils avaient peur. Mais c’était plus facile pour moi, parce que j’étais un cameraman. Et le réalisateur Rafail Nakhmanovich était opprimé ici, on lui donnait du travail que personne ne prenait. Cependant, nous avons été sauvés tous les deux par le fait qu’il n’y avait pas de film, nous n’avions pas encore eu le temps de tourner quoi que ce soit, car sinon nous ne serions pas restés en liberté ».