Nicolas Werth: « La politique de Staline n’est pas l’œuvre d’un petit groupe de personnes au Kremlin »

Histoire
18 novembre 2022, 17:43

Les années 1930 en Union soviétique étaient une période de grande terreur, de répression et d’extermination massive de la population. À quoi devons-nous prêter une attention particulière lorsque nous analysons la politique répressive du pouvoir soviétique ?

— J’étudie depuis très longtemps le thème de la violence et de la répression. Cela m’a toujours intéressé, parce que je savais qu’il ne s’agissait pas seulement d’histoire politique, mais aussi d’histoire sociale et mondiale. La brutalité de cette époque n’est qu’une partie du tableau d’ensemble, car la question était alors : comment pouvez-vous moderniser rapidement un pays arriéré, l’ancienne Russie tsariste ? La question de la modernisation s’est alors posée à la plupart des pays du XXe siècle, et en URSS le groupe stalinien a donné une réponse. On a créé le modèle qui a fonctionné pendant les cinquante années qui ont suivi. Comme le dit l’historien américain Moshé Levin, c’était le développement sans l’émancipation de la société. L’effondrement de l’Union soviétique à la fin des années 1980 a été une conséquence du choix de ce modèle, qui s’est imposé avec une grande violence au début des années 1930 et qui a fixé le mode de développement pour le demi-siècle suivant.

D’autres voies de développement du pays et de la société soviétique étaient-elles possibles, autres que celle choisie par le groupe de Joseph Staline ?

— C’était vraiment effrayant, parce que tout était lié à une certaine théorie politique comme le marxisme. En fait, on ne peut pas l’appeler marxisme dans sa forme pure.

Oui, il y a différentes voies qui partent du marxisme : par exemple, la social-démocratie. Il y avait aussi diverses branches, personnifiées par Vladimir Lénine, Léon Trotsky, Karl Kautsky et d’autres. Il y avait eu aussi des tournants, où il aurait était possible de s’écarter de la voie choisie : 1928, puis 1953-1956, puis le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970. Mais il devenait de plus en plus difficile de faire demi-tour, car les conséquences s’accumulaient.

En même temps, la société progressait. Si vous regardez le niveau d’éducation, vous ne pouvez pas comparer la société soviétique des années 1920, où il y avait beaucoup d’analphabètes, et celle des années 1970. C’est une sorte de problème : bien que les autorités soviétiques n’aient pas voulu émanciper politiquement la société, la libération a tout de même eu lieu, car la société soviétique ne vivait pas dans l’isolement. Quand je vivais en URSS, à partir des années 1970, beaucoup de gens écoutaient diverses stations de radio.

Le niveau d’instruction était alors assez élevé, les gens comprenaient et savaient ce qui se passait dans les autres pays. Tout cela ensemble formait un nœud emmêlé : d’une part, les gens comprenaient la place de l’URSS et de la société soviétique dans l’espace mondial, et d’autre part, il y avait une pénurie incroyable. Cela a créé une situation difficile.

Dans quelle mesure la politique de Staline, en particulier concernant les purges du Parti et les répressions de masse, s’appuyait-elle sur le soutien du public ?

— Lorsque j’ai rédigé ma thèse, dans les années 1970, je travaillais aux États-Unis sur les fameuses Archives de Smolensk, c’est-à-dire avec des documents des structures locales du Parti que les Allemands avaient récupérés à Smolensk. Cette collection de documents était la seule archive du Parti communiste soviétique disponible en Occident à l’époque. C’est un ensemble de documents très intéressant, car il démontre qui était communiste dans le pays profond et pourquoi la victoire de Staline n’était pas seulement la victoire de son groupe, comme on le dit aujourd’hui. Joseph Staline a réussi à incarner la seule ligne du Parti accessible aux gens ordinaires, c’est-à-dire le socialisme dans un seul pays, et une conception très simplifiée de l’orientation politique possible.

Il faut essayer d’imaginer qui étaient alors les membres lambda du Parti des bolcheviks. Non, ils ne votaient pas, mais c’était la « chair humaine » grâce à laquelle la politique de Staline était faite. La politique de Staline n’était pas l’œuvre d’un petit groupe de personnes au Kremlin, mais celle des dizaines, des centaines de milliers, des millions de membres du Parti qui l’ont mise en œuvre. J’étais intéressé par la vision du monde de ces gens. Pour eux, tout était évident et simple : il y a le bien et il y a le mal, sans aucune alternative. Autrement dit, si Staline dit qu’il incarne le juste milieu, la voie centrale par laquelle il dirige le Parti, alors tout écart vers la gauche ou vers la droite – comme Trotsky et Boukharine – était déjà une déviation. On disait aussi que Staline était le seul successeur de Lénine, son meilleur élève. On peut voir que le groupe stalinien a ouvert assez rapidement le VKP (b) [Parti Communiste Panunioniste (des bolcheviks), nom du PCUS – Parti communistae de l’Union Soviétique – avant 1952, ndlr] aux citoyens ordinaires. Il n’ya rien de commun entre le parti bolchevik de la période de la Révolution et de la guerre civile, sans parler de l’époque pré-révolutionnaire, et le VKP (b) de l’époque de Staline.

Les vieux bolcheviks étaient pour la plupart des gens intelligents et instruits – même lorsqu’il s’agissait d’ouvriers. Un membre ordinaire du parti de 1927-1929 appartient à un tout autre public. Nous parlons d’un reformatage délibéré du parti bolchevique, d’une certaine lumpenisation, après laquelle ce parti est devenu complètement différent. Les vieux bolcheviks ont été éliminés par le groupe de Staline en 1936-1938. Avant cela, il y avait eu les « purges » en 1921-1922, 1924, 1929, 1933, etc. Après la « purge » de 1933, il restait moins de 1% de personnes qui avaient rejoint les rangs du parti avant la Révolution de février. Les autres étaient des gens très simples, formés dans l’esprit stalinien. En fait, c’était une certaine révolution. Staline a réussi à instrumentaliser les gens ordinaires, qui ont rejoint les bolcheviks.

Le deuxième aspect important est que la terreur a conduit à la suppression de postes dont dépendait la progression de carrière de la jeune génération des fonctionnaires du Parti. Dans les années 1960, et surtout dans les années 1970 et 1980, les problèmes du Parti communiste était qu’il n’y avait plus de postes vacants pour le renouvellement de ses cadres. A l’époque de Staline, tout se passait différemment. Il y avait tout simplement des opportunités fantastiques d’avancement. N’oublions pas que Léonid Brejnev, Andreï Gromyko et d’autres (à l’âge de 27-28 ans) ont remplacé tous ceux qui avaient été « purgés ». C’est pourquoi il y avait un consensus profond de tous les jeunes bolcheviks, car d’énormes opportunités s’ouvraient à eux, pour construire leur propre carrière. Ces deux aspects sont toujours liés: terreur et répression pour les uns, et fantastiques opportunités de promotion sociale pour les autres.

Comment cette approche a-t-elle touché l’armée soviétique lorsque la Seconde Guerre mondiale a commencé sur le territoire de l’URSS ?

— Le processus de destruction du personnel n’a pas eu lieu uniquement dans l’armée soviétique. Les cadres de l’industrie ont également été détruits (par exemple, toute l’équipe du commissaire du peuple à l’industrie lourde Sergo Ordjonikidze a été liquidée), mais en même temps, ils ont soutenu de jeunes candidats. C’est intéressant, car dans certains domaines, les jeunes étaient plus compétents que leurs prédécesseurs. Mais c’est ainsi que cela fonctionnait dans l’industrie, pas dans le domaine militaire. Cependant, pour Staline, il n’y avait pas de distinction entre les différentes compétences, car le système qu’il avait mis en place fonctionnait assez bien dans un certain nombre de domaines. Les gens à l’esprit pratique, formés pendant les années difficiles de la guerre civile des années 1920, ont été écartés et remplacés par des individus souvent plus compétents, qui avaient une formation universitaire acquise au cours des premier et deuxième plans quinquennaux. Pour l’armée, cette approche n’a pas fonctionné, car le mécanisme d’accumulation de l’expérience du personnel y est différent. Staline a détruit l’armée la plus compétente et, en 1941, c’était très difficile pour lui. Selon des recherches récentes, nous savons que moins de soldats ont été tués qu’on ne le pensait auparavant. Nous parlons plutôt de 20 à 30 % des grades les plus élevés, mais certainement pas de 80 à 90 %, comme on l’a longtemps prétendu. À l’été 1941, beaucoup ont été sortis des camps du Goulag en urgence et nommés à la tête de l’armée.

Le grand public occidental n’est pas très informé sur l’Holodomor [famine] en Ukraine en 1932-1933. Est-il difficile de le convaincre qu’il ne s’agit pas de quelque chose de lointain et d’étranger, mais d’une tragédie de l’histoire de l’Europe ?

– Mon dernier livre a pour titre « Les grandes famines soviétiques ». Commençons par le fait qu’il n’y a pas eu une famine en URSS, mais plusieurs. C’est une question très intéressante sur laquelle je travaille depuis longtemps. Pour les historiens russes, il s’agit de la tragédie d’un village soviétique, mais les historiens ukrainiens soulignent les différences entre l’Holodomor et les autres famines survenues en URSS. Je partage la dernière position. Il est évident pour moi qu’à partir de l’été-automne 1932 environ, la question ukrainienne est venue à Staline avec beaucoup d’acuité. Après avoir étudié la correspondance de Staline avec Kaganovitch et Molotov à ce sujet, tout s’éclaircit.

Je pense que le meilleur livre sur ce sujet est « Les Commandants de la grande famine » : Les séjours de Molotov et Kaganovitch en Ukraine et dans le Caucase du Nord. 1932-1933″, écrit par les historiens ukrainiens Valery Vassilyev et Iouri Chapoval. Je suis d’accord avec leurs conclusions : jusqu’à l’été 1932, la famine en Ukraine était peu différente de la famine en Russie, au Kazakhstan, etc. A l’époque, on parlait encore des conséquences de la collectivisation et des livraisons massives à l’État, qui ne laissaient rien aux populations locales.

Mais une autre étape commence en juillet 1932, lorsqu’au plénum du Parti communiste ukrainien – et pour la première fois dans toute l’histoire du Parti communiste ! -, la majorité des délégués a rejeté le plan de livraisons en céréales prévu pour l’Ukraine. C’est-à-dire que nous parlons d’une véritable résistance, ce qui était impensable pour la direction stalinienne. Et après cela, le Parti a pris des mesures terribles, dont le point culminant est tombé en janvier 1933, lorsque l’infâme instruction de Staline sur la suspension de l’accès des paysans aux villes a été publiée. C’était très important pour moi de transmettre tout cela au public français. En France et en Occident, on sait très peu de choses sur les famines en URSS. Mais on parle de 7 millions de victimes : environ 4 millions en Ukraine, 1,5 million au Kazakhstan et le même nombre en Russie. C’est un énorme fragment de l’histoire européenne.

Il y a eu trois famines en Ukraine dans la première moitié du XXe siècle. Y a-t-il un point commun entre elles, et si oui, lequel ?

— Tous ces épisodes sont très différents. La famine de 1921 a touché non seulement l’Ukraine, mais aussi la région de la Volga et s’est étendue jusqu’à l’Oural. Il s’agit d’une des conséquences de la dévastation complète due au communisme de guerre et à la sécheresse. En 1932-1933, il n’y a pas eu de sécheresse du tout. Quant à la famine de 1946-1947, c’est une conséquence des ravages de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, mais pas seulement. Les mêmes mécanismes qu’en 1932-1933 fonctionnaient alors, mais pas complètement. Le nombre de victimes de la famine d’alors est d’environ 1 million de personnes. La récolte de 1946 a été la pire de l’histoire soviétique, seulement 40 millions de tonnes de céréales. À titre de comparaison, ce chiffre était de 65 à 66 millions de tonnes en 1932. Malgré cette récolte insuffisante, les dirigeants soviétiques ont décidé de procéder à l’exportation de céréales au cours de la première année d’après-guerre, alors que l’accès des paysans aux villes était fermé, mais qu’en même temps s’enracinaient la coutume et le droit aux petites fermes, deux arpents de terre. Cela a aidé beaucoup à survivre. Il n’y avait pas non plus de « tableaux noirs » [listes de villages soumis aux réquisitions de céréales] comme pendant l’Holodomor, etc. En fait, il s’agissait en partie des échos de 1932-1933, mais aussi d’une famine d’une portée territoriale plus large, qui s’est emparée à la fois des territoires moldaves et russes, en particulier la région de la ville Koursk.

La paysannerie, contrairement à la bourgeoisie, n’était pas un ennemi de classe du point de vue de l’idéologie soviétique. Mais pour Staline, les paysans ukrainiens le sont devenus. Quelles sont les conséquences de cette collision ?

— Il ne fait aucun doute que 90 % des victimes de l’Holodomor étaient des paysans, dont 92 % étaient des Ukrainiens. 10% des victimes étaient des Polonais, des Juifs, des Russes et des Allemands qui vivaient dans les villages ukrainiens. Et il y a un énorme problème, qui explique pourquoi beaucoup de gens en Occident et dans d’autres pays ne reconnaissent pas l’Holodomor comme un génocide : si vous regardez la convention de l’ONU du 9 décembre 1948 d’un point de vue purement juridique, elle parle de la destruction des groupes nationaux, raciaux et religieux, mais ne dit rien de la destruction des groupes sociaux. Par conséquent, il y a un débat en cours pour savoir si l’Holodomor appartient à la catégorie des génocides.

L’Holodomor de 1932-1933 est sans aucun doute un crime contre l’humanité. Ensuite, il faut faire face à la casuistique juridique. Raphael Lemkin, l’auteur du concept de « génocide », a explicité ce concept dans un court texte de 1953, découvert par l’historien Roman Serbyn. Selon Lemkin, le concept de génocide est beaucoup plus large que la définition purement juridique adoptée par l’ONU. Pour lui, le fait de détruire la culture du peuple ukrainien est un génocide. Mais cet aspect le plus important n’a pas été formalisé légalement par l’ONU, bien que Lemkin lui-même l’ait beaucoup souligné. Nous savons pourquoi le document de l’ONU de 1948 est si étroit. L’URSS a tout fait pour limiter la notion de génocide, mais il ne s’agit pas que de cela. Les États-Unis n’ont pas voulu étendre ce concept en raison de leur propre politique envers les Amérindiens et les Indiens. Les Britanniques avaient leurs propres intérêts également quant aux peuples qu’ils avaient colonisés. Au final, ils se sont tous mis d’accord sur un contenu minimaliste du document.

Mais d’une manière ou d’une autre, pour moi, les spécificités de l’Holodomor sont très fortes, et en cela je suis d’accord avec les historiens ukrainiens. Je crois que prétendre qu’il ne s’agit là que d’une manifestation locale de la tragédie pan-soviétique, la « tragédie du village soviétique », c’est mentir.

 

Nicolas Werth est né en 1950 à Paris. Historien et soviétologue français, spécialiste de l’histoire de l’URSS. Il est diplômé de l’Ecole Normale Supérieure des Lettres et Sciences Humaines de Saint-Cloud, agrégé d’histoire. Il a enseigné dans des lycées français, ainsi qu’à l’étranger (à Minsk, New York, Moscou, Shanghai). De 1985 à 1989, il travaille comme attaché culturel à l’ambassade de France à Moscou et, à partir de 1989, il travaille au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Le centre de ses intérêts scientifiques est l’histoire des relations sociales dans les années 1920 en URSS. En mai 2020, il a dirigé la section française de l’ONG russe « Memorial ». Il est l’auteur de nombreux ouvrages et publications, dont « La vie quotidienne des paysans russes de la Révolution à la collectivisation (1917-1939) », « L’État contre son peuple. Violence, répression, terreur en URSS de 1917 à 1953 », « Histoire de l’Union soviétique. De l’Empire russe à la CEI, 1900-1991 ».