Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Celle qui a vu les ténèbres

Histoire
22 novembre 2022, 16:01

Les Ukrainiens dont l’enfance s’est déroulée pendant les années 1930 ont été témoins de l’un des crimes les plus abominables de notre époque. En 2021, le personnel du musée national du Holodomor-Génocide a visité onze régions du pays et a enregistré plus de 120 témoignages du génocide organisé par les autorités soviétiques (« holodomor » est un mot ukrainien signifiant mise à mort par la famine – ndlr). Ces expéditions ont eu lieu dans le cadre du projet « L’Holodomor: mosaïque de l’histoire. Pages inconnues » avec le soutien de la Fondation culturelle ukrainienne. Les personnes âgées interviewées ont évoqué les perquisitions et les fouilles, la malnutrition et le décès de proches. Elles se souviennent également de ceux qui ont été obligés de collaborer avec un régime totalitaire pendant cette période, et qui ont profité de cette situation pour aider les autres à survivre. Tyzhden publie l’une de ces histoires, racontée par Klavdia Yakovenko, 95 ans, résidente du village de Zakutnivka, district de Lozova, dans l’oblast de Kharkiv. Mme Yakovenko est née dans ce village en 1926.

Son père, Semyon Zabava, dirigeait un kolkhoze (une forme de production collective imposée par les communistes en URSS dans le domaine de l’agriculture – ndlr), ce qui devait protéger la famille. A l’époque, à la fin des années 20, les Ukrainiens étaient forcés d’y travailler. Les paysans devaient donner leurs biens (chevaux, vaches, charrues et autres intrants agricoles) pour un usage collectif. Le 5 janvier 1930, le Comité central du Parti communiste publia un décret intitulé «Sur le rythme de la collectivisation et l’aide de l’État à la construction de fermes collectives». Selon ce document, l’Ukraine fut classée dans le groupe de régions de l’URSS où la collectivisation devait être achevée à l’automne 1931 ou au printemps 1932. Pour accomplir cette tâche, il fallait, d’une part, récompenser ceux qui rejoignaient les kolkhozes et, d’autre part, punir ceux qui résistaient. Les paysans n’avaient pas le choix : ne pas aller au kolkhoze signifiait devenir un « ennemi du peuple » et être puni pour cela.

Klavdia Yakovenko se souvient tristement de ces événements, car son père a donné ses biens au kolkhoze, sous les pressions constantes de la propagande du régime totalitaire. Cela a provoqué la mort de désespoir de son grand-père, qui possédait sa propre machine à moudre et avait l’habitude de gérer sa propre ferme. «C’était une grande famille, nous vivions avec notre père, notre grand-père et notre grand-mère. Ils avaient une batteuse. A l’époque, il n’y avait pas de tracteur et la machine s’appelait un « moteur, » raconte-t-elle. Il venait donc chez tous ceux qui l’invitaient à moudre du grain, en échange d’un peu de farine. Il y avait des chevaux, une vache – c’était notre ménage. Dès que la collectivisation a commencé, mon père a tout donné au kolkhoze. Il a compris qu’il devait tout remettre. Et quand mon grand-père l’a découvert, il est devenu fou et il est mort de chagrin. »

Par le biais de la propagande, le gouvernement soviétique a tenté de semer la discorde parmi les Ukrainiens, en cultivant l’image de l’ennemi, un « parasite » qui empêche la construction d’une « société nouvelle ». Dans le même temps, des « comités des pauvres » ont vu le jour, ils regroupaient des paysans pauvres. Ces structures ont aidé les autorités à lutter contre les « koulaks » [mot péjoratif pour désigner les paysans possédant un peu de terre et de bétail, ndlr], que la propagande stigmatisait comme un ennemi absolu. Mais malgré tous les efforts des propagandistes, le travail dans les kolkhozes n’attirait pas les Ukrainiens. Par conséquent, l’influence de la propagande soviétique devait être soutenue par la répression et la violence. Et les protestations anticommunistes qui se propageaient en URSS devaient être réprimées par la force des armes.

A partir de 1930, les gens furent obligée de remettre une part de plus en plus importante de leur récolte à l’État. Cette politique a entraîné une réduction des approvisionnements alimentaires et a rendu les Ukrainiens complètement dépendants des autorités. Personne n’était certain de l’avenir et un simple doute était suffisant pour aller en prison. Semyon Zabava, responsable du kolhoze, a également été emprisonné en 1931 pour avoir distribué une partie de la récolte à des paysans affamés. Sa fille se souvient du soir de l’arrestation de son père comme si c’était hier.

«Les parents chantaient. Ils avaient faim, mais ils se gavaient de betterave et chantaient. Le père et la mère se trouvaient sur le lit, et nous, les enfants, ma sœur, mon frère et moi, nous étions sur le lit d’enfant devant la cuisinière… Soudain, des coups – les portes craquent. C’était la façon de procéder des activistes. Le père s’est levé brusquement et la mère aussi… Mon père a dit (à l’activiste – ndlr): «Attends, je peux enfiler mon pantalon d’abord?» Et il s’est adressé à ma mère: «Zoya, prends bien soin d’eux, je vais revenir». Les communistes voulaient que personne ne se sente en sécurité, ainsi, l’arrestation de Semyon Zabava était également destinée à avoir un impact pédagogique. Les paysans ont réalisé que si leur dirigeant de kolkhoze était arrêté en pleine nuit, les autorités ne les épargneraient pas non plus.

En prison, le père de Mme Yakovenko était chargé de distribuer la nourriture dans la cuisine. Il a réussi à en cacher une partie et à la donner à sa femme enceinte pendant ses visites – cela a sauvé la famille pendant les années de famine. «Le pain était littéralement pétrifié, si dur qu’on ne pouvait pas le couper avec une hache. Et des morceaux de lard minces comme ça (elle montre son doigt – ndlr). Une peau, un peu de viande ou de lard, Mme Yakovenko se souvient des « cadeaux » de la prison à son père. « Notre maman le coupait en bandes toutes fines. On s’asseyait sur le poêle et on le suçait comme ça, parce que parce qu’on ne pouvait pas les mâcher. On mangeait beaucoup de betteraves, pour ne pas ressentir la faim ».

Les autorités communistes ont considéré la répression renforcée comme une occasion de continuer à piller. «Mon père était encore en prison, et ma mère était à l’ hôpital. Nous avions une grande vache grise avec de grandes cornes. Elle a été enlevée. Mon frère Vasyl a réussi à la récupérer une nuit et l’a ramenée dans notre grange. Il a bien fermé la porte. Mais ils sont venus, ont cassé la porte et ont repris la vache », raconte Klavdia.

Le pouvoir saisissait les réserves alimentaires en utilisant des moyens tels que les tristement célèbres «tableaux noirs» (listes des villages contraints de livrer leurs récoltes, et donc condamnés à mourir de faim – ndlr) et la «loi des cinq épis» (elle condamnait à 10 ans d’emprisonnement pour le « vol » de quelques céréales ou pommes de terre oubliées dans un champ – ndlr). Elle créait délibérément les conditions d’une extermination massive des Ukrainiens. Pour survivre, certains habitants de Zakutnivka ont rejoint le kolkhoze, car au moins, ils y recevaient de la nourriture. C’est pourquoi, dans leurs mémoires, les témoins de l’Holodomor désignent le kolkhoze comme la seule solution possible. Mais les gens étaient fortement surveillés, y compris dans les brigades des kolkhozes. C’était une peur constante empreinte de défiance permanente, certains dénonçaient leurs proches, ceux qui ne soutenaient pas le régime soviétique. Cela se poursuivit pendant plusieurs années. «En 1937, deux hommes ont été emmenés en prison. Ils discutaient entre eux, au travail, et quelqu’un les a dénoncés. Les deux ont été arrêtés dans la nuit, pour n’avoir pas montré leur soutien au pouvoir. Lorsque la guerre (la Seconde Guerre mondiale – ndlr) a été terminée, ils ont été réhabilités. Mais ils ne sont pas revenus, car ils étaient morts en prison».

Dans des conditions aussi inhumaines, les gens vivaient avec le sentiment que la mort n’était jamais bien loin. Les cadavres jonchaient les rues des villes et des villages ukrainiens. Ils étaient ramassés et emmenés sur des charrettes, mais il y avait trop de morts. «Oh, beaucoup de gens ont péri. Il y avait des charrettes partout… Les gens tombaient et mouraient sur place. Souvent, leurs proches étaient déjà morts. Personne ne les cherchait… Les gens étaient souvent enterrés dans des fosses communes, raconte Klavdia. Je me souviens d’une famille. Les gens les surnommaient «Vovk» («les loups»). Ils avaient deux filles qui ont décidé de partir à Moscou et ont abandonné leurs parents. Les filles ont décidé qu’elles ne pouvaient pas les sauver. Ils sont morts, ils ont été enterrés dans leur cave… Beaucoup de gens mourraient. Les charrettes étaient remplies de morts. S’il y avait de la nourriture, elle était prise par les activistes».

La survie physique des enfants dépendait souvent d’eux-mêmes, surtout lorsqu’ils n’avaient plus de mère ou de père. Et il en fut ainsi dans la vie de Klavdia Yakovenko, les enfants ont été obligés de survivre tous seuls. «La mère était à l’hôpital, le père était en prison, nous étions trois, et nous avons eu visiblement faim. Mon grand frère a eu une idée. Notre puits s’est effondré, alors il l’a cassé complètement. Puis il avait sauté dedans, avec des lamelles de betterave à la main. C’était un piège pour les lièvres qui passaient en courant dans la cour. Ils tombaient dedans, et ne pouvaient pas en sortir. Donc, nous avions des lapins accrochés au plafond dans le grenier. Il n’y avait pas de pommes de terre. Ma sœur Pauline avait un an seulement. On préparait une sorte de soupe avec cette viande».

A la fin de l’année 1932, le père de Klavdia est revenu de prison et a repris ses fonctions de directeur du kolkhoze. Il est peu probable que les bolcheviks aient été ravis de devoir rendre des fonctions administratives à d’anciens prisonniers, mais les villages souffraient d’une grave pénurie de personnel. Cependant, après avoir connu tous les « charmes » du bolchevisme, Semyon Zabava refusa catégoriquement d’adhérer au Parti. «Mon père ne voulait pas devenir communiste. Lorsqu’on le pressait, il disait: «Limogez-moi, je ne veux pas». Et jusqu’à ce que la guerre commence, il n’a pas adhéré», se rappelle sa fille. Les épreuves qui sont tombées sur les épaules de Klavdia Yakovenko ne se sont pas arrêtées là, car bientôt la Seconde Guerre mondiale a commencé. Mais elle se souvient de l’Holodomor avec la plus grande horreur.

La collecte de toutes ces preuves, que les historiens ukrainiens font depuis longtemps, n’est pas seulement une question d’intérêt scientifique. Les récits de première main sur l’Holodomor nous permettent de dresser le tableau du génocide à travers les yeux de ceux qui y ont survécu, et donc d’ajouter des souvenirs personnels dans le tissu de la mémoire collective ukrainienne. Après tout, cela ne concerne pas seulement les Ukrainiens, car l’Holodomor est l’une des pages les plus noires de l’histoire de tout le vingtième siècle. Par conséquent, le devoir national des Ukrainiens consiste non seulement à se souvenir de la tragédie de 1932-1933, mais aussi à en parler au monde entier. Parce que la reconnaissance de l’Holodomor est une question d’identité et de conscience de soi, non seulement pour les Ukrainiens, mais aussi pour l’ensemble de l’Europe. Et l’histoire de Klavdia Yakovenko est l’une des milliers de voix qui s’expriment sur ce sujet.