Catalina Gómez Ángel, journaliste colombienne : « Le plus dur pour moi a été la mort de Victoria Amelina »

Guerre
8 décembre 2023, 09:19

Depuis près de 20 ans, la journaliste colombienne Catalina Gómez Ángel couvre les processus politiques et les guerres au Moyen-Orient et, depuis le début de l’invasion à grande échelle par la Russie, elle travaille en Ukraine.  La guerre russo-ukrainienne n’est pas la première qu’elle couvre, mais c’est ici qu’elle a vécu son expérience la plus tragique. Catalina était présente à la pizzeria Ria de Kramatorsk, en compagnie de l’écrivaine ukrainienne Viktoria Amelina et de l’écrivain colombien Hector Abad, quand un missile russe est tombé. À la suite de l’attaque, 13 employés et visiteurs du restaurant sont morts, dont l’écrivaine ukrainienne.

—L’expérience vécue à Kramatorsk influence-t-elle toujours votre travail de journaliste ?

— Il est difficile d’y réfléchir, de replonger dans ce souvenir. Je dirais que je m’en sors bien, mais je rends compte parfois que je ne vais pas si bien que ça. Je vois un psychologue, je suis un traitement pour m’aider à surmonter cette épreuve. Je le vis en tant que journaliste et personne ayant grandi dans un pays également en guerre – une guerre différente de celle-ci – où il y règne aussi l’incertitude et la possibilité de mourir à cause d’une voiture piégée, d’une explosion ou d’un enlèvement. Aucun missile n’a jamais volé au-dessus de nos têtes, mais les années 1980 et 1990 en Colombie ont été particulièrement difficiles. La présence quotidienne de la mort, bien sûr pas dans des proportions comme ici en Ukraine, mais elle était là en permanence. La peur de voir son enfant, son père ou sa mère mourir était omniprésente.

Le jour de l’attentat (27 juin 2023 – ndlr), nous étions en train de dîner comme tout le monde, y compris des militaires et leurs épouses. Je ne sais pas si cela m’a beaucoup affecté lorsque j’ai découvert que j’étais une victime ayant survécu au bombardement. La chose la plus difficile pour moi a été de survivre à la mort de Victoria Amelina. On n’est jamais prêt à perdre quelqu’un qu’on aime. Et on ne comprend jamais pourquoi.

J’essaie de ne pas jouer à ce jeu, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle a dû partir et pas moi. Pourquoi? C’est difficile. Et c’est pour ça que j’essaie de revenir : je veux que mon travail reste ici. Je dois continuer à couvrir ce qui se passe en Ukraine. Cela fait également partie du chemin vers la guérison. Mais parfois, il faut être honnête avec soi-même : ce n’est pas si simple. Je sais qu’il arrive que, lorsqu’on est en guerre, on n’ait pas d’autre choix que de continuer à vivre. Ce que nous faisons tous. Mais cela ne veut pas dire que ça ne fait pas mal.

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– Lorsque vous avez mentionné l’accord de paix signé par les rebelles et le gouvernement colombien en 2016 après plus de 50 ans de conflit, j’ai réalisé que pour beaucoup dans votre pays et pour vous personnellement, toute votre vie s’est déroulée dans un pays en guerre…

– Notre guerre ressemblait plus ou moins à votre vie après 2014. Certaines périodes ont été plus difficiles en raison de la guérilla. Chaque guerre a des pics – des moments où elle est difficile, et il y a des moments où les choses se calment.  Ce n’est pas que j’ai vécu au milieu d’une guerre, mais elle était partout, tout autour de nous. Ayant grandi en Colombie, la guerre faisait partie de nos vies. La réalité que j’ai peur de voir en Ukraine (vous l’avez vécu après 2014) et que j’ai connue en Colombie, c’est que la guerre est vue comme quelque chose qui se passe loin, « quelque part là-bas ».

Nous connaissions des gens qui se battaient. Pas autant qu’ici, car bien sûr vous connaissez tous ceux qui sont en première ligne et qui sont morts. Mais notre vie quotidienne a continué, comme on le voit parfois ici à Kyiv, à Odessa ou à Lviv. Et c’est ce qui a rendu le conflit colombien dangereux. Parce que le monde semblait rempli de deux réalités différentes, ou trois, selon la région du pays dans laquelle on se trouvait. Et c’est pourquoi, lorsque le moment est venu de conclure l’accord de paix, certains n’ont pas ressenti le besoin de le signer, même s’il comportait de nombreuses erreurs. Je ne dis pas que la situation est la même en Ukraine, car bien entendu en Colombie il s’agit d’une guerre interne. Nous n’avions pas d’ennemi qui voulait prendre notre territoire, détruire notre pays, notre culture, notre identité et notre liberté. Mais je voulais dire que l’on doit être conscients de ce qui se passe en première ligne et être une société unie.

Chaque fois que je vais au front, je sens que la situation est difficile et les Ukrainiens doivent le comprendre. Beaucoup de gars sont blessés, ont des contusions, sont épuisés… C’est un sujet dont on ne parle pas très ouvertement en Ukraine, mais il y a des blessés, des tués. Et je ne veux pas que les Ukrainiens l’oublient.

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Revenons à ma guerre… Oui, elle a existé, mais certainement jamais aussi proche que pour vous en Ukraine. C’est à travers la couverture du Moyen-Orient que j’ai renoué avec la guerre. J`ai déménagé en Iran. Je m’intéressais au pays pour sa culture, pas en tant que système politique.  Tout le monde couvrait le Moyen-Orient à partir d’autres pays du monde arabe, et je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas comprendre la région sans mieux comprendre la position de l’Iran. On peut être d’accord ou non avec cette position, mais elle joue un rôle important. Et aussi parce que j’étais très intéressée par les mouvements sociaux, en particulier les luttes des femmes.

Quand je suis arrivée en Iran, même si le pays lui-même n’était pas en guerre, les États qui l’entouraient l’étaient. J’ai donc commencé à faire des reportages sur les guerres en Irak, en Syrie, à Gaza (lors des précédentes escalades) et dans de nombreux autres pays, jusqu’à ce que je me retrouve en Ukraine.

Je n’avais aucune connaissance de l’Ukraine au-delà de ce que je pouvais obtenir dans les journaux, mais je savais comment couvrir une guerre – c’est comme ça que j’ai atterri ici. Petit à petit, j’ai étudié la situation, j’ai commencé à m’impliquer, à passer du temps avec les Ukrainiens et à essayer d’en apprendre davantage sur cette longue histoire.

– Que savent les Colombiens de l’Ukraine ? Y a-t-il des professeurs d’histoire ukrainienne dans les universités colombiennes ?

– Parfois, je pense que je ne suis pas vraiment la personne la mieux placée pour parler de la Colombie, car je n’y vis plus depuis 20 ans. Mais je peux dire que non seulement la Colombie, mais aussi la plupart des pays du monde ne possèdent pas vraiment cette connaissance. Même si, depuis l’invasion à grande échelle et ces dernières années, je pense que les connaissances se sont améliorées. Mais nous avons encore un long chemin à parcourir pour comprendre l’Ukraine et sa longue histoire. Pour beaucoup de gens, l’Ukraine est un État qui faisait autrefois partie de l’Union soviétique et qui est ensuite devenu indépendant. Ils ont entendu parler de la Révolution Orange et de la Révolution de la Dignité, mais je ne pense pas qu’ils aient une idée précise de ce qui se passe ici. Car pour eux, ces informations concernent une zone trop lointaine. De plus, nous n’avons pas une telle culture de l’information internationale et de la couverture des événements que celle des pays européens qui se sentent plus proches de l’Ukraine.

Même si de nos jours les gens comprennent mieux, parce que de nouvelles chaînes de télévision apparaissent et que l’information circule. Cependant, je pense qu’il est crucial que les gens comprennent pourquoi il est si important pour l’Ukraine de préserver son indépendance et de lutter pour son identité. Il est également important qu’ils comprennent que la Russie n’a pas commencé à tuer et à détruire l’identité des Ukrainiens seulement l’année dernière. C’est ce qu’elle fait depuis des siècles.

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– Au regard de votre expérience de reporter de guerre au Moyen-Orient, en quoi la guerre en Ukraine est-elle différente ?

– La souffrance humaine en temps de guerre est la même. Bien entendu, chaque guerre a son propre contexte, ses propres caractéristiques. Mais les femmes, les enfants, les hommes innocents – les personnes piégées dans la guerre, sont toujours les mêmes victimes. Qu’il s’agisse de l’Etat islamique en Irak, de Bachar al-Assad, des Russes et des Iraniens en Syrie, ou des troupes russes attaquant l’Ukraine. Le contexte de chaque guerre est toujours différent. Dans bon nombre des guerres que nous avons couvertes, les gens se battaient contre le pouvoir en place parce qu’ils voulaient une révolution, ou tels ou tels groupes rebelles ou terroristes affrontaient le gouvernement et tentaient d’en prendre le contrôle. Et en Ukraine, nous avons deux grandes armées qui se combattent. Un grand contre un petit qui essaie de faire tout ce qu’il faut pour survivre face à ce monstre. En ce sens, l’ampleur de la guerre, en termes d’armes, de munitions, d’artillerie, est énorme par rapport à ce que nous avons vu dans d’autres conflits.

En ce qui concerne la disposition de l’armée, nous sommes habitués aux petits groupes, et il s’avère ici qu’il s’agit d’une guerre immense et à grande échelle. Et cela la rend différente. L’Ukraine est un pays immense par rapport aux autres. C’est donc plus difficile à comprendre.