Argent, réputation ou sanctions. Pourquoi l’oligarque russe Roman Abramovitch cherche-t-il à servir de médiateur entre Moscou et Kyiv ?

Politique
10 février 2023, 17:00

Depuis près d’un an, l’oligarque russe Roman Abramovitch joue les intermédiaires lors des négociations entre la Russie et l’Ukraine. Au printemps dernier, le quotidien britannique The Times écrivait qu’il avait personnellement apporté à Vladimir Poutine une lettre de Volodymyr Zelensky. Fin mars, il a été vu lors des pourparlers entre les parties ukrainienne et russe à Istanbul. Cependant, les médias internationaux rapportent que son influence sur le processus de négociation diminue. Maintenant, Abramovitch est impliqué dans le processus d’échange de prisonniers de guerre, comme l’écrivent The Guardian et The Wall Street Journal, ainsi que dans l’accord sur l’exportation de céréales d’Ukraine et d’engrais de la Fédération de Russie. Cependant, la question se posée depuis le début : pourquoi l’oligarque russe fait-il cela ? Le réalisateur ukrainien Oleksandr Rodnianski, qui a été le premier à demander la médiation d’Abramovitch, a déclaré qu’il le faisait par « empathie », mais des observations sur les mouvements des capitaux d’Abramovitch (estimés à 15 milliards de dollars) quelques jours avant le début de l’invasion à grande échelle conduisent à d’autres pensées.

Selon des documents récemment obtenus par les journalistes du Guardian, de Der Standard et du Spiegel (les fameux « Oligarch leaks »), Roman Abramovitch a commencé à restructurer ses actifs quelques jours avant l’invasion à grande échelle. Il a notamment créé un trust distinct pour chacun de ses sept enfants (dont deux encore mineurs). Chaque trust détenait les objets de valeur de l’oligarque russe, comme son yacht Eclipse. Chaque enfant faisait partie des bénéficiaires à hauteur de 51 % de chaque trust, car les sanctions s’appliquent aux actifs dont la partie sanctionnée détient une participation supérieure à 51 %.

Tentation pour les banques européennes

Le Canada, la Grande-Bretagne et l’UE ont imposé des sanctions sur les avoirs de l’oligarque russe. Depuis octobre 2022, il figure aussi sur la liste des sanctions ukrainiennes, mais avec une note sur leur report jusqu’à ce que l’échange des prisonniers et des corps des soldats ukrainiens morts soit terminé. Auparavant, la presse américaine avait écrit que les États-Unis n’avaient pas imposé de sanctions à Abramovitch à la demande de la partie ukrainienne. American Forbes a également annoncé que le Mémorial de Yad Vashem pour la mémoire de l’Holocauste, à Jérusalem, faisait pression sur le gouvernement américain pour qu’il n’impose pas de sanctions à Abramovitch car c’est un donateur important pour de nombreuses organisations juives.

Le Wall Street Journal estime que Washington a une attitude de plus en plus ambivalente envers l’oligarque russe. Il est probable que l’activité d’Abramovitch dans les négociations russo-ukrainiennes soit motivée par le désir de préserver sa richesse, plutôt que par « l’empathie ». Et maintenant, d’après les informations publiées, il semble que deux banques européennes – l’UBS suisse et la britannique Barclays – se sont très probablement jointes au processus de « restructuration » des actifs de l’oligarque russe. Même si, comme l’écrit le Guardian, elles n’ont pas agi de la même manière.

On se demande notamment si elles ont permis aux enfants de « bénéficier financièrement » d’actifs ayant appartenu à leur père jusqu’en février 2022. « Une source ayant une connaissance directe de la gestion des comptes fiduciaires d’Abramovitch chez Barclays a déclaré que la banque avait reconnu les changements intervenus dans ses comptes. Cependant, les détails exacts des prochaines étapes de Barclays restent incompréhensibles » écrit The Guardian. Selon la publication suisse Tamedia, la banque UBS a tenté d’empêcher une tentative de transfert de la propriété effective des comptes aux enfants d’Abramovitch, mais les détails spécifiques des actions de la banque sont inconnues.

Le journal autrichien Der Standard, à son tour, note que si l’oligarque russe, et non ses enfants, était client de l’UBS au moment des sanctions, la banque devait geler ses avoirs. Selon le Secrétariat d’État suisse à l’économie, des actifs financiers d’une valeur de 7,5 milliards de francs suisses sont actuellement gelés dans le pays en raison des sanctions contre la Russie. « Cependant, l’autorité n’a pas dit et ne dit pas si cela s’applique aux fonds d’Abramovitch chez UBS, » écrit Der Standard.

Argent des oligarques russes pour la reconstruction de l’Ukraine

Les avoirs des oligarques russes sont actuellement gelés dans des banques de divers pays du monde. Certains, comme le Canada, ont déjà élaboré une législation et commencé le processus de confiscation. Ainsi, en décembre 2022, Melanie Jolie, ministre des Affaires étrangères du Canada, a annoncé que le Canada confisquerait 26 millions de dollars à Granite Capital Holdings Ltd., une société appartenant à Abramovitch. Si le tribunal approuve finalement la confiscation de ces fonds, ils pourront être transférés à la reconstruction de l’Ukraine. Ceci est indiqué sur le site Web du ministère canadien des Affaires étrangères. En décembre 2022, un représentant du ministère estonien des Affaires étrangères a annoncé que son pays se préparait également à confisquer les avoirs russes et cherchait ainsi à donner l’exemple aux autres pays de l’UE. Les Estoniens promettent de présenter le cadre juridique de ce processus dans un proche avenir.

Dans le même temps, tous les pays ne sont pas encore prêts pour une telle étape. Lors du Forum économique mondial de Davos, Ignacio Cassis, chef du Département des Affaires étrangères de la Suisse, a déclaré que sans cadre juridique clair, son pays ne peut transférer des fonds gelés pour la reconstruction de l’Ukraine. Cependant, Berne continue de consulter des partenaires pour développer une telle base. Les discussions sur la forme que devrait prendre le processus juridique de transfert des actifs russes pour la reconstruction de l’Ukraine sont aussi en cours aux États-Unis.

Outre le Canada, il existait un autre précédent intéressant au Royaume-Uni. Selon The Telegraph, le gouvernement voulait transférer les 2,3 milliards de livres sterling reçus de la vente du club de football de Chelsea, propriété de Roman Abramovitch, vers un fonds spécial destiné à soutenir l’Ukraine. « Mike Penrose, ancien directeur exécutif de l’Unicef ​​en Grande-Bretagne, aurait dirigé ce fonds dans le cadre de l’accord conclu entre le gouvernement et Abramovitch, » écrit The Telegraph. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, les politiciens britanniques avaient commencé à parler du fait qu’un oligarque russe ne pouvait pas posséder un club britannique dans les conditions actuelles. Abramovitch avait ensuite annoncé qu’il le céderait une fondation caritative.

L’argent de la majorité des oligarques russes et des proches de Vladimir Poutine finira d’une manière ou d’une autre par devenir la source de la reconstruction de l’Ukraine. C’est probablement déjà clair pour eux. Par conséquent, la décision de Roman Abramovitch de blanchir sa propre réputation semble tout à fait logique.