Alla Lazaréva Сorrespondente à Paris du journal Tyzhden

Alla Doudayeva: « Tout le peuple tchétchène attend la libération de l’Ukraine »

Politique
21 octobre 2022, 15:01

The Ukrainian Week a discuté avec la veuve de Djokhar Doudaïev, le premier président de la République tchétchène d’Itchkérie, des perspectives d’émergence d’un État tchétchène indépendant, des raisons de la brutalité criminelle de l’armée russe et des conditions d’apparition de la démocratie sur le territoire de la Russie.

– Votre mari Djokhar Doudaïev rêvait d’une Itchkérie indépendante. Pensez-vous que son souhait se réalise ? La Tchétchénie dispose-t-elle des forces prêtes à l’émanciper de la Russie ?

Le peuple tchétchène a rêvé de liberté pendant des centaines d’années et s’est battu pour cela durant quatre cents ans, depuis l’époque de la Russie tsariste. Tous ceux qui tombaient en disgrâce du tsar étaient envoyés pour guerroyer contre ces montagnards du Caucase. Chaque Tchétchène s’est habitué aux armes dès son plus jeune âge. Chez ce peuple, la mémoire des générations est particulièrement forte. Même les noms de certains villages rappellent des événements historiques.

Tous les Tchétchènes se souviennent de la tragédie du village de Dadi-Yurt, lorsque, après la bataille, au cours de laquelle tous ceux qui pouvaient tenir des armes avaient été tués, 40 femmes tchétchènes furent emmenées en captivité. Mais au moment de traverser la rivière, elles embrassèrent leurs gardes, et se précipitèrent avec eux dans les eaux tumultueuses du Terek pour mourir. Jusqu’à aujourd’hui, de nombreux Tchétchènes récitent une prière en passant devant ce lieu.

Les deux dernières guerres russo-tchétchènes, au cours desquelles tous les meilleurs fils du peuple tchétchène sont morts, n’ont fait que renforcer ce rêve de liberté ! Actuellement, il y a 160 000 soldats russes en Itchkérie, elle est occupée. Mais ce n’est que temporaire. La libération de l’Ukraine est attendue par l’ensemble du peuple tchétchène, qui en a assez de l’humiliation sans fin que lui inflige Ramzan Kadyrov, actuellement à la tête de la Tchétchénie. Pour le peuple tchétchène, l’atteinte à la dignité est pire que la mort.

– Sur votre page Facebook, une vidéo avec des fragments d’une interview de Djokhar Doudaïev a été publiée. Il décrit les atrocités commises par l’armée russe en Tchétchénie, qui diffèrent peu des crimes des envahisseurs en Ukraine. Comment expliquez-vous une telle «tradition» de l’armée russe : prendre la vies des civils, violer, piller ? Quelle est la raison de cette sauvagerie constante qui se manifeste, de la Tchétchénie à l’Ukraine ?

Le peuple russe ne fait que suivre l’exemple du gouvernement, des « voleurs dans la loi » de Poutine, des milliardaires qui ont volé même les retraités. Et aussi – un exemple du parlement russe – les soi-disant « serviteurs du peuple », qui ont voté pour des millions de salaires à se verser à eux-mêmes. L’armée russe est recrutée dans les couches les plus pauvres de la population, pour qui même une toilette trophée est un luxe ! Cette pauvreté engendre la cruauté ! Et quand un tel soldat avec une mitrailleuse se retrouve devant des personnes non armées, son estime de soi augmente, il se voit comme un roi !

En Ukraine d’ailleurs, la brutalité n’a pas encore atteint le niveau qu’elle avait en Tchétchénie, il n’y a pas de « camps de filtration » fascistes. Il y en avait plus de cinquante en Itchkérie, et même quelques-uns en dehors de ses frontières, à Kislovodsk, Mozdok, Piatygorsk. Là, les Russes ont torturé et violé tous les jeunes hommes, quelle que soit leur nationalité, en leur donnant des noms féminins.

À Istanboul, j’ai rencontré une femme tchétchène âgée surnommée Zura, c’est à dire «Noire». Ce surnom lui a été donné après le camp : elle est devenue triste comme un ciel noir après y avoir été internée. Elle a été détenue avec son fils de dix-huit ans dans un camp connu dans toute l’Ichkérie : Tchernokozovo. Toute les nuits, on entendait des gémissements et les cris des violeurs. Un matin, quand ils sont venus prendre son fils et qu’elle ne le lâchait pas, elle a été couverte d’injures, que son fils a entendues, ce qui était plus humiliant que toute autre chose. Pour les Tchétchènes, de telles grossièretés ne sont pas acceptées, c’est une insulte à toute la famille! Une fois, alors que Zura se rendait à un autre interrogatoire, elle a vu dans le couloir une jeune fille couchée sur le côté dans une mare de sang. Elle s’est penchée et lui a demandé à voix basse: « Quel est ton nom ? Je pourrais transmettre des nouvelles à ta famille. La fille a juste gémi en réponse : « Pas besoin, je veux mourir sans nom… » ».

– Votre mari a parlé de l’idée de « russisme », l’unification des terres sur la base slave, que la Russie a commencé à rechercher immédiatement après l’effondrement de l’URSS. Aujourd’hui en Ukraine on parle de « rachisme » [contraction de « Russie » et de « fascisme »] comme d’une sorte d’idéologie agressive. Ce sont des définitions très proches, similaires, même phonétiquement. Comment caractériseriez-vous l’essence principale, les ressources et la vulnérabilité d’une telle idéologie ?

Le « russisme », la slavisation, est l’espoir d’entraîner les Russes vivant en Ukraine, qui ont été trompés par la distribution de passeports russes et par des promesses d’une « vie paradisiaque », à renoncer à l’Ukraine et à accepter de faire partie de la Russie. On trouve ce type de personnes dans presque toutes les républiques post-soviétiques. Bien sûr, il y a aussi parmi elles des recrues du FSB aujourd’hui, du KGB avant. Ces gens sont des hypocrites, à double visage, qui conduisent un troupeau de moutons à l’abattoir, mais eux-mêmes se sauvent par une autre porte. Pourquoi ces petites républiques non reconnues étaient-elles nécessaires en Ukraine ? Pour que l’Ukraine se soit battue pendant huit longues années et ait versé le sang de ses meilleurs fils, pour qu’elle ne devienne pas un exemple de prospérité économique occidentale, et pour qu’elle ne soit pas acceptée dans l’Union européenne.

Par ailleurs, il y a des politiciens dans les pays européens qui soutiennent Poutine et défendent des intérêts du Kremlin. L’un des exemples les plus frappants est Gerhard Schröder, l’ancien chancelier allemand. Il y a quelques années, Poutine l’a nommé au conseil d’administration de Gazprom avec un salaire d’un million de dollars. Et ce qui est surprenant, c’est que Gerhard Schröder n’en avait pas du tout honte !

Les ressources du « russisme », ce sont les Russes des anciennes républiques, ainsi que certains politiciens européens. Lorsque des avions russes ont détruit des villes et des villages tchétchènes, comme en Ukraine, les gouvernements européens ont déclaré « la non-intervention dans les affaires intérieures de la Russie ». Djokhar Doudaïev a déclaré que le temps viendra où l’Europe elle-même deviendra une affaire intérieure de la Russie. Et ce moment est maintenant venu. Enfin, l’Europe s’est réveillée et a réalisé le danger de l’indifférence face à la souffrance et aux malheurs des autres peuples, que la Russie est en train de détruire. Quand viendra la fin du «russisme» ? Avec l’introduction de nouvelles sanctions économiques et après le refus des achats de gaz et de pétrole russes par les pays européens, pour lequel le Kremlin encaisse des milliards. L’argent résout tous les problèmes des Russes.

– En Occident, on dit souvent que dès que Vladimir Poutine sera écarté du pouvoir, la Russie prendra le chemin de la démocratie. Cependant, la première guerre tchétchène a eu lieu sous Eltsine, probablement le plus démocrate des politiciens russes. Dans quelle mesure la démocratie est-elle possible en Russie et à quelles conditions ?

Eltsine a poursuivi la politique de Gorbatchev, mais nous ne devons pas oublier comment il est lui-même arrivé au pouvoir. Il y avait encore une relative liberté d’expression, mais toutes les lois démocratiques ont commencé à s’effondrer progressivement. Et la guerre en Itchkérie, ainsi que le génocide du peuple tchétchène ont commencé ! Et à la fin de son règne, ignorant la loi démocratique quant au résultat des élections, Eltsine a porté au pouvoir l’ancien colonel du KGB, Vladimir Poutine, en échange de garanties pour « la sécurité du président et de sa famille ».

Au lieu de la démocratie, Poutine a construit une verticale du pouvoir. Si les Russes avaient su à quel genre de vie il les mènerait ! Les meurtres de tous ceux qui ne sont pas d’accord avec le despotisme, l’enrichissement en milliards de dollars de ses amis, l’appauvrissement complet du peuple russe… En plus de tout cela, Poutine continue de mener des guerres sanglantes. Et pas seulement pour la destruction des peuples d’Itchkérie, de Géorgie, de Syrie, d’Ukraine, mais aussi pour la destruction de la jeunesse russe, qui pourrait s’élever contre son terrible empire du mal et de la violence.

Cependant, après l’offensive en Ukraine, l’Europe s’est finalement réveillée de son sommeil léthargique. L’OTAN a commencé à aider l’Ukraine avec des armes, presque tous les pays européens y ont participé. L’Ukraine avec son vaste territoire et ses quarante millions d’habitants est tout simplement vouée à la Victoire ! Tous les peuples occupés par la Russie espèrent de grands et brillants changements ! La démocratie en Russie commencera avec leur libération.

Après la démission de Poutine, la nomination d’un nouveau gouvernement ou d’une assemblée constituante, tout va changer. Et les troupes russes seront contraintes de quitter lentement les territoires occupés. Si le nouveau gouvernement ne répond pas aux attentes, une guérilla commencera en Russie même. Et le résultat sera toujours le même. Trop longtemps, les peuples ont obéi à la dictature de Poutine, la peur disparaîtra pour toujours! Et puis une nouvelle ère viendra, le rêve séculaire de l’humanité se réalisera : un monde sans guerre ni violence.

– En Ukraine, on estime que la seule possibilité « d’ étouffer » l’agressivité russe, c’est la désintégration de l’empire en plusieurs nouveaux États indépendants. Êtes-vous d’accord avec cette opinion?

La Russie est le dernier empire de notre monde, elle est sans aucun doute vouée à l’effondrement. Il n’y aura que quelques États ou beaucoup plus, si on parle de l’aspect économique. Si une république a les ressources, et qu’elle est capable de nourrir sa population, alors la sécession se produira inévitablement. Sinon, l’unification de plusieurs petites républiques est aussi possible. L’Europe contribuera sans aucun doute à l’établissement de la démocratie et au développement de l’économie. Pour accélérer les processus démocratiques, des protectorats européens sont possibles. L’Europe agira comme elle l’a fait pour les trois républiques baltes. Après avoir évalué leurs ressources, elle choisira l’option de développement optimale.

Par exemple, en Estonie, qui n’a pratiquement aucune ressource naturelle, les économistes ont établit que c’est la production et l’importation de fleurs qui seraient les plus rentables. Et pour fournir du travail aux ménagères, ils ont commencé à importer des machines à coudre, pour fabriquer du linge de lit ordinaire. Les talents de créativité, la couture à partir de chutes de cuir ou la fabrication de petits bouquets à partir de fleurs séchées, tout était pris en compte. Les ménagères recevaient des matières premières et de petites boîtes à partir desquelles elles ont créé de véritables chefs-d’œuvres, pour décorer les intérieurs. Les produits finis étaient vendus dans les pays européens. J’ose vous assurer que ces ménagères gagnaient très bien leur vie!

– Qui est, à votre avis, Ramzan Kadyrov ? Il a menacé de détruire Volodymyr Zelenskyi, mais ses combattants sont plus visibles sur Tiktok que sur le champ de bataille. Comment expliquer ce phénomène ? Est-il un fantassin de Poutine, son éventuel successeur, un traître au peuple tchétchène, un auto-promoteur à succès ?

Kadyrov est tout ce que vous avez énuméré. Mais surtout, il est fidèle à Poutine, et ne compte que sur lui. Il lui est reconnaissant pour son poste, donc, à ces yeux, il est le roi et Dieu. C’est une sorte de symbiose. Après tout, tous les meurtres criminels récents en Russie et à l’étranger ont été commis sur les ordres de Kadyrov, mais planifiés par Poutine. Et Kadyrov suit de très près ce qui se passe en Ukraine. Il n’est pas du tout intéressé ni par la victoire de l’Ukraine, ni par un changement de gouvernement en Russie. C’est pourquoi il se livre à des mises en scène et n’agit comme un héros qu’en paroles. S’il n’y a plus de Poutine, il n’y aura plus de Kadyrov ! Et ce qui lui arrivera sans ses « fantassins » face aux Tchétchènes, qui le détestent, n’est pas difficile à imaginer. Au tout début de la guerre russo-ukrainienne, Kadyrov et ses proches ont envoyé leurs familles aux Émirats arabes unis. Dans ce pays, Kadyrov a des entreprises et des maisons, juste au cas où. Mais sinon pour la vengeance du sang… Selon les traditions tchétchènes, la vengeance dure cinquante ans, elle s’étend non seulement à Kadyrov lui-même, mais aussi à ses fils. Il s’est fait tellement d’ennemis durant son règne qu’il devra se cacher très longtemps.

– Quelles erreurs de la résistance tchétchène les Ukrainiens devraient-ils éviter ?

Dans l’histoire récente du peuple tchétchène avant la deuxième guerre russo-tchétchène, il y a bien sûr eu des erreurs délibérément provoquées par le FSB russe. Par exemple, la scission du peuple tchétchène sur la base de l’islam. Heureusement, cet aspect n’est pas pertinent pour la résistance ukrainienne. Ce qui est plus intéressant à voir, c’est ce que nos nations ont en commun.

Avant la première guerre, l’Ichkérie était abandonnée par tous ceux qui gagnaient illégalement des millions. Il y restaient ceux qui étaient prêts à mourir, mais pas à se rendre à l’ennemi! Et cette petite nation, de moins d’un million d’habitants, vivant sur un minuscule territoire de 130 km sur 170, unie devant l’ennemi ,s’est soudée comme jamais auparavant. Il a fait preuve d’unité et a montré au monde entier comment gagner. Sa victoire en 1996 sur un immense empire du mal et de la violence, que tout le monde craignait, était un miracle pour le monde entier et un espoir pour les autres nations. Le peuple tchétchène s’est battu avec des armes, qu’il a prises à l’ennemi. Il n’avait pas d’aviation, pas de chars, pas d’artillerie et pas de véhicules blindés, l’Europe et l’Amérique ne lui ont pas livré de nouvelles armes. Le peuple tchétchène a gagné grâce à son unité et à son courage, grâce à son esprit de vrai guerrier et sa gentillesse envers les prisonniers, les conscrits, qu’il a rendu à leurs mères sans aucune rançon.

Puis, lors de la première guerre de Tchétchénie, les soldats sauvèrent non seulement les blessés, mais, seuls au monde, se sacrifiant souvent, emportèrent même les morts pour les remettre à leurs proches et leur donner une sépulture digne. Tous les peuples qui se disent instruits ne sont pas capables d’une telle noblesse.