Dmytro, journaliste professionnel, explique pourquoi il a rejoint l’armée en février 2022.
Je n’attendais pas d’être appelé, je n’ai pas servi dans la réserve, et je n’ai même pas fait mon service militaire. J’ai 43 ans, ma santé est loin d’être parfaite. J’ai travaillé dans les médias, ce qui est important et très demandé en temps de guerre. En bref, je dispose d’un large éventail d’excuses justifiant de ne pas être au front, mais je ne ressens pas le besoin de les utiliser.
Depuis 2014, mon fil Facebook est rempli de rapports sur les pertes au front. Et depuis le 24 février, le nombre de décès a décuplé. Je tombe souvent sur l’expression «les meilleurs meurent à nouveau, les meilleurs de la nation ukrainienne sont tués.» Oui, parmi les personnes tuées, que je connaissais personnellement et mentionnées sur Facebook, il y a surtout des gens des médias. Mais l’artillerie russe ne se soucie pas du nombre de followers que vous avez sur les réseaux sociaux, si vous avez un diplôme universitaire ou si vous étiez sur la place Maïdan en 2014.
Il est peu probable qu’un ouvrier de Shepetivka, tué au combat, fasse l’objet d’un article au-delà d’une mention dans la presse locale. Malheureusement, c’est ainsi que fonctionne le domaine de l’information. Certains disent que les intellectuels ne devraient pas prendre les armes, que leurs paroles sont leurs outils de combat et qu’ils doivent se protéger en tant que « fonds d’or de la nation. » Mais une telle immunité coûterait trop cher au pays. Si notre armée devenait une armée de paysans et d’ouvriers, au regard de l’Histoire, nous serions perdants.
Au Moyen Âge, la guerre était affaire de chevalerie, mais lorsque l’ennemi se tenait à la porte de la ville, moines, marchands et artisans prenaient les armes. Nous sommes actuellement exactement dans cette situation : chaque « corporation » doit envoyer un certain nombre de combattants au front. Et il ne s’agit pas de quotas légalement établis, mais plutôt du choix personnel et conscient de chaque citoyen. Ceux qui peuvent être considérés comme des proto-, des contre- ou simplement des élites doivent donner l’exemple et inspirer leurs compatriotes. C’est la clé de la pérennité de notre société pour l’avenir. Bien sûr, je ne parle pas de la mode du selfie militaire et je ne parle pas d’aider l’armée façon relations publiques politiques. La guerre moderne est telle qu’un geek qui sait piloter un drone peut porter la « mort à l’ennemi » aussi bien qu’un parachutiste surentraîné.
Je ne crois pas vraiment à l’efficacité des raids de démonstration dans les boîtes de nuit avec remise de convocations. Chaque resquilleur trouvera un moyen de ne pas servir : payer ou, pire encore, déserter ou se faire du mal. Pour être honnête, je suis plus surpris par le fait que les boîtes de nuit soient ouvertes (qu’en est-il du couvre-feu ?) que par le fait que des jeunes hommes s’y amusent. La propagande soviétique nous a appris que « toute la nation » doit être en guerre. Mais même à partir des œuvres non censurées de cette époque (comme « L’âge de la bienveillance » des frères Weiner), nous savons qu’il y aura toujours des voleurs, des personnages de l’ombre et des sales types pour se cacher à l’arrière et à y vivre pour leur propre plaisir, au lieu de « forger la victoire. » Et cela dans un État au régime totalitaire terrifiant. En démocratie, il est d’autant plus ridicule d’exiger que tous ceux pour qui cette guerre « n’est pas ma guerre » soient contraints de se rendre au front.
Nous menons un grand combat qui nécessite de grandes réserves. Y compris humaines. Et il faut bien l’admettre : il n’y a pas assez de soldats professionnels entraînés. Par conséquent, les hommes et les femmes qui veulent et peuvent se battre rejoignent l’armée. Ceux qui ont une raison de le faire. Conscience, patriotisme, sens du devoir, vengeance personnelle – les motifs peuvent être différents. Mais ces personnes constituent la principale réserve du pays, qu’il doit jeter dans la bataille. Oui, parmi eux il y aura des militants, des gens de métiers créatifs, des passionnés. C’est logique, naturel, sinon nous reviendrions à une société de classes, qui finirait par éclater en une nouvelle Koliivshchyna (un soulèvement populaire en Ukraine au XVIIIe siècle – ndlr). L’ennemi ne peut que rêver d’un tel scénario.
Vous souvenez-vous comment en 2014-2015, la partie la plus bruyante des réseaux sociaux ukrainiens criait que « le gouvernement se débarrasse des patriotes » ? Je ne m’engage pas à juger la direction militaire et politique de cette époque, évidemment, elle a fait des erreurs de calcul tactiques et stratégiques, mais elle ne visait certainement pas à sacrifier les bataillons des volontaires. Et les récits de panique font certainement le jeu de l’ennemi.
De même, aujourd’hui, il est déraisonnable de reprocher à nos dirigeants le fait que « les meilleurs meurent ». Nous menons simplement notre propre Reconquista et subissons de grandes pertes. Pour nous, contrairement à nos ennemis, la guerre n’est pas un moyen de « purger la société de ses éléments les plus nuisibles ». On ne se bat pas comme ça. Et il y a de nombreuses raisons à cela.