Olena Kozachenko Amnesty International Ukraine

Les prisonniers russes en Ukraine : comment vivent-ils ?

Guerre
9 avril 2025, 10:14

Olena Kozachenko est une journaliste professionnelle, épouse d’un militaire ukrainien qui combat au front et mère d’un petit garçon. Elle habite Kyiv. Actuellement, Olena travaille pour l’Amnesty International.

Il est assis là, en bonne santé, il semble relativement satisfait de la vie. Parfois, il baisse les yeux. Parfois, il sourit. Et moi, je suis assise en face de lui.

Moi, qui ai perdu des dizaines d’amis en plus de dix ans de guerre. Hier encore, j’étais assise derrière deux murs avec mon petit garçon et je cherchais à deviner : qu’est-ce qui fait ce bruit, notre défense anti-aérienne ou les bombardements ennemis ? Je suis une femme qui attend son mari, parti à la guerre, défendre l’Ukraine. J’ai déjà réalisé des dizaines d’entretiens avec les familles de nos prisonniers de guerre et de ceux qui ont été heureusement libérés.

Et voici Alexandre, assis en face de moi, qui s’est porté volontaire pour la guerre contre nous, parce que « nous devions défendre la Russie ». Ou encore Sergueï, natif de la ville de Vladimir, lui aussi volontaire. Et maintenant, ils sont prisonniers de guerre.

Sergueï dit : « Les conditions ne sont pas mauvaises, mais elles pourraient être meilleures. Par exemple, ils ont cessé de me donner des vitamines. Et en plus, ils me parlent en ukrainien ».

En ce moment, je me souviens des photos de nos jeunes, hommes et femmes, qui sont revenus de captivité en Russie, d’un camp de concentration. Les témoignages me reviennent en mémoire : « Nous étions battus tous les jours, obligés de rester debout pendant 16 heures, les chiens se jetaient sur nous, nous pourrissions vivants parce que nous n’étions pas soignés, nous étions obligés de nous battre pour un morceau de pain »…

Et là, devant moi, je vois Sergueï, qui se plaint qu’on ne lui donne pas ses vitamines.

Mon collègue britannique et moi, nous avons déjà écouté cinq personnes, alors on fait une pause et on va fumer avec les employés de la prison.

Je leur demande : « Comment vous supportez tout ça » ?

« Comprenez que nous ne sommes pas comme eux. Nous respectons le droit international. Nous savons aussi qu’ils seront échangés contre les nôtres ».

C’est bien vrai. Mais cela reste indescriptiblement difficile pour moi.

Avant de parler aux Russes, on nous a fait visiter les lieux. Il y a une salle d’observation médicale, une infirmerie, un salon de coiffure…

Un salon de coiffure, c’est beaucoup dire, bien sûr, mais il s’agit bien en réalité d’une pièce où les prisonniers de guerre peuvent se faire couper les cheveux.

Il y a également une église, un magasin et un terrain de sport sur le territoire de la prison. Un magasin, parce que chaque prisonnier a son propre compte, sur lequel ses proches peuvent envoyer de l’argent par le biais d’intermédiaires en Ukraine. De plus, les prisonniers travaillent et reçoivent 10 à 15 hryvnias par jour de travail. Dans le magasin, on peut acheter diverses friandises : bonbons, sodas, jus de fruits et conserves…

Des organisations caritatives et des partenaires étrangers, dont le Comité international de la Croix-Rouge, aident l’Ukraine à garantir les conditions de détention des prisonniers russes à un niveau correct. Le camp dispose d’une petite fabrique de meubles, de cabanes de jardin et d’arbres de Noël synthétiques. Les prisonniers y travaillent. C’est intéressant et étrange de voir des hommes en uniforme bleu d’ouvriers assembler soigneusement des brindilles pour créer des arbres de Noël miniatures avec leurs grosses mains.

Ensuite, nous visitons la salle à manger. Les prisonniers russes y cuisinent également. Le déjeuner d’aujourd’hui est composé de bortsch, de porridge avec de la viande, de salade de chou et de pain blanc, fraîchement sorti du four. D’ailleurs, ce pain est également cuit par les prisonniers. En mangeant le bortsch et en mordant dans le pain savoureux, il est à nouveau difficile de ne pas penser à nos hommes et à nos femmes et à l’état dans lequel ils reviennent des prisons russes. S’ils reviennent.

Je poursuis mon chemin dans le couloir jusqu’à la bibliothèque. Près de la fenêtre, je vois un homme. Son apparence – son expression faciale, ses yeux, ses manières – est très différente des dizaines d’autres que j’ai vus dans la prison.

Je lui demande son nom.

« Yevhen »

«Tu es Russe ? »

« Non, je suis Ukrainien ».

« Un volontaire ? Ou un ancien prisonnier ? »

« Ni l’un ni l’autre, me dit-il, j’ai été forcé par le FSB [les services secrets russes – ndlr]à faire la guerre contre l’Ukraine ».

Yevhen a 24 ans et vient de Novoazovsk (région de Donetsk). Cette ville est occupée depuis 2014. À l’époque, il était encore écolier. Lorsqu’il a eu 16 ans, il s’est rendu avec sa mère dans les territoires contrôlés par Kyiv pour obtenir un passeport ukrainien, mais les adultes ont décidé de vivre sous l’occupation.

Au début de l’invasion à grande échelle, il crée le groupe « Funérailles de notre avenir » sur les réseaux sociaux. Il y exprimait des sentiments anti-russes. Ensuite, Yevhen s’est caché pour éviter la mobilisation. Mais fin 2022, il a été capturé par l’armée russe et remis au FSB alors qu’il prenait des photos d’un pont.

« Lorsque le pont de Crimée a sauté, tout le trafic de fournitures et d’équipements russes passait par Novoazovsk. Il y avait d’énormes embouteillages et, pour une raison ou une autre, j’ai trouvé amusant les filmer », explique Yevhen.

Le FSB l’a gardé dans un sous-sol pendant plusieurs jours, le menaçant et l’interrogeant : « Quelles informations tu consultes ? Pourquoi t’es-tu rendu sur le territoire contrôlé par l’Ukraine en 2016, pourquoi as-tu obtenu un passeport ukrainien ? Pourquoi ne possèdes-tu pas de documents russes ? Ainsi que toute ta famille ? ».

Puis on a dit à Yevhen : « Soit tu vas en prison pour 10 ans, soit tu vas au front ».

Il s’est fixé deux missions : ne pas mourir et ne pas nuire à l’armée ukrainienne. Depuis qu’il est arrivé au front, il porte un T-shirt blanc sur lui – et c’est avec ce T-shirt dans les mains que Yevhen a couru vers les positions de l’armée ukrainienne à la première occasion, pour se rendre.

En août 2023, un procès a eu lieu, au cours duquel Yevhen a été accusé de haute trahison et de participation à des groupes armés illégaux. Cependant, après l’avoir passé au détecteur de mensonges et examiné toutes les preuves, le tribunal ukrainien l’a acquitté.

Cependant, Yevhen a toujours le statut de prisonnier de guerre et se trouve donc dans le camp. Selon lui, le processus de levée de ce statut est actuellement en cours, mais de tels processus n’ont jamais été menés en Ukraine auparavant. Le précédent se crée en temps réel.

La guerre menée par la Russie n’est pas le projet politique d’un seul homme, comme on aime à le dire en Occident, c’est un crime impliquant des milliers de volontaires. Le récit de la « guerre de Poutine » ne résiste pas à la réalité : s’il était vrai, il y aurait davantage de Russes qui, comme Yevhen, chercheraient toutes les occasions de survivre, d’éviter d’être tués et de ne pas faire de mal.

Mais malgré tout, nous devons rester fidèles à nos principes. Nous n’avons pas le droit de céder aux émotions, car c’est ce qui fait notre force. En adhérant aux valeurs démocratiques, au droit international, à l’honneur et à la dignité, nous montrons que nous ne sommes pas comme eux.

Nous ne nous battons pas seulement pour un territoire, mais pour l’essence même de ce que nous sommes. C’est précisément ceci qui nous rend plus forts.