Andriy Golub Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Un contexte local délicat. La vie de la Transcarpathie en temps de guerre et rivalités régionales entre l’Ukraine et la Hongrie

Société
9 septembre 2022, 08:48

Historiquement, la région est située loin de tous les cercles du pouvoir qui l’ont influencée. «C’était toujours une province isolée, n’importe d’où on la regarde: Kyiv, Budapest, Prague ou Vienne». C’est une thèse, souvent mentionnée dans les conversations sur les situations locales. Cet isolement a toujours eu un impact sur les forces et les faiblesses de la Transcarpathie.

Il y a actuellement un grand nombre de pancartes fixées aux fenêtres des maisons de Beregovo. Elles affichent «elató» en hongrois, « à vendre », mais il y en a également une traduction en ukrainien ou en russe L’offre et la demande progressent sur les marchés fonciers. La cause de cette situation est la guerre. Depuis le début de l’invasion à grande échelle, un certain nombre de détenteurs de passeports hongrois ont quitté l’Ukraine. Il s’agit principalement (mais pas toujours) de représentants de la minorité hongroise, qui vivaient sur ce territoire depuis fort longtemps . La commune de Beregovo est l’un des rares endroits en Ukraine où la population d’origine hongroise est majoritaire. Le point de passage Luzhanka à la frontière avec la Hongrie se trouve à 7 kilomètres. Actuellement, les habitants de Beregovo vont en Hongrie pour attendre la fin de la guerre mais, d’après les annonces de vente et les conversations avec ceux qui sont restés, certains d’entre eux prévoient même de ne pas revenir.

Les migrants d’autres régions d’Ukraine, qui sont nombreux ici, créent une demande sur le marché de l’immobilier. Selon l’administration régionale, plus de 200 entreprises évacuées d’autres régions se sont déjà installées en Transcarpathie dès la fin du mois de mai. Beregovo, ainsi que Mukachevo et Ouzhgorod, deux des plus grandes villes de Transcarpathie, se trouvent parmi les endroits de choix. Environ la moitié de ces entreprises, représentent le secteur de l’industrie informatique, qui rémunère le mieux. Dans son message adressé à la communauté à la mi-juillet, le maire de Beregovo, Zoltan Babjak a précisé que plus de 4 100 personnes déplacées sont officiellement enregistrées dans la ville. Le conseil municipal leur accorde une carte sociale afin d’améliorer la documentation relative à leur hébergement et à leurs avantages sociaux. Pourtant, certains des nouveaux arrivants ne s’enregistrent pas. Mais malgré cela, le chiffre officiel représente plus d’un sixième de la population de la ville d’avant la guerre (23 400 personnes).

La Transcarpatie, comme toute l’Ukraine, est en train de changer, bien que dans cet endroit on n’entende pas de bruits d’explosion. C’est une région de l’arrière et elle est peu accessible pour les missiles russes: une étendue montagneuse des Carpates se trouve d’ un côté et les pays de l’OTAN de l’autre. Depuis le début de l’invasion russe, un missile russe a frappé la région une fois. C’est arrivé dans un coin du côté oriental des Carpates ukrainiennes. Selon le ministre hongrois des Affaires étrangères, Péter Szijjártó, il existe une explication pour que les missiles russes ne viennent jamais ici. «150 000 Hongrois vivent dans la partie occidentale de l’Ukraine. De toute évidence, si nous fournissons des armes contre les Russes ces livraisons deviendront la cible de tirs. Nous ne voulons pas qu’ils tirent sur des régions où vivent des Hongrois. Nous devons veiller à la sécurité de la Hongrie et des Hongrois», a-t-il déclaré dans son interview pour CNN au début de juillet.

Cette déclaration a provoqué une vague d’indignation en Ukraine. Une telle rhétorique revient régulièrement dans les échanges entre Kiev et Budapest. Cependant, depuis le 24 février, Kiev la supporte de moins en moins bien. La déclaration de M. Szijjártó contient deux messages qui fâchent: la séparation des Hongrois du reste des Ukrainiens, et le refus persistant de Budapest à participer non seulement aux livraisons, mais au transport d’armements pour l’Ukraine.

La partie ukrainienne répond sur le même ton. La déclaration du secrétaire du Conseil national de la sécurité et de la défense de l’Ukraine, Oleksiy Danylov, faite début mai, est la plus retentissante. Selon M.Danylov, non seulement la Hongrie était informée d’une attaque imminente de la Russie, mais estimait qu’il existait « des possibilités pour elle de reprendre une partie du territoire ». Plus tard, cette crise politique a été plus ou moins apaisée. Le compromis est basé sur l’accord de la Hongrie quant à l’intégration européenne de Kiev et sur une certaine modération de la rhétorique des autorités ukrainiennes.

Derrière toutes ces querelles au niveau officiel, la compréhension de la situation en Transcarpatie risque de devenir compliquée.

 

Après le mois de février

Le ministre hongrois des affaires étrangères fournit des chiffres, apparemment optimistes, sur le nombre de minorités en Ukraine. Ces chiffres coïncident avec le dernier recensement de la population, qui a eu lieu il y a plus de 20 ans. Dans une certaine mesure tous les chiffres sont quelque peu spéculatifs. Selon les interlocuteurs de Tyzhden, environ 100 000 membres de la minorité hongroise se trouvent actuellement dans la région, mais avec l’éclatement de la guerre, certains estiment ce chiffre surestimé.

Les propos entendus et les observations de terrain crédibilisent cette conclusion. Natalia Mironiuk est une représentante de la communauté hongroise. Elle a un nom et un prénom typiquement ukrainiens, du moins à première vue. Mais elle explique très gentiment que Natalia est aussi un prénom hongrois. Elle travaille à la bibliothèque locale et est visiblement enthousiasmée par son travail. A la fin de la visite guidée, elle a présenté la principale fierté de l’institution: des manuscrits de la fin du 19e et du début du 20e siècle avec des estampes de la bibliothèque dans les trois langues – en hongrois, en slovaque et en ruthénien.

Natalia Mironiuk

Ces livres sont destinés uniquement à des fins de démonstration, mais il y en a beaucoup d’autres qui sont disponibles. «Ce que nous avons ici ce sont des livres en ukrainien», dit Mme Mironiuk. Puis elle montre l’étagère voisine et précise que «là-bas, se trouvent les livres d’auteurs hongrois et la littérature étrangère en hongrois. Dans de nombreuses écoles, l’enseignement se déroule en hongrois. Beaucoup de gens parlent le hongrois… ».

Pour Natalia Mironiuk, il est parfaitement normal que la majorité ici s’exprime en hongrois. Mais, a-t-elle précisé, «c’était comme ça jusqu’à la fin du mois de février». Selon Mme Mironiuk, à présent, la situation a changé. «Beaucoup de personnes sont parties, mais il y a aussi beaucoup de nouveaux arrivants. Les russophones sont prédominants. Il y a eu une période où l’on ne rencontrait que des visages familiers dans la ville», raconte cette femme.

Elle ajoute que ce n’est pas seulement la guerre qui a contribué aux changements. Selon Mme Mironiuk, la majorité des visiteurs de sa bibliothèque sont des personnes âgées et des enfants. Les lecteurs d’âge moyen ne viennent pas si souvent que ça. Ils ont peu de temps libre, et une grande partie de cette frange de la population est partie chercher du travail à l’étranger avant les événements de février 2022. Les Hongrois ne sont vraisemblablement pas les seuls à partir. Mais, paradoxalement, c’est leur comportement à Berogovo qui contredit totalement les déclarations , Mais ce sont eux qui s’apprêtent au paradoxe :

Mais paradoxalement, leur comportement à Beregovo vient en totale contradiction avec les déclarations, les programmes et la politique définis par le gouvernement de Viktor Orban qui veut, au contraire; préserver la communauté en Transcarparthie.

 

Bal de fin d’école

Le bâtiment de l’Institut hongrois de Transcarpatie de Ferenc Rakoczi II se trouve dans le centre de Beregovo. L’église catholique romaine est à cinq minutes à pied. La cérémonie de remise des diplômes se déroule dans cette église le 8 juillet, en langue hongroise. La langue ukrainienne, elle, n’est que parfois entendue. Par exemple, lors de l’accueil des invités, principalement ceux des établissements d’enseignement partenaires. Les autorités ukrainiennes ne sont représentées que par le maire de Beregovo, Zoltan Babiak, lui-même membre de la communauté hongroise. Plusieurs représentants des consulats hongrois sont là, et il y en a plus d’un en Transcarpatie. L’invité d’honneur est le sous-secrétaire d’État hongrois chargé des politiques nationales, Peter Szilagyi. Au milieu de la cérémonie, on entend l’hymne national hongrois. En règle générale, c’est ce genre d’images qui contribue à rendre suspectes les activités de Budapest en Transcarpathie. Surtout si des paroles imprudentes sont prononcées pendant les événements, et qu’elles sont ensuite diffuseés dans les medias ukrainiens.

Le discours de M.Szilagyi a été tout à fait modeste. Il a rappelé que Budapest a soutenu la candidature de l’Ukraine à l’UE et a noté la nécessité pour l’Ukraine de devenir «un Etat souverain, stable, de droit démocratique, où les minorités nationales, y compris la minorité hongroise, pourront vivre dans un monde plus sûr et plus pacifique». Ce ne sera possible qu’après le rétablissement de la paix, et la Hongrie soutient Kyiv «dans la mesure de ses moyens». Le politicien s’est exprimé aussi en faveur du «rétablissement des droits de la minorité hongroise de Transcarpatie», mais «après la fin de la guerre, et en recherchant une solution satisfaisante pour les deux parties».

Mais le discours comporte une autre partie. Peter Szilagyi évoque les siècles de difficultés pour la communauté hongroise de Transcarpatie et sa lutte pour sa survie. Ils ont survécu et, grâce au soutien du gouvernement hongrois, ont réussi à se développer. Surtout depuis le lancement du système de la politique nationale à partir de 2010. C’est en effet en 2010 que Viktor Orban est revenu au poste de premier ministre qu’il occupe toujours.

«Un siècle de difficultés » – ce n’est pas un procédé rhétorique, comme on pourrait le croire. Il s’agit d’une référence spécifique à un événement historique qui est constamment mentionné dans les conversations sur la minorité hongroise de Transcarpatie et sur la politique hongroise contemporaine en général. Petit rappel: le 4 juin 1920, après la première guerre mondiale, a le traité de paix de Trianon a été signé entre les puissances alliées et la Hongrie, qui a défini les les nouvelles frontières. La Hongrie ayant perdu la guerre, ce traité ne lui a donc guère été favorable. Le pays a perdu les deux tiers de son territoire, où vivait alors un tiers de tous les Hongrois ethniques. Cet événement est devenu une tragédie nationale et représente désormais un composant important du processus politique en Hongrie. Même s’il ne s’agit que de l’histoire politique essentiellement intérieure, c’est bien elle qui tient une place si importante pour les Hongrois à l’étranger.

« Il est impossible de réunir la nation hongroise au sein d’un seul Etat, mais il faut la rassembler mentalement et culturellement, afin de préserver ses valeurs», explique de façon extrêmement courtoise, Dmуtro Tuzhansky, directeur de l’Institut pour la stratégie de l’Europe centrale, un important groupe de réflexion basé à Uzhgorod. M.Tuzhansky précise que c’est la principale ligne de discussion dans les milieux politiques hongrois. Selon lui, c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le phénomène d’autonomies nationales hongroises, soutenu et encouragé par Budapest.

Dmуtro Tuzhansky

Les Ukrainiens ont une expérience très traumatisante avec le mot «autonomie». Il s’agit de tentatives de longue date de la Russie de diviser l’Ukraine de l’intérieur afin de s’emparer de territoires. Viktor Medvedchuk, le principal partenaire politique de Poutine à Kyiv, a été le promoteur le plus ardent de la fédéralisation et de l’autonomisation de l’Ukraine. Cette situation est, à l’heure actuelle, amplifiée par l’invasion russe en cours. Elle ne favorise pourtant ni confiance, ni compréhension de la part des capitales qui se trouvent loin de la Transcarpathie.

Du point de vue hongrois, il n’y a rien de surprenant qu’un institut hongrois à Beregovo distribue des diplômes dans une église catholique et en présence de fonctionnaires de Budapest. Pour eux, il s’agit d’un symbole de l’autonomie nationale, qui comprend tous les domaines de la vie. Un autre exemple: une abréviation «KMKSZ» – Société culturelle hongroise. Sous ce nom sont enregistrés : un parti politique, une organisation publique et une fondation caritative. Cependant, de nombreux Ukrainiens trouvent suspecte cette institution car c’est ainsi que l’expansion russe a débuté grâce à un mélange de politique, de culture, de religion et d’argent.

Après la fin de la cérémonie officielle dans l’église catholique, Beregovo commence à ressembler à une ville ordinaire un jour de bal de fin d’études. Le maquillage est festif pour les filles, le style formel pour les hommes, et il y a beaucoup de fleurs – tous les âges sont représentés. Les professionnels nouvellement diplômés et leurs parents se dispersent après la soirée.

Actuellement, il est difficile de prévoir combien d’entre eux poursuivront leur carrière ici. L’enseignement, dispensé entièrement en langue hongroise, est devenu la principale pierre d’achoppement dans les relations politiques entre l’Ukraine et la Hongrie. Du point de vue de plusieurs Hongrois, la loi ukrainienne de 2017 «Sur l’éducation» viole les droits des minorités. Le document prévoit une transition successive vers la langue ukrainienne pour la plupart des matières au fur et à mesure que les enfants grandissent. Selon un autre point de vue, c’est bien l’approche hongroise qui est à l’origine du départ massif de la région de représentants de la minorité hongroise.

 

Les couleurs et les drapeaux

En face de l’église se trouve le palais du comte de Bethlen. Il s’agit d’une curiosité locale. C’est un ancien édifice qui a été transformé en musée d’histoire. Un petit immeuble situé à proximité héberge l’un des centres de bénévolat locaux. Un drapeau aux couleurs rouge et noir est suspendu à l’entrée du site. Ce sont des couleurs qui sont immédiatement visibles sur fond de nombreux drapeaux hongrois. Au moment de la visite, Tetiana Vovkunovich était en charge de l’établissement. Elle avait à gérer beaucoup d’activités autour de l’école. Les enfants jouent au ping-pong et courent dans la cour. A proximité, il y a une station service avec des poufs doux. Cela ne pas vraiment bien avec l’endroit, mais c’est mignon. En même temps, c’est un lieu de stockage des monuments décommunisés. Comme il est apparu plus tard, le sous-sol du palais avait également été transformé en abri anti-bombes avec une salle de cinéma et de performances. Malgré l’absence de trace d’un plan unique, le lieu donne l’impression d’un organisme en constante pulsation.

Abri anti-bombes dans le palais

– Bonjour. D’où venez-vous ?
– Bonjour. Je suis de Liman (c’est une ville de la région de Donetsk occupée par les troupes russes depuis fin mai – Red.).
– Oh-oh! Vous allez rester ici pendant longtemps…

C’est un dialogue entre Mme. Vovkunovich et une jeune femme avec un enfant qui cherche un logement dans un nouveau lieu. Mme Vovkunovich précise que le centre a commencé à fonctionner ici après le début de l’invasion, dès que les volontaires ont été autorisés à prendre en charge les établissements publics. Le palais Betlen est «le plus ancien édifice de Beregovo» indiquent les guides touristiques. Il ne faut pas chercher longtemps des preuves de son ancienneté : le bâtiment a fort besoin de travaux. D’ailleurs, les volontaires ont tenté de réparer le toit par leurs propres moyens.

Sites décommunisés

Cela contraste avec le reste de la ville, qui ressemble parfois à un musée en plein air. On y voit de nombreux monuments historiques et culturels hongrois, bien entretenus, sur lesquels sont accrochées des petites couronnes, entourées de bandes colorées du drapeau hongrois . rouge, blanc et vert. Les édifices associés à la communauté hongroise sont pour la plupart joliment peints et rénovés, comme par exemple, un centre culturel qui accueillait autrefois un théâtre hongrois assez célèbre en Ukraine. Désormais ce théâtre est fermé et il n’y a pas de spectacles.

L’apparence soignée des façades des établissements sur lesquels flotte le drapeau hongrois fait également partie de la polémique en cours. Budapest, dans le cadre de son système de financement, accorde une aide à la fois sur le plan personnel – aux enseignants, aux médecins, aux parents d’élèves des écoles hongroises, aux agriculteurs et autres entrepreneurs. Des subventions sont prévues également pour les réparations et les rénovations. Par exemple, il y a dix ans, l’institut de Ferenc Rakoczi II avait l’air d’un survivant des combats qui avaient eu lieu près de ses murs. A présent, c’est un bâtiment magnifique et bien entretenu. De même l’ancienne banque austro-hongroise située dans la ville voisine de Mukachevo a été transformée en centre culturel hongrois. Le drapeau hongrois est obligatoirement accroché après chaque rénovation.

« C’est une réussite pour tout le monde, mais le problème est dans la politisation délibérée de la question, » explique Dmуtro Tuzhansky. Selon lui, il existe une opinion selon laquelle Kiev n’est pas intéressée par la région qui serait pratiquement en faillite sans l’argent hongrois. Ici, il s’agit d’une manipulation. Les écoles hongroises reçoivent bien de l’argent de la part de l’Ukraine.

École avec des drapeaux ukrainiens et hongrois sur la façade

Un autre exemple donné par des responsables ukrainiens. Selon eux, l’Ukraine aurait dépensé environ 160 millions d’euros pour la restauration des routes dans la région en 2020. La Hongrie, quant à elle, a déclaré plusieurs centaines de millions d’euros de dépenses pour la région à travers différents fonds, mais depuis 2010.

«La grande construction hongroise», décorée de drapeaux et autres signes de la présence de Budapest, provoque ici une certaine tension entre les communautés ukrainienne et hongroise. Dans le même temps, les autorités de la ville, sont prêtes à infliger des amendes pour le déploiement d’un drapeau rouge et noir. Si par le passé il avait été associé exclusivement aux nationalistes ukrainiens, aujourd’hui le drapeau est devenu l’un des symboles de la résistance à l’agression russe.

«Si vous avez prêté attention, dès le commencement de la guerre, nous avons accroché des drapeaux (ukrainiens – Red.) sur le pont. L’idée était d’en accrocher un avec les couleurs jaune et bleu, et un autre, avec les couleurs noir et pourpre. Des jeunes gens ont été alors mis en garde à vue (par la police – Red.), au prétexte qu’il ne fallait pas énerver les Hongrois». Je leur ai dit de ne pas s’inquiéter, car nous allions accrocher ces drapeaux le jour de l’indépendance», dit Mme Vovkunovich.

Cet épisode est confirmé par le dossier du tribunal dans l’affaire de «vandalisme mineur». Deux protocoles ont été rédigés immédiatement. Cette histoire a eu lieu le 9 mars, au début de la Grande Guerre. «Lorsqu’il se trouvait dans la rue Petefi, dans la ville de Beregovo, il a remplacé le drapeau national ukrainien par un drapeau rouge et noir. Après cela, il a accolé le drapeau national près du drapeau rouge et noir. L’individu X a commis ces actes dans un lieu public, devant des passants», peut-on lire dans le texte d’une des décisions du tribunal. Le tribunal a renvoyé l’affaire à la police parce qu’elle avait été « incorrectement rédigée ». Le second « perturbateur » a été condamné à une amende de 51 hryvnias. Un paiement en dédommagent de 500 hryvnias a été fixé.

 

«Il faut rester un peu ici, pour comprendre»

Un sourire ironique apparaît sur le visage de plusieurs des interlocuteurs de Tyzhden dès qu’on mentionne les risques de séparatisme hongrois en Transcarpatie et les rumeurs sur les projets de Budapest qui souhaitait, au début de la guerre, profiter de « la chute de Kiev ». En même temps, nos interlocuteurs n’excluent pas que si la Hongrie venait ici pour récupérer la région, elle trouverait des soutiens. Dans la plupart des cas, les gens cachent leur opinion derrière une phrase évasive, telle que : «C’est difficile à expliquer, il faut rester un peu ici, pour comprendre». Cependant, dès que le dictaphone est éteint, les réponses deviennent plus franches.

« Ce genre d’idées (à propos de l’adhésion à la Hongrie – ndlr) vient essentiellement de la part de personnes que nous appelons en Ukraine «les experts de canapé». Ce sont des provinciaux, mécontents de leur vie. Et ce ne sont pas seulement les Hongrois. Il s’agit surtout de gens qui vivent dans un monde fermé. Mais on ne peut pas dire que ce soit une opinion dominante, très répandue, un objectif collectif, » dit Dmуtro Tuzhansky.

Les paroles de Tetiana Vovkunovich sont plus directes, elle n’envisage même pas que la Transcarpatie puisse jouer la carte du séparatisme, pour la simple raison que bientôt il n’y aura personne pour exprimer ce genre d’idées.

« Je pense, qu’il vaut mieux fermer ces écoles hongroises au niveau de l’État, a-t-elle déclaré. – Il faut ouvrir une école du dimanche. Parce qu’a présent, en effet, l’Ukraine forme des spécialistes pour la Hongrie alors que les élèves ne parlent pas la langue ukrainienne. Où tout ça nous mène? Il font des copies de diplômes et vont en Hongrie ».

Derrière cette opinion exprimée, se cache une thèse promue, en termes plus délicats, par Kyiv officiel. Elle soutient l’idée que la Hongrie, en rejetant l’éducation en ukrainien, pousse les gens d’origine hongroise à quitter la région. Ils ne peuvent pas travailler en Ukraine car ils ne parlent pas la langue. L’avenir compte plus que le passé et les monuments bien entretenus. Il existe un second problème, constaté depuis longtemps. La méconnaissance de l’ukrainien, particulièrement répandue dans les villages ethniquement hongrois, sépare la communauté du reste de l’Ukraine. Y compris, sur le plan politique également. La communauté hongroise se renferme sur elle-même, et cela ne fait que renforcer les soupçons du reste des Ukrainiens. Après le déclenchement de la guerre, les leaders hongrois évitent encore plus la communication, surtout sur les sujets irritants. Par exemple, Tyzhden a tenté de parler à Laszlo Zubanics, chef de l’un des deux partis hongrois de Transcarpatie, l’Union démocratique des Hongrois d’Ukraine. Mais il n’a pas répondu, ni à trois appels téléphoniques, ni au texto.

Maria Zhilenko guide les visites au musée archéologique de l’université d’Ouzhgorod. Elle est originaire d’un village hongrois de Transcarpatie. Elle précise toutefois qu’elle est issue d’une famille mixte et qu’elle a été élevée par sa grand-mère ukrainienne. «Je suis Hongroise, mais un peu atypique : mon propre mariage et la famille d’où je viens sont mixtes. Il est possible, que les Hongrois encouragéauthentiques vous parleront différemment.

Maria Zhilenko

Cependant, son récit permet d’imaginer la vie dans cette communauté. Selon elle, la population hongroise locale regarde la télévision hongroise, elle vit à l’heure de Budapest et ne jure que par la Hongrie. Mais ce n’est pas nouveau. La situation a été similaire à l’époque soviétique. Mme Zhilenko avoue qu’elle aussi vivait ainsi. La seule différence est qu’à l’époque soviétique, tous les hommes parlaient russe, car le service militaire était obligatoire. «Ce n’est pas la politique (actuelle), mais traditionnellement, c’était comme ça », précise-t-elle. Madame Zhilenko a appris les bases de la langue ukrainienne avec sa grand-mère. Plus tard, elle a appris la langue littéraire à la fac.

Que faut-il faire pour mieux intégrer la minorité hongroise? «Tant qu’il n’y a pas de désir de s’intégrer qui vienne de la communauté hongroise elle-même, il n’y a rien à faire, pense cette dame. – Ils ne parlent pas la langue d’État et ne peuvent donc pas être admis dans une bonne université ukrainienne et obtenir un emploi prestigieux. Il existe un exemple très typique Une fondation a demandé à mettre de l’ordre dans une église. C’est un village hongrois. Nous y avons rencontré le chef de la communauté religieuse. Il se plaint que sa fille a de la chance car elle a un bon travail de directrice d’école dans un village voisin, alors que son fils est malheureux, car il ne peut trouver du travail nulle part. Alors, il est obligé de travailler à la ferme de son père. Nous avons cherché à comprendre les raisons de cette situation, qui tient simplement au fait que la fille parle l’ukrainien, mais pas le fils ».

Madame Zhilenko ajoute que depuis la création de facultés et d’instituts hongrois distincts, ils sont devenus un peu comme des ghettos isolés. Par conséquent, les jeunes n’ont pas d’autres choix pour le déroulement de leur carrière que d’aller en Hongrie. « Et là, ils comprendront que les déclarations politiques du gouvernement hongrois ne correspondent pas à la situation sur le terrain, – dit Madame Zhilenko .- Parce que la population locale voit les Hongrois de Transcarpatie comme des Ukrainiens qui en veulent à leur argent. «S’il s’agit de bavarder et de se plaindre du «Traité de Trianon» et des terres perdues, les Hongrois répondent volontiers présent. Mais dès qu’il est question de partager le fonds de pensions avec les nouveaux venus, le patriotisme disparaît immédiatement», dit Maria Zhilenko.

Natalia Mironiuk, de la bibliothèque de Beregovo, nie l’existence de ce problème : «Il est possible de le trouver dans les campagnes éloignées, où les gens ne voit que des potagers, des travaux autour de la maison et qui ne parlent pas l’ukrainien. Mais ce n’est pas un phénomène commun. Il y a des moments où les gens ne veulent tout simplement pas communiquer. Alors, il est plus facile pour eux de prétendre, qu’ils ne vous comprennent pas». Elle ne pense pas non plus que la société hongroise soit fermée au reste de la société. «Au contraire, nous sommes très ouverts. Nous organisons de nombreux festivals du vin, de la nourriture et de la culture. Sauf lors de la pandémie, où tout a été stoppé. A présent… comment pouvons-nous boire du vin et nous amuser quand des hommes meurent au front?»

En ce qui concerne les opinions à l’égard de la guerre – les résidents de Transcarpatie demandaient souvent de ne pas confondre la confrontation politique entre Kiev et Budapest et la position des Hongrois ordinaires. Il y a des exemples de Hongrois ethniques qui se trouvent à présent sur le champ de bataille, et de personnes qui essaient de soutenir le front.

« Par exemple, un jeune Hongrois a fait un don : il a offert sa machine à laver et a remis dix mille dollars pour les besoins de l’armée ukrainienne, raconte Tetiana Vovkunovich. – Je lui ‘ai demandé s’il soutenait Orban, il m’a répondu que non, et qu’il était contre. Il existe des Hongrois qui aiment l’Ukraine, qui sont liés à ce pays et qu’ils aident.»

Dmуtro Kobrinskiy est le dernier interviewé de Tyzhden. Il a vendu sa propriété dans la capitale et a déménagé il y a 12 ans. Ici, M. Kobrinskiy a acheté une maison, construite dans la première moitié du 20e siècle, quand la région faisait partie de la Tchécoslovaquie. Il l’a reconstruite et parmi la population locale s’est fait connaître grâce au style particulier de ses rénovations. Son habitat dit «Maison magique» a été décrit dans les médias locaux.

Dmуtro Kobrinskiy

«La Transcarpathie n’est pas une région typique de l’Ukraine, – estime M. Kobrinskiy. Il n’est pas possible de supprimer les problèmes et les traditions des résidents locaux. Par exemple, on ne peut pas forcer les gens au sujet de la langue et là, je comprends les Hongrois. Ils apprenaient toujours en hongrois, sous l’Autriche, sous les Tchèques, sous l’URSS. On ne change pas d’un coup. Je pense qu’ils doivent apprendre l’ukrainien et passer les examens, mais sans les brusquer. Nous devons créer les conditions nécessaires pour cela, précise-t-il».

L’une des traditions séculaires de la région est que c’est une région accueillante. La diversité culturelle est un bon atout. En ce sens, la Transcarpatie est mieux préparée à la guerre, car les locaux savent être solidaires. Ils savent ce que cela signifie d’être présent pour les proches, de les protéger et de ne pas les perdre.