« Pourquoi la guerre? »: sous ce titre paraissait en 1933 une correspondance entre Albert Einstein et Sigmund Freud; Einstein dénonce « l’appétit politique de puissance » qui anime certains dirigeants qui veulent « élargir le champ de leur pouvoir personnel ». Quant à Freud, il rappelle ses travaux antérieurs sur la régression et les pulsions à l’oeuvre chez un sujet.
On voudrait croire à la rationalité qui préside au déclenchement d’une guerre, mais, en fait, force est de constater que les motifs inconscients sous-jacents l’emportent généralement. Cela fait réapparaître le besoin de comprendre, ce qui nous amène à privilégier le retour d’une réflexion philosophique; l’histoire moderne dont la brutalité a prospéré avec tous ses excès, est jalonnée de récits de crimes; elle a nourri l’étude de la métaphysique et l’écriture de la littérature.
C’est ainsi que l’agression de la Russie envers l’Ukraine nous donne envie d’examiner ce qui, dans le passé, a pu nourrir la fureur et la rage qui trouvent une nouvelle expression aujourd’hui. Pensons à la place que le nihilisme a occupé en Europe, particulièrement à partir du XIXème siècle; nous savons qu’il a connu un développement important en Russie; les conséquences sont encore sensibles de nos jours. Il n’est pas seulement dans les mémoires. Dans l’Empire russe, le nihilisme, apologie du Rien (en latin nihil = rien), a donné naissance à un mouvement philosophique, littéraire et politique dont la virulence s’est exprimée non seulement dans des débats féroces mais aussi dans des actions terroristes.
C’est Tourgueniev qui, le premier, donna une visibilité au concept. Il raconte l’arrivée dans une famille de province « ordinaire », d’un étudiant qui refuse les normes sociales et les fondements anciens de l’humanité au nom de la science. Tourgueniev expose, avec un grand succès, une idée qui, déjà, avait influencé les intellectuels, et qui conduisait à une nouvelle conception du savoir, appuyée sur le positivisme et la critique de l’idéalisme. « Un nihiliste, c’est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui ne fait d’aucun principe un article de foi, quel que soit le respect dont ce principe est auréolé » (Pères et fils).
Bien que sa pensée ait été souvent déformée, instrumentalisée et mal comprise, l’apport de Nietzsche dans la controverse est essentiel. Sa critique du nihilisme contribue à l’éclairer. Par sa célèbre formule: « Dieu est mort », il annonce les effets sur la société de l’absence de croyance en un être supérieur, organisateur du corps social. Il dénonce la faillite de la moralité qui en découle; il nous donne l’occasion d’en voir les enjeux et d’en repérer les racines. Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis, avait noté Dostoïevski (Les frères Karamazov). Ce faisant, en précurseur, il avait dévoilé les symptômes d’une sorte de mélancolie et de désespérance qui se répandait dans la jeunesse et qui faisait écho à sa propre angoisse. Camus, en son temps, avait fait cette réponse à un journaliste qui lui demandait en quoi les personnages de Dostoïevski étaient proches de nous: « en ceci que le vide du coeur, l’impossibilité d’adhérer à une foi ou à une croyance quelconques, qui étaient déjà des prémonitions dans l’univers de Dostoïevski, sont devenues des réalités aujourd’hui ».
L’adhésion au nihilisme introduit l’idée que la raison viendra à bout des théories périmées et mènera au rejet des institutions établies. Elle s’appuie sur l’élimination des valeurs constituées, l’abandon de l’idéal commun; l’homme se révèle vide et sans but et le désespoir et la mort sont au bout de sa route.
Le désespoir inscrit dans le nihilisme s’accompagne d’une croyance en une volonté humaine toute-puissante érigée en loi; cette croyance remplace la foi en un dieu souverain, ou plus exactement en des principes et des valeurs organisatrices de la société, capables de transcender, civiliser et apaiser les désirs humains. Ce désespoir s’incarne dans une idéologie et une politique néfastes; l’arbitraire et la tyrannie en découlent: il rend possible le mépris pour la vie humaine et par conséquent l’organisation rationnelle des famines ainsi que les génocides que le XXème siècle a si malheureusement multipliés.
Cette idéologie nihiliste s’était déjà affirmée en URSS, révélée en particulier par sa fascination pour les destructions dans tous les domaines, matériels et immatériels. Longtemps, la nature du poutinisme a été occultée, mais la façon pour la Russie de conduire et d’orienter la guerre a ouvert les yeux d’essayistes et de politologues de plus en plus nombreux. Il s’agit bien d’une idéologie nihiliste en acte. Il n’y a plus ni vérité, ni principes moraux; le voisin érigé en ennemi mérite de périr; la force prime le droit, aucune règle ne limite l’action, le culte de la violence s’installe et la cruauté est à la mesure du chaos intérieur de ceux qui se battent. Ce chaos est mis au service d’un nationalisme impérialiste et expansionniste qui les conduit à vouloir instaurer la domination du peuple russe sur les autres peuples.
Une fois de plus, l’Histoire creuse une distinction entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, une frontière entre les forces de destruction et le souffle vital. Poutine invente un réel qui s’accorde à ses passions, à son avidité et à sa fureur. Mais les faits sont là, qui résistent; les Ukrainiens lui opposent l’élan vital, l’affirmation de leur destinée. Sans trêve, ils redressent les ruines; le pays détruit par les canons se relève, répare les maisons, reconstruit les écoles, laboure les champs. Cet affrontement ce n’est pas seulement une guerre entre deux pays, deux espaces contraires, un conflit ou s’exprimeraient des intérêts divergents. Philosophe ukrainien, Taras Lyuty résume la situation: « Notre résistance c’est avant tout une victoire sur le néant. »