Pourquoi restaurer les palais familiaux pendant la guerre ?

Histoire
11 juin 2024, 18:02

Malgré les bombardements et les destructions régulières commises par l’armée russe, les Ukrainiens restaurent méthodiquement non seulement les bâtiments résidentiels endommagés, mais aussi les biens historiques et culturels. Nous vous expliquons pourquoi et comment cela se fait.

Sur les réseaux sociaux, je suis abonnée à plusieurs pages qui permettent de suivre des initiatives culturelles, comme le nettoyage du palais de Rozdol et la restauration privée du palais Brunytsky à Pidhirtsi, tous deux situés dans le district de Stryi, région de Lviv. Je suis heureuse de lire des articles sur le palais Orlovski à Maliivtsi, dans la région de Kamianets-Podilsky. Ce bâtiment avait été transformé par les Soviétiques en sanatorium pour enfants atteints de tuberculose osseuse. En 2021, le conseil régional l’a transféré à la communauté villageoise de Dunaivtsi.

Je me réjouis parce que, de cette façon, nos concitoyens se réapproprient ce qui leur appartient. Ils apprennent à voir les palais non pas comme des lieux détestables qui incarnent « l’oppression seigneuriale », mais comme une partie organique du patrimoine architectural, culturel et artistique des Ukrainiens. Je suis heureuse que nos concitoyens ne divisent plus les biens patrimoniaux entre « les nôtres », à conserver, et « les autres », à détruire, comme cela a été fait après la Seconde Guerre mondiale avec les églises gréco-catholiques interdites. J’ai entendu plus d’une fois dans mon enfance l’expression « parce que les Uniates viennent du diable ».

Récemment, j’ai eu l’occasion de voir le magnifique palais Fredro-Cheptytsky, dans le district de Sambir, dont la conservation a connu une histoire assez tumultueuse. Mais il a désormais toutes les chances de devenir un ornement du village de Vyshnia. En 2013, Natalka Kosmolinska, critique d’art et historienne ukrainienne, écrivait avec inspiration : « … le projet de revitalisation du complexe du palais Fredro a débuté en 2009 grâce au conseil régional de Lviv pour promouvoir la région. À l’époque, il avait été décidé de « revitaliser» la salle commémorative du duc Alexander Fredro dans l’ancienne résidence d’été des Fredro (aujourd’hui propriété de l’Université nationale agronomique de Lviv). Il y a quelques décennies, des passionnés de l’école technique de Vyshnia ont créé un modeste musée Alexander Fredro : quelques présentoirs faits maison présentaient des copies d’anciennes gravures et des photographies des anciens propriétaires et du palais lui-même au dix-neuvième siècle. Le plus précieux, c’est que ce musée était une initiative publique ».

Que s’est-il passé près de onze ans plus tard ? Des passionnés sont prêts à travailler pour transformer le palais en un lieu utile à la communauté et aux citoyens. Je me suis entretenue avec Yurii Yatsenko, originaire du village de Vyshnia, qui essaie depuis des années de comprendre à qui revient la propriété légale du palais afin de trouver le moment où les propriétaires actuels décideraient de le céder à ceux qui pourraient l’entretenir et le développer correctement, non pas en tant que « bâtiment », mais en tant que patrimoine du peuple ukrainien. Il déplore le manque de volonté et de compréhension du fait que ce petit palais est nécessaire à la communauté locale et à l’ensemble du peuple ukrainien, désireux et capables de transformer ce lieu en une réalité culturelle et pédagogique.

Aujourd’hui, il prend l’initiative d’organiser une exposition d’intérieurs historiques et d’objets mobiliers du palais, combinés à des œuvres d’art et des sculptures contemporaines. « Les artistes et les collectionneurs acceptent gentiment de fournir des œuvres à exposer dans ces intérieurs. Bien qu’ils soient endommagés, ils présentent encore de nombreux détails intéressants. Les gens sont prêts à participer gratuitement au nettoyage pour débarrasser le palais des bureaux et des supports de l’école soviétique », précise-t-il. Il estime essentiel de remplacer les tuiles endommagées par des tuiles identiques conservées par l’école avant l’hiver et de remédier à l’inondation des sous-sols. L’objectif de cette exposition est de sauver le bâtiment et de l’ouvrir enfin aux visiteurs.

Les initiatives privées pour réparer, reconstruire, restaurer et décorer le palais ne manquent pas, et les gens sont prêts à participer gratuitement aux nettoyages et aux réparations d’urgence. Des descriptions détaillées de presque toutes les pièces ont déjà été rassemblées, y compris la description de la baignoire en bois sur roulettes, des chambres à coucher, des salons, de la bibliothèque et de la salle à manger, ainsi qu’une série de peintures commandées par le comte à Judiusz Kossak, dont les originaux se trouvent à Varsovie. Les experts polonais du musée ont déjà accordé au palais de Vyshnia le droit d’en faire de bonnes copies, qui seront placées sur le mur où ils se trouvaient dans la pièce, si le palais est transféré entre de bonnes mains.

Même si les locaux ont été réaménagés à des « fins éducatives » au XXe siècle, les descriptions et les photos montrent qu’il est possible de restaurer, de moderniser et de combiner les fonctions de formation et de représentation du palais. J’ai pu constater que les gens viennent ici en groupes et en familles, et pas seulement les week-ends ou les jours fériés. Ils veulent voir le monument, les dépendances, le lac et le parc. Il y a tellement de photos du palais et de ses environs sur les réseaux sociaux qu’elles peuvent être utilisées pour faire la chronique de la destruction des murs et des terrasses où le futur métropolite de l’Église gréco-catholique, Andrei Cheptytsky, le bienheureux martyr Klymentiy Cheptytsky et leur famille passaient autrefois les mois d’été au milieu des parterres de fleurs.

Les Ukrainiens ont besoin d’en savoir plus sur l’enfance d’Andrey et de Klimentiy Cheptytsky, ainsi que d’une analyse honnête sur les raisons pour lesquelles la famille d’un comte, enracinée dans la culture polonaise, a donné au monde deux Ukrainiens remarquables.

Les discussions sur le changement d’identité, sur la prise de conscience de l’ukrainité pendant l’actuelle guerre russo-ukrainienne sont fréquentes. L’identité est interprétée comme l’appartenance à certaines valeurs. On ne parle pas peut-être assez du fait que l’identité peut aussi s’acquérir par un travail commun et collectif visant à rendre les monuments architecturaux à la culture ukrainienne.

Des projets tels que la restauration du palais de la famille Fredro-Cheptytsky peuvent servir d’exemple pour montrer comment l’unité des citoyens et la confiance dans les efforts conjoints peuvent surmonter l’amnésie et la haine par lesquelles les Bolcheviks et leur totalitarisme ont empoisonné les Ukrainiens au cours du XXe siècle.