Alla Lazaréva Rédactrice en chef adjointe, correspondente à Paris du journal Tyzhden

Nicolas Tenzer : « Il faut que la Russie soit complètement, intégralement et radicalement défaite »

Politique
20 février 2023, 08:32

Tyzhden.fr s’est entretenu avec un politologue français au sujet de l’avenir de la guerre, de l’état d’esprit des élites occidentales et de perspectives d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN

Dans un entretien accordé au Figaro, Volodymyr Zelensky a déclaré, qu’Emmanuel Macron a changé, qu’il a compris la vraie nature du régime russe et qu’il ne devrait plus appeler à « ne pas humilier » Poutine. Qu’en pensez-vous ? Emmanuel Macron a-t-il vraiment changé ?

– Je pense qu’Emmanuel Macron a effectivement effectué un parcours salutaire depuis  le 24 février. En tout cas, ce qui correspond aux paroles du président Zelensky, ce constat est valable depuis 2 à 3 mois. Aujourd’hui il a vraiment perçu qu’on ne peut pas arrêter Poutine sinon par la force, que l’idée de bâtir, comme il le disait à Brégançon en août 2019, une architecture de sécurité et de confiance avec la Russie, était une illusion funeste, et qu’une sorte de négociation ou de compromis avec le régime au pouvoir en Russie serait un jeu de dupes qui plongerait non seulement l’Ukraine, mais aussi l’ensemble de l’Europe dans un chaos et dans une guerre sans limites et incessante. Pour la première fois, dans un entretien lors de l’émission américaine « 60 minutes » il  a dit que Poutine devait être jugé pour ses crimes. Il l’a répété lors de la conférence commune avec Olaf Scholz et Volodymyr Zelensky à Paris début février 2023. En cela, je pense que le message est clair.

La seule limite que je vois, mais ce n’est pas uniquement une limite du coté d’Emmanuel Macron, puisqu’on la discerne aussi de coté de Joe Biden et d’Olaf Scholz notamment, est qu’il ne vas pas jusqu’au bout. Il était d’abord dans une première étape qui consistait à affirmer qu’il fallait défendre l’Ukraine, et ce depuis le début de la guerre totale. Puis il est passé progressivement à une deuxième étape : il faut que l’Ukraine gagne, c’est-à-dire soit en mesure de reconquérir tous ses territoires, y compris naturellement la Crimée à laquelle il ne convient pas d’accord un statut à part parmi tous les territoires illégalement occupés par la Russie.

Il n’est toutefois pas encore passé à la troisième étape, à mon sens indispensable : il faut que la Russie soit complètement, intégralement et radicalement défaite. Il existe aussi encore un peu de flou sur la frontière à faire respecter : d’un côté, il a parlé à raison de l’intégrité territoriale totale de l’Ukraine, ce qui signifie à un retour aux frontières d’avant 2014, mais dans l’avion au retour de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2022, il avait évoqué celle d’avant le 24 février 2022. Je pense qu’il ne tiendrait plus ces propos aujourd’hui, mais il me paraît essentiel qu’il précise de manière ferme ce point. Peut-être les dirigeants occidentaux ne perçoivent-ils pas encore qu’il faut défaire la Russie de telle façon qu’elle ne recommence pas non seulement en Ukraine, mais aussi qu’elle retire ses troupes de Géorgie, de Transnistrie et du Bélarus, qu’elle arrête ses crimes en Syrie et son action de déstabilisation des démocraties occidentale et de l’Afrique. Elle devrait aussi être amenée à cesser son soutien à d’autres régimes dictatoriaux dans le monde, au Nicaragua, à Cuba, au Venezuela, au Myanmar notamment. En somme, il n’y a pas encore de vision stratégique claire et de long terme, vis-à-vis de la Russie. En ce sens, des progrès restent à accomplir. Enfin, comme on le constate avec les débats sur les armes et notamment sur les avions et sur les missiles à longue portée, les démocraties occidentales sont encore en deçà de ce qu’il faudrait faire pour que l’Ukraine remporte le plus vite possible – et cela se traduit en dizaines de milliers de vies ukrainiennes perdues et d’un confort stratégique pour le Kremlin.

Emmanuel Macron devrait préciser sa vision des garanties de sécurité à apporter à l’Ukraine. Il a eu il y a deux mois une phrase ambiguë où, sans formellement l’exclure, il paraissait émettre un certain scepticisme sur l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Il est souhaitable qu’il dise désormais de manière directe qu’il y est favorable. On ne voit pas en quoi cette sécurité pourrait être garantie sans cette adhésion – il faudrait même sans doute prévoir une clause qui ressemblerait à un article 5 plus. On peut certes aussi imaginer un stationnement de troupes occidentales en Ukraine et un traité spécifique, mais cela reviendrait exactement au même. L’adhésion à l’Ukraine serait d’ailleurs l’élément essentiel pour la future sécurité de l’Europe et, compte tenu des qualités de l’armée ukrainienne, de fait la première d’Europe, un atout considérable pour l’Alliance.

– Comment expliquez-vous que tant de représentants des élites politiques et intellectuelles occidentales ne veulent pas comprendre que, quand Poutine évoque des négociations, il parle en réalité de la reddition et de la capitulation, avec ses conditions imposées, mais qu’il ne s’apprête pas à aucun échange ni compromis. Pourquoi cet aveuglement de gens si bien formés ?

– Ce n’est plus le cas d’Emmanuel Macron ni d’autres dirigeants occidentaux. Macron a dit clairement que les négociations aux conditions de Poutine n’étaient pas acceptables. Maintenant, on voit dans certains milieux en France, en Allemagne, aux États-Unis et ailleurs, plusieurs catégories de personnes.

Il y a tout d’abord ceux qui agissent pour le compte du Kremlin. Certains de ceux qui appellent à négocier sont soit encouragés par le Kremlin d’une manière ou d’une autre, et dans ce groupes certains peuvent être suspectés de complaisance rémunérée.

La deuxième catégorie comprend ceux qui sont attachés au concept de « politique de grandes puissances » (great powers politics). Ils estiment qu’il existent des pays supérieurs aux autres, en particulier la Russie, la Chine populaire, la France, les États-Unis et peut-être quelques autres. Ils sont placés par eux en haut dans une « hiérarchie » implicite, à un niveau supérieur à celui de l’Ukraine, de la Géorgie et des pays Baltes notamment. Cela explique que de nombreuses personnalités politiques et intellectuelles ne soient jamais allées à Kyiv avant la nouvelle invasion de l’Ukraine en 2022.

Reste une troisième catégorie de personnes qui font droit à une sorte d’idéologie diplomatique. Ils considèrent que tout est négociable dans les relations internationales. Ils estiment qu’il y a toujours un moment où il faut retourner à la table des négociations. Ils ne perçoivent pas que la guerre de la Russie en Ukraine n’est pas une guerre classique, mais une guerre d’extermination et de destruction totale. Ces personnes-là n’arrivent pas à penser le coté radical de cette guerre. Ils sont toujours dans la minimisation de la portée des crimes et refusent d’en comprendre la signification ultime. Cela ne remonte pas à 2022 : Poutine a commencé en Tchétchénie en 1999-2000, puis en Syrie en 2015, et bien sûr en Ukraine dès 2014. Or, la plupart des dirigeants et des analystes avaient détourné le regard et refusé de nommer ces crimes de guerre et contre l’humanité commis par la Russie. Ils sont en quelque sorte effrayés par cette radicalité absolue et ils essayent de l’enfermer dans quelque chose de connu et de plus classique. Ce biais intellectuel et finalement stratégique fait d’ailleurs que ces diplomates ou analystes n’ont pas de pensée stratégique pour l’après. Ils ont les yeux rivés sur les instruments et n’ont pas de vision stratégique du monde. D’ailleurs, ils ne proposent rien de concret.

Quelquefois j’interpelle ceux qui parlent de négociations avec le régime russe et je leur demande : sur quoi proposez-vous de négocier ? Sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine ? Sur la punition des crimes de guerre, contre l’humanité, de génocide et d’agression ? Sur le retour des enfants ukrainiens déportés par la Russie ? Nous savons tous que c’est inacceptable car le respect du droit international ne saurait faire l’objet d’une médiation. Je leur demande aussi : comment voyez-vous la sécurité de l’Europe dans 5 ou 10 ans, même indépendamment de l’Ukraine ? Quelle est votre stratégie envers la Russie ? Ils sont incapables de l’expliquer.

– Comment analysez-vous alors le cas de Mélenchon, leader du parti d’extrême gauche « La France Insoumise » ?  Récemment il a dit : « Moi, le président de la France, je commence les négociations immédiatement, pour arrêter la guerre ». A quelle catégorie correspond cet homme-là ?

– C’est bien démontré par tout ce qu’il a pu dire aussi sur les régimes dictatoriaux autres que celui de la Russie : c’est quelqu’un qui ne prête aucune attention aux questions de droits de l’homme et à l’oppression qui vient de régimes soit supposés de gauche, soit de pays du Sud. Il ne voit l’impérialisme que du côté américain et ne conçoit pas que les régimes non occidentaux puissent être tout autant, et souvent plus, impérialistes, néocoloniaux et oppresseurs que les puissances occidentales. En fait, ce n’est jamais que la perpétuation d’une ancienne attitude déjà observée du temps de l’URSS qu’on a appelée « campiste » (tankist en anglais) du côté de l’extrême gauche. On la voit à l’œuvre aussi en Allemagne avec Die Linke, avec Corbyn au Royaume-Uni, Jil Stein aux Etats-Unis et certains dirigeants supposés progressistes du Sud, y compris Lula Ignacio da Silva.

Celle-ci n’est pas libérale au sens américain du terme, ni démocratique. On se rappelle la complaisance de certains aussi vis-à-vis de la Chine de Mao ou du Cambodge de Pol Pot. Ils n’ont jamais chercher à considérer les crimes de masse commis par ces régimes. Ce silence assourdissant les rend indirectement pour certains complices, pour d’autres complaisants. Une partie de cette extrême gauche rejoint finalement l’extrême droite dans ce détournement du regard. On ne saurait affirmer qu’ils soient du côté du peuple.

– Quand la Russie perd cette guerre, espérons que ça arrive bientôt, pensez-vous qu’elle va se décomposer en plusieurs nouveaux pays ? Cette « belle Russie d’avenir » dont nous parle une partie de l’opposition russe en exil a-t-elle, à votre sens, des chances de voir le jour ?

– Effectivement, si la Russie perd radicalement cette guerre, comme je le souhaite, le régime de Poutine en tant que tel ne restera sans doute pas longtemps au pouvoir. Il sera remplacé. Mais par qui ? Dans l’immédiat, ce seront les gens qui ne sont certainement pas des libéraux, sans doute les anciens « siloviki » du FSB qui essayeront vraisemblablement de donner quelques gages. Ils libéreront peut-être les prisonniers politiques : Navalny, Kara-Mourza, Jachine, Dmitriev et les autres ; ils vont dire : nous retirons les troupes d’Ukraine ; nous ne voulons plus être agresseurs. Mais par derrière ils essayeront de préserver leur système mafieux et leur idéologie de destruction et feront tout pour conserver les moyens qui leur permettront de reprendre leurs guerres d’agression dans les années qui viennent. Cela sera extrêmement dommageable et dangereux que l’Occident lève les sanctions brutalement, sous prétexte que les prisonniers politiques auront été libérés et que, peut-être, quelque criminels de guerre auront été livrés à la justice internationale. De tels gestes peuvent être des signes extrêmement trompeurs. On ne pourra recommencer à doser subtilement les sanctions que lorsque la Russie aura fait des pas démocratiques sérieux. Donc pas de précipitation !

La Russie sera-t-elle libre un jour ? Je n’en sais rien. Elle ne le sera que lorsque les « siloviki » ne seront plus au pouvoir, qu’il existera des élections véritablement libre où l’opposition pourra concourir, et surtout, lorsque les dirigeants russes auront formellement demandé pardon pour tous les crimes commis. Ils devront s’agenouiller devant toutes les victimes de Staline, parce que blanchir de crimes de Staline a été un moyen pour le pouvoir de Poutine de s’exonérer des crimes de présent. Ils devront construire de mémoriaux pour les victimes de Poutine et de Staline, et les Russes en masse devront exprimer leur culpabilité. Souvenons-nous du discours de l’ancien président allemand Richard von Weizsäcker prononcé le 8 mais 1985, 40 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale : il a demandé pardon pour ce que le peuple allemand et le régime d’Hitler avaient fait. Quand on verra ces gestes-là, accompagnés de l’écriture conforme à la vérité des manuels scolaires, quand on cessera d’enrégimenter les enfants avec des uniformes, là on pourra dire que les changement auront été réels.

Je reviens à la question de l’opposition. D’abord, l’opposition russe est extrêmement faible ; une partie de la population ne sait pas ce qui se passe ou ne veut pas le savoir, par une sorte de protection hérité de l’Union soviétique. L’opposition elle-même est divisée en deux. Bien sûr, je ne parle pas de ce qu’on appelle « l’opposition dans le système » composée notamment des ultranationalistes et des nationalistes qui ne sont que les supplétifs de Poutine. Je parle ici de l’opposition en exil.

Il y a, d’un côté, les vrais libéraux, c’est-à-dire des figures qui veulent que la Russie redevienne un pays normal, pas un pays impérialiste et nationaliste, mais un pays qui abandonne toutes les dépenses consacrées à la propagande et à l’armée, pour consacrer ses ressources au développement économique du pays, à la mise en place d’instituts de recherche, à la rénovation des écoles, des hôpitaux et des routes. Cette opposition est incarnée par deux personnes qui sont emprisonnées par le régime : mon ami Vladimir Kara-Mourza, qui était toujours très clair sur la question de Crimée et, comme son ami Nemtsov, a déjà dénoncé la guerre en 2014, ainsi qu’ilya Iachine. On peut aussi citer des personnes comme Gary Kasparov, les responsables de Mémorial et quelques autres – je pense aussi à des mouvements féministes en Russie qui ont, secrètement, érigé des petits mémoriaux aux victimes de Marioupol, de Boutcha et Dnipro notamment. C’est une infime minorité aujourd’hui. Ces opposants-là ne sont pas nationalistes et ne parlent plus l’exceptionnalisme russe ou de « grandeur » russe – idée qu’il faut bannir à jamais.

D’un autre côté, vous avez des personnes, y compris dans l’entourage de Navalny et chez d’autres opposants, des démocrates certes sincères et actifs dans l’opposition à Poutine et dans la dénonciation de la guerre, mais qui n’ont pas encore complètement abandonné le rêve d’une grande puissance russe. Ils considèrent que Poutine et son entourage sont certes coupable de crimes, mais ils veulent pas dire que les crimes commis sont ceux de la Russie même. J’ai vu certains membres de cette opposition plus préoccupés par l’octroi de visas de tourisme vers l’Occident et l’accueil des personnes fuyant la mobilisation que de sentiments de solidarité et, disons-le, d’expression d’une culpabilité envers les victimes ukrainiennes. Leurs mots d’excuse se font encore attendre.

– Revenons à la destruction de la Russie qui reste un empire très hétéroclite. Si l’on retire ce composant impérialiste qui est le tronc sur lequel repose l’État russe, qu’en reste-t-il ?

– Il existe plusieurs évolutions possibles. Effectivement un certain nombre de territoires à l’Est, plutôt du coté de la Sibérie, certains aussi vers la Sud, y compris la Tchétchénie, pourraient avoir des velléités de demander leur indépendance. Si ces peuples demandent leur indépendance, en passant par des referendums contrôlés par des observateurs internationaux, nous devrons reconnaître ce libre choix. Je ne peux non plus considérer ce scénario comme très probable parce que beaucoup de ces régions sont sous perfusion de l’État central russe. Sauf dans les Républiques russes du Caucase, il n’est pas certain non plus qu’il existe des mouvements organisés pour le demander formellement et capables de rallier une majorité de la population. Ces régions de l’Est pourraient craindre de se retrouver en grande difficulté sans les subsides envoyé par Moscou.

Toutefois, une deuxième option est possible : l’évolution vers un fédéralisme authentique non pas avec des gouverneurs nommés, mais avec une forte autonomie de ces régions garantie par une nouvelle constitution. Le moment venu, quand la Russie sera libre, les pays démocratiques pourraient certainement aider en ce sens.

Ce que je ne vois pas en revanche, du moins avec une probabilité significative, c’est une forme de décomposition radicale.  Il faut aussi comprendre l’invocation de ce scénario comme un outil de la propagande du Kremlin en direction des Occidentaux pour qu’ils ménagent Poutine. Ne soyons pas dupes !

De manière beaucoup plus large, il va être fondamental que les Occidentaux dans les décennies qui viennent s’occupent de la Russie et évitent les erreurs d’après 1991. Ils avaient alors toléré le maintien aux commandes, même de manière souterraine, de l’ancienne classe du KGB et des appareils de sécurité ; ils n’ont pas voulu faire pression sur les autorités russes pour qu’ils épurent le système des personnes les plus impliquées dans des crimes ou des actions de répression violente ; ils ont eux-même été tentés par faire fortune sur le dos du peuple russe et ont favorisé les plus riches sans prêter attention aux plus pauvres ; ils n’ont pas exercé de réelle pression sur le régime. Après la chute de Poutine, ils devront faire l’inverse.

 


Nicolas Tenzer est directeur du journal en ligne Desk Russie, enseignant à Sciences Po Paris et blogger sur Tenzer Strategics, un blog très lu par les dirigeants et intellectuels du monde entier. Il est également non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA). Il est l’auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages. Il s’est rendu de très nombreuses fois en Ukraine depuis quinze ans et, depuis la guerre totale, a participé à plus de 400 émissions de télévisions et a écrit plus de cinquante articles en soutien au combat de l’Ukraine. Dès le 24 février 2022, il déclarait : « C’est notre guerre » et appelait à une intervention directe des forces aériennes occidentales en soutien à Kyiv.