Musée du lieutenant Golitsyne. Point final dans une discussion sans fin

Culture
16 septembre 2022, 07:58

Est-il vraiment nécessaire de fermer le musée Boulgakov de Kyiv? Cela fait longtemps que l’Union des écrivains d’Ukraine revient sur ce sujet, d’innombrables discussions passionnées n’ont abouti à aucun résultat. Voici aujourd’hui sa proposition: fermer le musée de l’impérialiste russe Mikhaïl Boulgakov et le remplacer par un musée du propriétaire de la maison située au 13, Andriyivskiy Uzviz (descente de Saint-André), l’architecte Vassyl Listovnichiy. Les écrivains proposent de plus de créer un musée pour l’éminent Oleksandr Koshetz, chef de chœur, qui vécut une partie de sa vie à cette adresse. Est-ce réaliste? Regardons bien. Tout d’abord, simplement «fermer» le musée est impossible. Ce n’est pas une entité indépendante, mais une branche du Musée d’histoire de Kyiv. Ce qui est possible, c’est de changer sa conception et sa «marque».

Le musée Mikhaïl Boulgakov? Vraiment? En réalité, tous ceux qui l’ont déjà visité le savent: ce musée a été fondé et a toujours existé en tant que musée de «la Garde blanche» (du nom d’un des romans de l’écrivain – ndlr). Une grande partie de cette exposition inspirée et nostalgique est consacrée non pas aux véritables habitants de la maison, mais aux personnages d’un des romans préféré de l’intelligentsia soviétique, les soi-disant «intellectuels russes», réalisée avec des reproductions de ses pages. Et « la Garde blanche » elle-même est un mythe, d’abord inventé par une personne confuse, puis multiplié des décennies après la mort de l’auteur et la disparition du phénomène qu’il poétise.

«La Garde blanche» – c’est la Russie après la Russie, la vie après la mort. Et se n’est pas juste la Russie, mais une Russie nettoyée de toute la laideur qui lui est inhérente, et dotée de toutes les vertus qu’elle n’avait pas. Des chevaliers modèles, des intentions parfaites, des relations idéales, qui seraient isolés dans un locus unique, derrière lequel des cochonneries abondent, mais ce sont les saletés des autres! Nous sommes ici, sous une lampe, avec Pouchkine, nous sommes les chevaliers «sans peur et sans reproche» en compagnie d’une belle dame. Dehors, c’est l’obscurité, les méchants nationalistes ukrainiens, couverts de sang, et à l’horizon, il y a aussi des créatures sanglantes, mais au moins ce sont «les nôtres », les Bolcheviks. Voici pour le concept.

En réalité, comment dire, la véritable Garde blanche, autrement appelée Armée blanche ou Mouvement blanc, était beaucoup plus complexe et diversifiée. Il y avait dans ses rangs des personnes qui essayaient d’agir comme des êtres humains dans des conditions inhumaines, et pour qui la notion médiévale d’«honneur militaire» avait un sens. Je crains qu’il y ait eu un peu plus de personnes d’un autre type parmi «les Blancs». La pièce de théâtre de Boulgakov « Courir » (Бег) donne une image légèrement plus réaliste, mais pas tout à fait adéquate non plus. L’Armée blanche, ou plutôt le conglomérat d’armées ainsi que son adversaire «l’Armée rouge», était une masse mal gérée de personnes peu motivées. L’atrocité excessive et le pillage y étaient une pratique quotidienne, que les commandants ne pouvaient pas et souvent n’essayaient pas de stopper.

Une image: mon grand-père maternel, officier de la Garde blanche, bien que membre de l’état-major en raison d’un handicap, nous a parlé de son ami et, semble-t-il, camarade de classe dans le corps de cadets, un certain capitaine Fedosenko. A Odessa, à la veille de se rendre aux Bolcheviks, il a réuni un petit groupe d’entités similaires et ils ont manipulé avec élégance les réfugiés qui fuyaient l’invasion rouge. Avec leur voiture «Opel», un parabellum, des burkas (sur-vêtements couvrant complètement le corps – ndlr), sous lesquelles aucune épaulette n’était visible, seulement les cocardes d’officier sur les couvre-chefs, ils approchaient un hôtel et annonçaient: «On prend votre maison sous notre protection». Ils ne prenaient pas tout, ils restaient courtois. La même chose se produisait avec un restaurant, un magasin: l’argent de la caisse, quelques pièces de bon tissu… Certes, le grand-père n’approuvait pas ces activités, il s’en moquait plutôt. Mais apparemment, c’était les mœurs.

Ils se sont ensuite retrouvés à Constantinople (Istanbul). Mon grand-père venait de quitter l’hôpital, où il soignait ses vielles blessures de la Première guerre impérialiste, et il n’avait aucune idée de la façon de continuer à vivre. «Pachka! Est-ce vraiment toi? Viens, allons chez moi et je te réchaufferai!». Ils arrivèrent dans un hôtel de grand luxe, la chambre toute encombrée de valises de tous gabarits. Il s’avéra que les camarades travaillaient à temps partiel comme porteurs dans le port. Se perdre avec quelques valises d’autrui dans la foule… C’était élémentaire! C’est dire que le psychopathe Khludov et le jovial Charnota en slip en plein Paris de la pièce « Courir » ne sont pas au plus bas point de déclin.

Certes, il y eut des actes de bravoure, comme la Croisière de glace, le siège de Perekop, mais la plupart du temps, c’était le règne de la terreur et de la violence. En Europe, tout le monde était au courant des pogroms juifs effectués sous le Directoire par les commandants enragés de la République populaire ukrainienne (Symon Petlioura s’est battu de toutes ses forces contre eux). Mais le silence régnait sur les atrocités tout aussi massives commises par les Blancs et les Rouges… Plus tard, les héros du Mouvement blanc se sont divisés: un petit nombre d’entre eux ont rejoint les Bolcheviks en tant que « spécialistes militaires». Quinze ans plus tard, ils sont tous morts pendant la Grande Terreur (malgré le fait que Staline aimait l’esthétique de l’Armée blanche et avait permis son retour partiel). La majorité des Blancs ont été dispersés en Europe, préférant oublier les pages noires de leur passé (le parrain de maman se vexait lorsqu’on parlait du banditisme des unités de l’Otaman blanc Boulak-Balakhovitch, dans lesquelles il avait combattu dans sa jeunesse).

La renaissance du mythe a pris forme dans les années 1960, à nouveau non sans l’influence de la première publication du roman de Boulgakov en URSS (1966). A l’époque de Khrouchtchev et de Brejnev, l’histoire de la Révolution et de la « guerre civile » n’a pas été simplement réécrite, mais pratiquement écrite à partir de zéro. Les écrivains et les cinéastes russes ont inventé des Bolcheviks fidèles et idéalistes en évitant désespérément de décrire les véritables premiers dirigeants soviétiques, tous été opprimés et non réhabilités (il convient de préciser que c’était pendant le dégel, la période où Nikita Khrouchtchev dirigeait l’URSS, après la mort de Staline en 1953. C’était une période d’espoir et d’envie de liberté après le régime dictatorial de Joseph Staline – ndlr).

Les écrivains et les cinéastes russes ont également commencé à représenter les Gardes blancs comme positifs et attirants, comme de gentils gentlemans bien éduqués. Dans le même temps, de fausses romances sont apparues sur les lieutenants Golitsyne et Cornets Obolensky. Le mythe de la Garde blanche était une sorte de résistance au mode de vie soviétique, trop rude, et aux manifestations affreuses de l’idéologie. C’était un phénomène de nature essentiellement esthétique. Et en même temps, notamment en Ukraine, ce mythe avait la fonction spécifique de maintenir une identité impériale. Il valait mieux ces adjudants de son Excellence que les inconnus Mazeppa, Petlioura, Bandera. C’est exactement ça, ce musée de «la Garde blanche» à Kyiv, et rien d’autre.

Après 1991, les fanatiques de la reconstruction ont commencé à jouer à la Garde blanche. Ils ont pris leur jeux très au sérieux, dans la mesure du possible. Parmi eux, en Russie, le criminel de guerre Igor Gorkin-Strelkov, et en Ukraine le polémiste controversé Oles Buzina, avec ses idées confuses.

La grande écrivaine ukrainienne Oksana Zaboujko, dans sa chronique sur le site de Radio Liberty (en 2015), avait raison sur l’essentiel: l’image d’une ville entièrement russe dans le roman de Boulgakov « La Garde blanche» est un vrai fantasme des impérialistes et rien de plus. Cette image, accompagnée des monuments de Pouchkine et des places Tolstoï, cache l’histoire réelle, complexe et contradictoire, mais constante et ininterrompue, de la capitale de l’Ukraine. En d’autres termes, lorsque nous reconnaissons les Boulgakov ou Tourbine comme les seuls représentants légitimes des élites locales, nous trahissons les autres élites, à savoir les élites ukrainiennes (mais aussi polonaises, juives et allemandes), qui avaient contribué à la promotion de l’Ukraine et à sa prospérité.

Le musée de la famille Tourbine doit-il être fermé? Bonne question… Tout d’abord, ce n’est pas non plus une entité indépendante, mais également une branche du Musée d’histoire de Kyiv. Je connais un peu son personnel, ce sont des Ukrainiens dignes et instruits. Je suis convaincu qu’ils ont aussi évolué avec notre pays et qu’ils peuvent proposer aux visiteurs une nouvelle histoire, avec ses anges et ses démons. Je suis persuadé qu’il est possible de créer un véritable drame de la vie et un échange d’idées, une histoire qui devienne un récit édifiant pour nous. C’est surtout important en temps de guerre.