Migrants internes: « Nous n’avons plus de chez-nous »

Société
21 mars 2023, 16:58

Comment les personnes déplacées vivent-elles dans un cité modulaire à Lviv?

Le camp modulaire de Lviv pour les personnes déplacées se trouve derrière les centres commerciaux et les énormes bâtiments de grande hauteur de Sykhiv, une zone résidentielle située dans le sud-est de Lviv. Au milieu des gratte-ciels, les petites maisons ressemblent à un parc de caravanes soigné à l’américaine, mais avec son propre terrain de jeu, ses allées en béton et ses jeunes pousses d’arbres.

Au premier abord, le camp semble totalement inhabité. Les maisons blanches identiques sont toutes fermées, abandonnées jusqu’à l’été. D’autres, celles qui sont habitées, ont leurs volets ouverts, mais la présence humaine n’est révélée que par les ombres qui se dessinent aux fenêtres ici et là, et par les vélos et les voitures d’enfant trempés par la pluie dans les rues.

Si l’on s’enfonce dans le camp, on peut voir des vêtements mouillés sur des cordes que l’on n’a pas eu la prudence de mettre à l’abri de la pluie, après les avoir lavés. Dans les maisons, tout est pareil – les couloirs blancs ressemblent involontairement à un hôpital, avec les portes des chambres numérotées.

« Mademoiselle, essuie tes pieds avant d’entrer. Nous lavons les couloirs trois fois par jour », me reprochent deux résidentes pour avoir ignoré les tapis d’entrée devant le couloir commun.

Les personnes déplacées vivent ici depuis janvier, mais la propreté et l’absence de signes de vie à long terme dans les espaces communs donnent l’impression que les personnes n’ont emménagé que depuis quelques jours. Il est clair que les résidents perçoivent les maisons comme des logements temporaires.

Selon Oleg Fedai, responsable du département du logement du Centre d’aide sociale de la ville de Lviv, « plus de 700 personnes vivent ici. Il y a au total huit maisons modulaires, dont six sont résidentielles et dans les deux autres les travaux continuent. La version d’hiver à deux étages, avec une cuisine et des toilettes à l’intérieur. Les trois autres maisons d’été ont été mises en réserve ».

Seules les personnes déplacées peuvent vivre ici en écrivant une demande au Centre des services administratifs de Lviv. Le centre vérifie toutes les données et tous les documents des candidats, puis les inscrit sur une liste d’attente pour une chambre. Selon l’administrateur, le centre accueille des personnes en âgées de 0 à 80 ans et plus, principalement originaires de l’est et du sud du pays : Zaporijjia, Donetsk, Louhansk, Kharkiv et Kherson. L’homme prévient que les résidents peuvent refuser de parler aux journalistes, car leur espace personnel a été perturbé par les médias plus d’une fois.

Dans la cuisine commune, Lyubov et Yulia sont en train de préparer une salade. Lyubov est particulièrement gentille et raconte son histoire: « Nous sommes arrivés de la région de Louhansk. Cela fait presque un an que nous nous trouvons à Lviv. Nous avons d’abord vécu dans un village, puis nous avons pris la décision de déménager à Lviv, parce qu’il y a des médecins ici. Nous avons déjà changé plusieurs fois de médecins de famille, car nous nous déplaçons sans cesse. Pendant ce temps, nous avons été hospitalisées deux fois pour une pneumonie. Le climat ne nous ne convient pas. Il fait chaud ici et un peu humide. Nous vivons dans ce camp modulaire depuis la fin du moi d’octobre.

Oleg Fedai dit qu’il n’y a pas de délai limité pour rester dans ce camp. Personne n’est expulsé d’ici après l’expiration du contrat d’hébergement, car il y a une possibilité de prolongation. Mais tout est relatif, car cela dépend du déroulement de la guerre.

Lyubov raconte qu’ils ont eu de la chance d’obtenir une chambre après trois mois d’attente, grâce à la recommandation de la clinique. « On nous a dit que les conditions de vie précédentes ne nous convenaient pas parce qu’il faisait humide et froid. Nous aurions attendu plus longtemps notre tour mais la clinique nous aidait ».

Une mère et sa fille ont quitté leur ville natale de Lyssytchansk l’année dernière, le 26 février, lors de l’offensive russe. La ville était déjà sous les frappes et les bombardements réguliers. « Nous avions une route près de chez-nous, je l’avais nommée la route des caravanes, parce que le transport militaire faisait des aller retour en permanence ».

Yulia, la fille de Lyubov, souffre d’épilepsie grave. Le premier jour de l’invasion à grande échelle, tout les hôpitaux et pharmacies de la ville ont fermé à la fois. « C’était une décision spontanée, nous partions le matin, le temps était horrible (le 24 février). Le bruit des obus, qui éclataient de tous les côtés. Yulia avait besoin des médicaments, et il était impossible de les trouver. On m’a dit de m’adresser à une pharmacie à Bakhmout, mais ça n’a pas marché. J’ai réfléchi à ce que je devais faire, puis je me suis spontanément préparé, j’ai appelé un taxi et, à neuf heures, nous étions à Kramatorsk. Nous sommes allés chez ma sœur, nous y sommes restés un mois, puis nous sommes allés à Lviv ».

Est-ce que la famille se plaît à Lviv ? « Il y a un médecin et des médicaments à la pharmacie, donc il y a tout ce qu’il faut », a répondu la mère. Plus tard, elle ajoute qu’avec le temps, elle a pris l’habitude de se promener dans le centre-ville. Et c’est plaisant.

L’alerte au raid aérien retentit à Lviv depuis le matin. Les abris situés à proximité de la ville comprennent le bâtiment et le sous-sol d’un immeuble d’habitation voisin. « Les nôtres avaient l’habitude d’y aller, mais je ils ont arrêté de le faire. Nous n’y allons pas… Nous ne sommes même pas descendus au sous-sol lors des bombardements à Lyssytchansk », dit la femme d’un air fatigué.

Toutes les maisons de la famille de Lyubov ont été détruites par les obus russes. Certaines l’ont été plus tôt, d’autres plus tard, mais on sait que leur maison et celles de leurs frères et sœurs n’existent plus. La femme dit qu’il n’a pas eu de nouvelles de leur voisins depuis le mois de juin. Jusque-là, ils étaient en contact, mais le centre de la ville a été bombardé et les communications ont disparu : « Le 26 février, nous sommes partis et le 28 février, l’approvisionnement en eau a été coupé, l’électricité disparaissait régulièrement et le gaz n’était disponible seulement jusqu’à l’été ».

Il est difficile de faire des projets pour les gens qui ont tout laissé à des centaines de kilomètres de là. Lyubov en parle aussi: « Ma sœur et moi, nous avions pensé que nous pourrions planter un potager et que ce serait comme en 2014. Nous sommes parties à Kyiv à l’époque, mais nous sommes revenues. On est parti le jour où le vol MH17 a été abattu… Quels sont les projets possibles? Nous vivons dans le présent. Nous n’avons pas de chez-nous ».

Elle se met à pleurer: « Je prends la vie comme elle est, mais ce qui me déchire le cœur, c’est le fait que je ne peux pas me rendre sur la tombe de mes parents. Tout le monde est enterré là-bas : les grands-parents, les parents, mon mari… Et tout est démoli, ils ont frappé partout, y compris dans les cimetières ».

Ce n’est qu’une des histoires qui sont partagées dans ces maisons modulaires. Ici, on voit surtout les originaires de l’Est. Par exemple, Yulia et Lyubov partagent la chambre avec une femme de Slaviansk. Il y a une famille avec des enfants de Dobropillya, des habitants de Lyssytchansk, de Bakhmout, de Liman et de Severodonetsk. Il y a les habitants d’Avdiivka, Nadia est d’Energodar, une autre femme est de Donetsk… « Nous sommes tous originaires de ce triangle de Donetsk et de Lougansk, pour la plupart », explique Lyubov. Treize enfants vivent dans l’une des maisons – une famille en a six à la fois.

Il arrive que des habitants du camp modulaire partent. Certains ont loué un appartement, ou rentré chez eux ou chez leurs proches. « C’est comme un dortoir ici, nous sommes dans les mêmes conditions », dit Lyubov. Elle ne veut pas se laisser photographier et ne permet entrer dans sa pièce. « Je ne me suis pas préparée pour une visite », a-t-elle dit.

Il fait chaut dans la cuisine où nous parlons. « Nous cuisinons tout nous-mêmes ici, raconte Liubov, et Yulia me demande toujours de faire du borchtch. » Avant, la cuisine était fermée à 21 heures et rouverte vers 7 heures du matin. Aujourd’hui, elle fonctionne 24 heures sur 24 : on peut y boire du thé le soir. La grande pièce avec plusieurs petits réfrigérateurs, machines à laver et grandes tables se remplit peu à peu d’autres résidents. La vie continue, aussi instable et éprouvante qu’elle est.