Christian Guémy : « Le plus grand danger que court la planète c’est l’existence du régime Poutine »

Culture
26 février 2024, 14:18

Christian Guémy (C215) est un artiste français qui a fait partie des premiers novateurs du Street art, c’est un artiste engagé, internationalement reconnu.

– Vous êtes un artiste contemporain, à la dimension internationale, quelle est la place qu’occupe l’Ukraine dans votre parcours ?

– Je suis un artiste pochoiriste (l’art du pochoir NDLR) qui travaille dans les rues, principalement en France — mais aussi à l’étranger. J’ai peint au Rwanda sur les traces du génocide des Tutsis, en Haïti dans un contexte quasi insurrectionnel à la suite des tremblements de terre dévastateurs de 2014, j’ai passé un certain temps dans des camps de réfugiés syriens à la frontière libano-syrienne… En dix-sept ans de ma carrière j’ai parcouru beaucoup de pays dans le monde, mais je n’étais jamais allé en Ukraine avant l’invasion du 24 février 2022. Comme pour beaucoup de Français, cette invasion a été pour moi un grand choc, une vraie déflagration. J’avais déjà été confronté aux atrocités et aux crimes de guerre russes en Syrie et j’ai eu l’impression que l’histoire se répétait. L’arrivée de réfugiés ukrainiens m’a immédiatement mobilisé. C’étaient les tout premiers jours de l’invasion et les associations, les bénévoles étaient encore en train de s’organiser pour leur venir en aide. J’ai donc peint un mur de cinq étages pour créer un point de ralliement, pour que les réfugiés et tous ceux qui souhaitaient les aider puissent se retrouver.

J’y ai peint un portrait d’une petite fille française avec une couronne de fleurs ukrainienne, volontairement, pour parler de l’universalité de l’enfance. Cette petite fille qui s’appelle Chiara est devenue le symbole de mon engagement pour l’Ukraine, mais je ne le savais pas au départ, il n’y avait aucun projet artistique spécifique pour l’Ukraine : les choses se sont faites les unes après les autres et sans projet précis.

– Comment ce projet s’est-il construit ?

– Après avoir réalisé cette première fresque pour contribuer, à ma manière, à l’accueil de réfugiés ukrainiens, je me suis demandé ce qu’on pouvait faire pour entraîner, rallier, davantage de Français, mon public avant tout, à faire de même. Mon public, ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes sur des réseaux sociaux qui ne s’intéressent pas nécessairement à l’actualité, surtout la plus violente, mais qui sont sensibles au langage du street-art. Je me suis donc dit que la meilleure manière de le faire c’était de leur montrer la guerre. Il fallait que je me rende en Ukraine et que je puisse peindre des portraits d’enfants dans le contexte de la guerre et parmi des bâtiments détruits. L’ambassade de l’Ukraine m’a soutenu et je suis parti pour Lviv à la mi-mars 2022.

– Qu’avez-vous vu et vécu ?

– Dès le premier jour de mon voyage, une roquette est tombée à moins d’un kilomètre de nous et cela a inspiré la première œuvre : j’ai peint une petite fille devant le ciel embrasé. C’est là que j’ai compris la puissance de cette image et la capacité de persuasion que cela pouvait avoir. J’ai donc commencé à progresser vers l’Est : d’abord à Jitomir, où il y avait, à ce moment-là, des combats qu’on entendait de loin, puis finalement vers Kyiv. Les Russes se trouvaient à quinze kilomètres de la ville, c’était une ville assiégée, complètement vide où ne circulaient que des hommes, en alerte pour d’éventuels combats. C’était très impressionnant, mais j’étais venu en Ukraine pour peindre et j’ai peint, en essayant d’être aussi prudent et attentif que possible. J’ai peint sur ce qui avait été bombardé, pour créer des images. Un artiste n’est pas un reporter : j’ai créé des images à partir de la réalité pour inventer un langage qui permettrait aux gens d’accéder à un message par d’autres moyens que la brutalité nue du reportage.

– Alors qu’est-ce qu’un artiste ?

– À titre personnel, je pense que les artistes sont avant tout dans le champ des idées, et dans l’agora. C’est vivre dans la cité, vivre ensemble. Dans mes œuvres, je parle beaucoup de la citoyenneté et du projet politique, c’est pour ça que, pour moi, se placer aux côtés des Ukrainiens a été une évidence. Il faut soutenir l’Ukraine parce que ce conflit n’est pas du tout un conflit local : au-delà de l’Ukraine, il y a l’Iran qui est l’allié de la Russie, il y a le Proche Orient, il y a aussi l’Afrique où l’on voit la main de Poutine derrière les dictateurs et les coups d’État qui se succèdent. Pour moi, le plus grand danger que court la planète c’est l’existence du régime Poutine. La guerre en Ukraine est un conflit global et ce qui s’y joue c’est l’avenir de l’Europe et de la démocratie occidentale au sens le plus large. C’est un nouvel ordre du monde qui se présente et qui peut basculer en un ordre diabolique à partir de ce point de bascule que représente l’Ukraine.

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Mais mes voyages en Ukraine m’ont aussi permis de comprendre beaucoup plus : sur place, j’ai compris que la Russie, comme l’URSS avant elle, est un vrai empire colonial. Les Russes qui attaquent d’autres puissances dites coloniales ont tendance à oublier qu’ils sont eux-mêmes des colons. J’y ai aussi découvert l’Holodomor et les principes génocidaires à l’origine de cette guerre. Tout cela a fait que je me suis engagé complètement aux côtés de l’Ukraine.

– Est-ce le cas de vos collègues ?

– Je suis très heureux que Banksy se soit rendu en Ukraine. Sur certaines questions idéologiques, il est assez proche du corbynisme (Corbyn est l’un des leaders travaillistes anglais; son antisémitisme a suscité une importante polémique il y a quelques années – NDLR), et je craignais qu’il ne renvoie dos à dos les Russes et les Ukrainiens, mais ça n’a pas été le cas. Bien qu’il ait pris des mois pour se décider, c’est quand même très positif qu’un artiste aussi influent ait finalement su faire le bon choix, on peut tous le remercier.

Évidemment ce n’est pas le cas de tout le monde : l’exemple le plus odieux est celui de Jorit, un artiste napolitain. Il a accepté l’invitation des Russes pour se rendre dans la ville-martyre de Marioupol et il y a peint une gigantesque fresque sur la façade d’un immeuble pilonné. Ça me dégoûte et ça me dépasse; un certain nombre d’artistes de rue vont jusqu’à développer une vraie admiration pour Vladimir Poutine et son régime mafieux.

Quelle est selon vous la tendance majoritaire entre ces deux pôles ?

– La tendance majoritaire, si vous me permettez l’expression, c’est une sorte de tarte à la crème. Très peu disent clairement qu’il faut chasser les Russes de l’Ukraine et tout le monde scande le mot « paix » sans même comprendre ce qu’il signifie et ce qu’il sous-entend, et dans l’ignorance du fait qu’ils reprennent le discours du Kremlin. Il est pourtant évident que dans le contexte actuel « la paix » signifierait préserver un statu quo qui ne profiterait qu’à la Russie.

Il en va de même d’une partie de notre public. Au début, certains m’avaient même demandé pourquoi je me rendais en Ukraine, car ils ne comprenaient pas ce qu’un artiste comme moi pourrait y faire ou pourquoi il était important de faire un choix dans ce conflit. Malheureusement, le street art a souvent un langage très naïf ou démagogique et ça n’aide pas.

– Comment l’expliquez-vous ?

– Tout d’abord, parce que les street artists sont des « Monsieur tout le monde ». Ils n’ont pas d’éducation politique ou géopolitique poussée.

Ensuite, parce que l’univers de cet art qui est le mien se veut anticonformiste et rebelle : on n’aime pas la police, on n’aime pas le Covid, on n’aime pas l’Europe, on n’aime rien. Il y a comme une sorte de gadoue anticonformiste qui confine au complotisme, entretenue, générée et produite par des bots russes, et qui circule sans que la plupart des gens en soient conscients. Je reste convaincu que ce n’est pas, en fait, de l’anticonformisme, il faut appeler un chat un chat : c’est le produit de la propagande russe qui cherche à déstabiliser l’Occident. Malheureusement, de ce côté-là je suis une figure assez solitaire dans mon milieu.

C’est pour cela que j’ai peint, pour une exposition au musée de la Guerre à Kyiv, des portraits de héros ukrainiens, mais aussi des portraits de journalistes, notamment ceux qui ont perdu la vie en couvrant l’invasion russe. Parce que les questions de l’information et de la vérité sont au cœur de ce conflit. La guerre en Ukraine, c’est aussi une guerre qui concerne l’information.

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– Pour en revenir à l’Ukraine, au terrain, qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?

– Lorsque je me suis rendu à Boutcha peu de temps après la libération de la ville, j’ai découvert des gens qui étaient restés sur place pendant l’occupation. Ça a été un grand choc. Beaucoup de vieilles dames, amaigries, dans un état indescriptible. Elles disaient avoir été enfermées chez elles pendant cinq semaines sans avoir de quoi manger ni boire. Les gens racontaient que les Russes tiraient à vue. Cela m’a rappelé cette phrase, qui me terrifie et qui me questionne, que j’ai déjà entendue dans des camps de réfugiés syriens : « On peut s’adapter à tout, mais pas aux Russes. Quand ils te voient, ils te tuent ».

– Avez-vous peint à Boutcha ?

– De toutes petites choses : des papillons et des oiseaux, presque à taille réelle pour ne pas souiller ou dénaturer les lieux. Des œuvres éphémères exécutées dans la désolation. J’ai peint sur des abribus à moitié détruits, des maisons qui allaient être rénovées, des choses comme ça. L’idée était que mes œuvres puissent disparaître avec le retour de la vie. En quelque sorte, un substitut de la vie en attendant son retour.

Je ne voulais surtout pas m’imposer avec des œuvres plus importantes; dans la culture française mémorielle les lieux des génocides sont laissés dans l’état pour qu’on puisse s’en souvenir. À ma surprise, cela n’a pas été le choix de l’Ukraine. Les autorités ukrainiennes ont rebâti — ce qui est très bien aussi.

– Avez-vous fait d’autres découvertes, peut-être plus positives ?

– En Ukraine, j’ai découvert une langue, magnifique, que j’apprends un tout petit peu. J’ai aussi découvert toute l’histoire de l’interdiction de la langue ukrainienne. J’ai découvert tout un pan de la culture alternative, qui a nourri la résistance, et a aidé à la préservation de cette langue ukrainienne, elle, qui est séculaire, accompagnée de figures majeures. J’ai découvert un pays qui a préservé une culture, qui a connu une résistance culturelle, qui a plusieurs fois été clandestine. Ce fut un long combat pour que cette culture puisse survivre, continue à exister et à se pérenniser aujourd’hui. C’est passionnant.