Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

La culture à l’époque de la guerre éternelle

Culture
24 mars 2023, 10:28

C’est Bizhan Sharapov, un chercheur et associé de l’Institut de physiologie de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine.

C’est Yurii Kovalenko, archéologue, historien, guide touristique

C’est Roman Ivanenko, showman, acteur, membre d’un émission comique de la télévision ukrainienne «Liga Smihu» («Ліга Сміху»)

C’est Oleksandr Snihurovskyi, acteur de théâtre d’improvisation de Kyiv «Чорний Квадрат» («Black Square»)

C’est Vadym Khlupianets, danseur de ballet au Théâtre académique national d’opérette de Kyiv

C’est Denys Antipov, traducteur qualifié de langue coréenne, professeur du département des langues et littératures de l’Extrême-Orient et Asie du sud-est de l’université nationale Taras-Chevtchenko de Kyiv

Qu’est-ce qui unit ces personnes, si différentes ? Tous sont morts cette année ou l’année dernière en défendant l’Ukraine contre l’agression russe, l’arme à la main.

Je refuse de faire une liste plus ou moins complète des hommes travaillant dans des domains scientifiques, culturels et artistiques mortes pendant la guerre. Et croyez-moi, cette liste contient des centaines de noms. Veuillez noter qu’il faut compter non pas depuis le 24 février 2022, mais depuis le début de la guerre – à savoir le printemps 2014. Il faut aussi ajouter à cette liste les noms de ceux qui sont morts sous les bombes russes, ont été fusillé et torturés par les occupants. Il faudrait alors y ajouter des milliers de noms.

La plupart de ces gens ne sont pas connus à l’étranger, sauf peut-être le chanteur d’opéra Wassyl Slipak, qui est mort au front en juin 2016. Tous ces noms ne sont pas non plus connus en Ukraine. C’est un paradoxe regrettable de la vie en temps de guerre : on découvre l’existence d’une personnalité talentueuse lors de sa notice nécrologique.

Certes, la mort d’un homme est toujours une tragédie, quelle qu’en soit la finalité. Mais, il ne s’agit pas seulement de l’aspect humaniste. La guerre détruit non seulement le présent de notre pays, mais aussi son avenir. Des noms de ceux qui sont mort au front resteront à jamais gravés dans la mémoire de la société. Certains parmi eux deviendront des symboles nationaux. Mais ces personnalités n’apporteront plus leur contribution à la science, aux arts, à l’économie ou aux activités publiques. C’est vrai, que d’autres viendront à leur place, mais il faudra beaucoup de temps pour que l’Ukraine se rétablisse, suite à cette perte importante de talents.

De plus, il ne s’agit pas seulement de cette guerre. La tragédie historique de l’Ukraine est que nous avons toujours perdu une grande quantité de capital humain précieux. Je ne remonterai pas dans le temps, mais je me souviendrai simplement du XXe siècle. Certes, il a été terrible pour l’ensemble de l’Europe. Mais outre les deux guerres mondiales, l’Ukraine a également enduré la guerre d’indépendance de 1917-1922, la sanglante terreur bolchevique, les répressions staliniennes et le Holodomor de 1932-1933, qui a provoqué la mort à près de 4 millions d’Ukrainiens.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine a été l’un des principaux champs de batailles. Selon Timothy Snyder, la politique génocidaire d’Hitler a causé la mort de 3,5 millions de personnes originaires d’Ukraine. De plus, environ 3 millions d’Ukrainiens sont morts en devenant des soldats de l’Armée rouge ou au cours des hostilités. Après 1945, deux générations d’Ukrainiens étaient forcés de vivre sous le régime soviétique brutal, qui a uni pratiques répressives totalitaires avec la politique impériale de Moscou par rapport à l’Ukraine.

Il semblait qu’en 1991, lorsque l’Ukraine a enfin obtenu son indépendance tant attendue, un âge d’or de paix et de développement allait s’ouvrir dans l’histoire de notre nation. Mais, l’empire ne pouvait pas laisser partir l’Ukraine comme ça. La guerre qui a commencé au printemps 2014, et qui est entrée dans sa phase totale en 2022 n’est qu’une guerre reportée pour l’indépendance de l’Ukraine. Logiquement, elle aurait dû commencer dès les années 1990, mais la Fédération de Russie, épuisée par une crise systémique, était trop occupée à alimenter les guerres en Transnistrie, en Abkhazie et en Tchétchénie.

Par conséquent, lorsque vous regardez les réalisations ukrainiennes dans les domaines de la littérature, de l’art, de la science et dans d’autres domaines de la vie, rappelez-vous que tout cela a été créé par une nation qui est constamment obligée de se battre, de ronger son droit à la vie et à la liberté – au prix de la vie de ceux qui auraient pu créer un miracle culturel dans ce pays.