Un an après que la Russie a lancé une guerre d’agression au cœur de l’Europe, Vladimir Poutine, qui n’a atteint aucun de ses objectifs sur le champ de bataille, a joué son dernier atout. Non, la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova, n’a pas commis la moindre erreur. Malgré les rumeurs et sa réputation, elle était probablement sobre lorsqu’elle a indiqué en mars, après que les Nations unies eurent annoncé une prolongation de 120 jours de l’accord sur les céréales, que la Russie avait en fait décidé que cette période serait réduite de moitié, à 60 jours seulement.
La logique de Maria Zakharova et du Kremlin est facile à comprendre. C’est de l’arithmétique. L’accord sur les céréales a été prolongé le 18 mars. Cela signifie que le 18 mai, la Russie déclarera qu’elle nous a “prévenus”. Après cela, les exportations de céréales en provenance d’Ukraine seront bloquées, au mieux pendant une semaine. Il y a un an, le 18 mai 2022, l’Ukraine a terminé la saison des semailles et a commencé à préparer la récolte des cultures d’hiver. Cette coïncidence dans les dates n’est pas sûrement un hasard.
C’est à la mi-mai 2022 que les sonnettes d’alarme ont commencé à retentir en Ukraine. Les installations de stockage de blé du pays ont été partiellement détruites à la suite des combats, et partiellement prises par les occupants. Les ports ont été bloqués. Des chefs d’exploitations agricoles et le gouvernement, ensemble, se demandait frénétiquement ce qu’il fallait faire de la nouvelle récolte.
Au cours de l’été 2022, sur les lignes de chemin de fer ukrainiennes en direction des frontières occidentales, on pouvait voir l’image suivante : de nombreux wagons de céréales avaient été retirés de la circulation. Ils sont restés sur les voies de garage pendant des semaines, probablement sans être vidés. Dans le même temps, une catastrophe se déroulait à la frontière, avec des embouteillages atteignant parfois plus de cinquante kilomètres, alors que l’Ukraine tentait d’exporter ses denrées alimentaires face au blocus complet de ses ports maritimes.
Il est très probable que la Russie n’a pas oublié ce qui s’est passé. Elle s’en est souvenue et en a tiré des conclusions. Et cette année, le Kremlin tentera certainement d’appliquer à nouveau ce scénario, mais dans une version perverse et améliorée.
Depuis des années, l’Ukraine est l’un des principaux fournisseurs de céréales au monde, y compris pour les pays qui connaissent une “insécurité alimentaire”, selon la terminologie des Nations unies. Avant la guerre contre la Russie, l’Ukraine produisait suffisamment de nourriture pour alimenter 400 millions de personnes par an, dix fois sa propre population.
Après l’échec du plan de Vladimir Poutine visant à détruire le secteur énergétique ukrainien, puis d’un autre plan visant à “geler l’Europe”, et après que le dirigeant chinois Xi Jinping, semble-t-il, a vu d’un mauvais œil le chantage nucléaire du Kremlin, la Russie, qui est en train de perdre la guerre par les armes, n’a pratiquement plus de cartes dans son jeu. Sauf l’arme alimentaire.
Il y a donc des raisons de s’inquiéter. Il est possible que l’Ukraine soit confrontée à une perte de récolte sur plusieurs années. Par exemple, selon Andriy Vadatursky, PDG de Nibulon, l’une des plus grandes exploitations agricoles d’Ukraine, même si la guerre se termine aujourd’hui, ses effets se feront sentir pendant encore trois ou quatre ans, au moins jusqu’à ce que les champs soient déminés, que les banques recommencent à prêter et que les agriculteurs reconstruisent les infrastructures et achètent du matériel.
De plus, à la fin de 2022, l’Ukraine a planté 40 % de blé d’hiver en moins qu’en 2021. Son rendement sera également inférieur. Alors qu’en 2021, l’Ukraine a réalisé une récolte record de céréales et d’oléagineux – plus de 107 millions de tonnes – en 2023, elle pourrait être deux fois moins importante, estime M. Vadatursky.
La contamination des champs par les mines constitue un problème majeur. Selon Andryi Vadatursky, même les routes entre les champs devront être labourées à une profondeur d’un demi-mètre en raison de la présence possible de mines antichars. Toutefois, ces estimations constituent plutôt une évaluation très prudente, voire pessimiste, de la situation. Ce qui est tout à fait justifié pour un représentant d’une grande entreprise.
Dans l’ensemble, la situation ne semble pas si catastrophique. À la fin de l’année 2022, l’Ukraine a connu une récolte qui n’est pas la pire de son histoire moderne, bien qu’elle soit la plus mauvaise depuis les sept dernières années. Selon le ministère de la Politique agraire et de l’alimentation, l’Ukraine a exporté plus de 30 millions de tonnes de céréales au cours de la saison 2022-23. C’est à peu près la même quantité de céréales qui est actuellement stockée dans le pays.
La région de Kherson, l’une des régions les plus puissantes d’Ukraine en termes de potentiel agricole, sera certainement confrontée à des problèmes de culture de légumes cette année. Cependant, sa désoccupation partielle est d’une grande importance pour d’autres régions du sud du pays. Selon les analystes, la désoccupation de la rive droite de la région de Kherson en novembre dernier permet cette saison aux autres régions agricoles, telles que Mykolaiv, Kirovohrad et Odessa, de cultiver des légumes dans des conditions plus sûres et de récolter davantage.
D’ailleurs, en décembre 2022, le ministère de la Politique agraire a déclaré avec assurance que les exportations avaient atteint les niveaux d’avant-guerre (avant le début de l’invasion à grande échelle en février) et s’élevaient à environ 7 millions de tonnes par mois.
Mais le succès des agriculteurs ukrainiens, qui sont prêts et capables de nourrir le monde même en temps de guerre, dépend fortement de la mauvaise volonté d’une seule personne. Celle qui a pris la décision d’attaquer l’Ukraine. Il s’agit de Vladimir Poutine. Pas de doutes, il cherchera à saisir cette chance pour effrayer l’humanité, comme un noyé s’accroche à une planche.