Tarass Lutyi  philosophe, écrivain, chroniqueur, musicien

La force de destruction russe. Origine des idées devenues meurtrières

Histoire
27 septembre 2022, 18:19

L’un des plus grands malentendus épistémologiques qui nous ait frappés ces dernières années fut probablement l’allégation selon laquelle Russes et Ukrainiens ne forment qu’un seul peuple. Cette conviction des Russes n’est pas la moindre des croyances ayant conduit à l’invasion de l’Ukraine à grande échelle. Il est impossible d’accepter une déclaration aussi catégorique; elle est si déroutante que l’on aimerait savoir à quel moment les Russes ont commencé à y croire. De toute évidence cette certitude, qui persiste, est plus ancienne que la doctrine aventuriste moderne du « monde russe ». Le philosophe Nikolaï Berdyaev a écrit un ouvrage intitulé « L’idée russe » en 1946. Sa théorie permet de comprendre la puissance meurtrière à l’origine de l’idée russe.

La nature volcanique des Russes découlerait de la localisation de ce peuple situé entre l’Ouest et l’Est, situation qui le porte aux extrêmes. Elle témoigne de leur imprévisibilité, qui entraîne la méfiance constante du monde occidental à leur égard. Berdyaev montre de manière convaincante les attributs caractéristiques adoptés par les Russes. Très influencés par un élément dionysiaque (l’insoumission et le manque de mesure), qui les pousse à conquérir des territoires étendus, ils sont incapables de conceptualiser les pulsions qui les animent. Le sentiment constant qui les inspire les empêche de développer des vertus humaines de sociabilité.

Il ne leur a pas été possible de faire émerger une aristocratie chevaleresque, avec un code d’honneur, l’inexpérience de la vie intime ne permettant pas l’apparition d’une société bourgeoise à l’image de la société occidentale. Seules, des caractéristiques formelles lui ont été empruntées; elles ont creusé un fossé important entre le peuple et la noblesse. La domination d’un État despotique et d’une orthodoxie dogmatique à la mode russe (le « vrai » christianisme) n’a pas permis d’implanter la raison. C’est ainsi que la philosophie s’est trouvée brimée (en 1850 il fut interdit pendant un certain temps de l’enseigner dans les universités et à l’époque soviétique, c’est la doctrine marxiste-léniniste qui l’a remplacée).

Même ceux parmi les tsars qui ont souhaité faire des réformes inspirées de l’Occident moderne sont revenus à la tyrannie, tel Pierre le Grand; ou bien ils se sont dissimulés derrière des « Lumières » factices, telle Catherine la Grande, malgré son admiration pour Voltaire. Se proclamant les héritiers des empereurs byzantins, les souverains moscovites ont glissé vers l’idée d’empire, ce qui les a conduits à une pensée totalitaire, comme en témoignent les oscillations constantes entre les justifications de cruauté et de violence et la recherche d’une adéquation entre union et justice universelle oeuvrant au bien.

Le long isolement face à la tradition intellectuelle de l’Occident n’a pas permis la diffusion de la connaissance et a fait de la liberté un défi, le savoir étant considéré non pas du point de vue de sa valeur scientifique propre mais instrumentalisé dans le but d’atteindre un objectif pré-défini. C’est ainsi que s’est répandue l’idée du messianisme russe, (correspondant aux idées de la Troisième Rome et à celles de la Troisième Internationale communiste) devenue aujourd’hui l’apanage, la prérogative du « monde russe ».

On peut observer un certain masochisme dans la culture russe: l’héroïsme se transforme en apologie de la mortification; elle permet de démontrer son authenticité par la manifestation de la souffrance et du don de soi. Le peuple, prêt au sacrifice, revient sans cesse attiser l’autocratie. Paradoxalement, la colonisation des terres était souvent le fait de fugitifs russes qui souhaitaient embrasser les traditions de liberté cosaques. D’un autre côté, existait en Russie une intelligentsia qui faisait du salut du peuple sa mission, ce peuple étant considéré comme sacré. Le bien du peuple, à travers lequel Dieu lui-même parle, peut exiger tous les sacrifices, y compris l’acceptation des travaux forcés.

L’idéologie russe, entendue comme un bloc, agence des figures extrêmistes qui vont jusqu’au fanatisme quasi religieux. Peu importe qu’il s’agisse de la théorie biologique darwiniste, de l’hégélianisme idéaliste, du matérialisme vulgaire ou du marxisme révolutionnaire, cette transformation de la pensée en croyance a donné naissance à une puissante littérature métaphysique aux motifs eschatologiques divers concernant le sort de la Russie. À quelques exceptions près, les Russes ont maintenu un déni par rapport à leur retard sur l’Occident; ils ont préféré faire valoir la voie qu’ils avaient choisie, considérée comme la seule sérieuse, la seule acceptable.

Le concept de « peuple historique » de Hegel se prête parfaitement à une telle analyse (Hegel considère qu’à chaque époque un peuple particulier, celui qui est le plus avancé dans la conscience de son émancipation, incarne le progrès – il triomphe alors sur les autres).

Hegel a également échafaudé une thèse à partir de l’intolérance prise comme exemple (la tolérance, vertu d’acceptation, de compréhension de l’autre, ne peut être véritablement elle-même qu’en adoptant une attitude combative de lutte contre l’intolérance – pour être une vertu authentique, elle ne peut résider uniquement dans un rapport intime et exclusif à soi – elle ne serait qu’une vertu potentielle, ni effective ni réelle. Elle doit donc accepter le combat. La lutte contre la violence prend alors la forme d’un affrontement lui-même violent – elle se retourne en son contraire).

La formule de Hegel fonctionne comme une formule magique : « tout ce qui est raisonnable est réel, et le réel est raisonnable ». Il faut accepter l’état des choses, c’est une fatalité.

Les théoriciens russes, en particulier les slavophiles (qui représentent un courant de pensée nationaliste, d’origine slave, opposé aux occidentalistes, lors d’une querelle historique du XIXème siècle) accusent l’Occident de rationalisation excessive; ils ne voient le salut de la Russie que dans la spiritualité. L’ordre rationnel, suivant leur interprétation, est meurtrier tandis que l’Etat russe, même s’il a recours à la même violence, est légitime car il ne vise qu’un seul but: préserver le désir de spiritualité qui conduira le peuple vers le bonheur suprême. Prêt à renoncer à sa liberté de citoyen, l’homme russe, à travers les pires épreuves, accède à la liberté de l’esprit. On ne relève cette croyance si contestable que dans l’orthodoxie russe.

Et c’est ainsi que les personnages de Dostoïevski se proclament impénitents. Ils ne renoncent jamais, luttent contre vents et marées. Ils souffrent pour expier les péchés de l’humanité. Ils montrent ainsi leur proximité avec Dieu. Lorsqu’ils sont mis à l’épreuve, leur sainteté les absout des choses abjectes auxquelles ils ont eu recours. Surmontant leur souffrance, ils se relèvent sans cesse. Grace à cela, la littérature russe a parfois occupé une place de guide spirituel, accueillie presque comme une thérapie. Ignorant le romantisme ou le classicisme, elle a développé à leur place les prophéties religieuses. Et habitée par l’idée de souffrance et de pitié, elle s’est tournée vers la recherche d’un coupable. Si Dieu protège celui qui souffre, s’il en fait un élu, il n’y a qu’un pas pour passer à la sanctification du martyr (celui dont le destin n’est que dans l’affliction). Cet idéal de sainteté porte l’exigence d’un renoncement à la satisfaction tel qu’il aboutit à un mécontentement permanent. Ce mécontentement de soi conduit à la culpabilisation et, inéluctablement, s’ensuit l’aversion envers le pécheur, ainsi que la légitimation de la violence à son égard.

Les Russes ont créé un monde, qui leur est propre, une façon particulière d’imposer leur domination. Dans leur doctrine, inspirée de la gnose (connaissance initiatique par laquelle il est possible de connaître les choses divines et de sauver son âme), le monde est envahi par le mal. Ils considèrent qu’ils sont chargés d’une mission: apporter aux hommes le salut en imposant un ordre contraignant, seul juste à leurs yeux. Si le monde leur paraît dorénavant coupable et donc ne s’accorde pas avec la mission qu’ils se sont donnée, ils se donnent le droit de s’en emparer, de le détruire, de l’exploiter, de le contraindre, de le déflorer .…. Leur dirigeant en est responsable, il prend sur lui la charge du pouvoir et en compensation il doit être aveuglément obéi.

Cette idéologie est imprégnée de prophétie, de messianisme et d’apocalypse. Elle pousse aux extrêmes des théories qui n’ont aucune rationalité. Elle s’en nourrit, et maintient ainsi dans l’aveuglement de fidèles partisans.