Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Pour les médecins militaires, la prise en charge de blessés au front deviennent très difficile

Guerre
27 juin 2024, 17:12

Iryna Tokarchuk (Daryna), originaire de Loutsk, dans l’ouest de l’Ukraine, est médecin militaire du 3e bataillon de la 46e brigade aéromobile. Elle s’est engagée en 2014 et, en dix ans, a connu la première invasion de l’Ukraine, la démobilisation, puis le travail dans le civil et enfin un retour dans l’armée en 2022. Avec elle, nous avons parlé de l’évolution dans la prise en charge des blessés. D’un front à l’autre, la situation et les spécificités des combats ne sont pas les mêmes, nécessitant des solutions adaptées à chaque instant. 

Le parcours  

En 2014, je ne me suis même pas posé la question de savoir si je devais m’engager ou non. J’ai suivi une formation militaire de base à l’université, j’étais en bonne forme physique, j’étais disponible et je me sentais qualifiée pour ce travail.

Il faut dire qu’à cette époque la médecine militaire était dans un état déplorable, tout était à refaire. C’est pour ça que je me suis engagée dans une unité des volontaires où nous nous organisions de façon autonome, pour pouvoir faire le relais le temps que l’armée régulière règle ces problèmes.
Je me suis réengagée après la grande invasion avec la même logique : apporter une contribution le temps que la situation se stabilise.

La médecine militaire hier et aujourd’hui

La différence entre 2014 et aujourd’hui est tout simplement choquante : il y a dix ans, nous n’avions rien. Des compresses stériles périmées depuis trente ans, un simple sac avec une croix rouge marquée dessus et une paire de baskets : je n’avais même pas d’uniforme. C’était le cas de tout le monde, personne n’avait rien, mais nous avions la volonté. Avant les réformes nécessaires, les choses s’amélioraient progressivement grâce aux bénévoles civils qui trouvaient des médicaments et des équipements à l’étranger.

La Grande invasion

Depuis le mois de décembre 2021, l’unité des “Hospitaliers” avait un plan d’action en cas d’invasion. Tout le monde savait qu’elle était inévitable. On m’a proposé de rejoindre une équipe d’évacuation sanitaire stationnée à Lviv, c’est donc là où je me suis dirigée le 24 février 2024. J’y ai passé quelques jours, sans affectation, avant de rejoindre la 95e brigade.

Ma mission a commencé le 4 mars 2024, mais je n’ai été officiellement mobilisée que le 15 mars, à distance : ma sœur est allée au bureau d’enrôlement militaire et a dit que j’étais déjà sur le front. À ce moment-là, je travaillais officiellement dans le service des grands brûlés de l’hôpital de Loutsk et j’ai pris un congé sans solde, il fallait donc régulariser cette situation.

La bataille de Kyiv

La 95e brigade était déployée dans la région de Kyiv : le 2e bataillon dont je faisais partie se trouvait dans la ville de Makariv. Les médecins militaires évacuaient d’abord les blessés du champ de bataille par tout moyen de transport disponible, et ensuite je les transportais à l’hôpital. C’est du moins notre schéma de travail habituel et c’est plus ou moins comme ça que nous avons travaillé à Makariv.
Si l’on compare avec la situation au front aujourd’hui, le feu des chars et de l’artillerie sont si intenses que ce n’est plus toujours possible, il faut s’adapter. Par exemple, installer, si nécessaire, un point de stabilisation directement sur le trottoir ou dans n’importe quel local. Il nous arrive de stabiliser les blessés pendant leur transport. Il faut savoir s’adapter à n’importe quelle situation, car elle est très dynamique.

La bataille de Kherson 

Toute notre brigade était très motivée. Nous étions soudés par la bataille de Kyiv que nous avions connue ensemble, nous avons suivi une formation supplémentaire et tout le monde avait hâte d’affronter l’ennemi pour libérer le Sud. Quand les premiers assauts ont commencé, c’était bien sûr très difficile, mais nous avions un moral d’acier.

Pour moi, c’était beaucoup plus facile de travailler là-bas, car il n’y avait pratiquement pas de drones de combat, seulement quelques drones de reconnaissance. La communication se faisait uniquement par talkie-walkie, il y avait peu de Starlinks. Pour moi, c’était un bon moment, car il y avait encore peu de pertes dans notre brigade.

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Je servais dans des points de stabilisation, souvent dans les champs, loin des positions des militaires. Contrairement à moi, d’autres médecins militaires accompagnaient leurs unités jusqu’au champ de bataille pour évacuer les blessés.

Sherwood

Près de la rivière Ingoulets, il y a un bois de pins que tout le monde appelle Sherwood.  Une tête de pont y a été établie derrière la rivière. Lorsque nos troupes avaient assez avancé, nous avions eu la possibilité de traverser le cours d’eau : les médecins prenaient les blessés en charge près de ce lieu de passage. Ce passage, c’était comme un lieu de passage entre deux mondes différents : jusqu’à là tout était très calme, après c’était comme dans un film — on entendait des tirs de partout, tout n’était que le chaos. Quand on débarquait à Sherwood, il fallait tout de suite courir vers un abri. Nous y vivions littéralement dans des trous dans le sol. Une expérience de vie irréelle.

Les bombardements dans la région de Kherson étaient beaucoup plus intenses que dans le Donbass. Imaginez un bois, quatre médecins dans des trous et pourtant on tirait sur notre position sans cesse, je n’ose même pas imaginer ce qui se passait sur les positions des combattants. C’est aussi pour ça que nous n’avions aucun transport : si on garait un véhicule quelque part, ce lieu allait rapidement devenir la cible de tirs. C’était un grand problème pour nous. Il fallait effectuer les évacuations à pied. Ravitailler à pied aussi. Tout se faisait à pied. Mais c’est aussi la spécificité de la guerre à grande échelle : elle rend la prise en charge de blessés et leur évacuation très difficiles partout.

Au début, cette situation où nous devions juste nous cacher dans des trous sans pouvoir répondre nous mettait en colère. Pendant cette période, je n’ai vu aucune blessure par arme à feu, que des blessures résultant des tirs d’artillerie qu’il fallait supporter sans broncher. On avait l’impression que ça n’avait aucun sens, mais en fait si, cette phase précédant l’offensive était nécessaire.

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Cela faisait quand même un peu drôle, quand l’offensive a enfin démarré et que nous avons commencé à libérer la région de Kherson. Les habitants locaux étaient très heureux, ils nous accueillaient comme des libérateurs et au début de je me sentais un peu comme un imposteur : nous n’avons rien libéré, nous nous sommes juste terrés dans des trous près du fleuve. Mais en fait si, c’est grâce à cette tête de pont que la région a été libérée.

Le Donbass 

La guerre dans le Donbass était déjà bien différente. Notre première mission était à Kurdyumivka, début décembre 2022. Dès notre arrivée, la situation sur place était extrêmement dynamique, tout changeait d’une heure à l’autre. Depuis la région de Kherson, nous avions nos habitudes : les tâches étaient bien reparties et planifiées. Ce n’était plus le cas dans le Donbass, il fallait improviser.


Notre deuxième mission se déroulait à Bakhmout. Notre bataillon a libéré un quartier de la ville et s’y est fortifié. C’était beaucoup plus calme qu’à Sherwood. Il y avait peu de tirs sur nos positions et cela nous étonnait de voir les titres alarmants des médias. Ce n’était pas vraiment ce que nous vivions à Bakhmout, du moins au début. Mais après, c’était en effet devenu l’enfer.

La bataille de Soledar 

Un autre exemple de décalage entre les unes des médias et la réalité. Tout le monde avait extrêmement peur d’y aller, on disait que c’était un vrai hachoir là-bas. Mais quand nous, nous y sommes arrivés, c’était bien : au début, nous n’avions même pas besoin d’aménager un point de stabilisation des blessés, on pouvait le faire directement dans les ambulances.

Mais la situation se compliquait de jour en jour, les ambulances ne pouvaient plus passer et nous avons monté un point médical. C’était un petit local, un commerce de sel. Nous stabilisions les blessés à même le sol.

À la fin, il ne restait plus à Soledar que notre brigade et les unités de gardes-frontières. Nous avons tenu aussi longtemps que possible. Puis nous avons été encerclés. Les Russes ont pris le contrôle de la dernière route, mais même malgré ça nous parvenions à nous ravitailler de nuit. Cela laisse des souvenirs surréalistes : le commandant de peloton logistique arrive avec des barils d’une soupe fraîchement cuisinée et encore chaude au moment même où se tient le conseil sur la sortie de l’encerclement. Comment a-t-il pu se les procurer et les transporter ?

Nous avons pu quitter Soledar malgré l’encerclement. Il y a eu beaucoup de blessés, il faisait très froid, tout le monde était épuisé et ne rêvait que d’une douche bien chaude.

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Après Soledar, nous étions de service sur l’autoroute Sloviansk-Bakhmout où les gars nous amenaient leurs blessés et c’était encore très différent. L’évacuation était très difficile là-bas. La neige commençait à fondre, peu de véhicules pouvaient passer. Nous vivions et travaillions sur la route, dans les voitures — en nous déplaçant de temps à autres pour ne pas être visés. Cela compliquait beaucoup les conditions de travail pour moi : on est fatigué, on se déplace sans cesse et on n’a que quinze minutes en tout et pour tout pour s’occuper du blessé.

Les derniers jours de la forteresse Bakhmout 

En avril 2023, nous avons été redéployés à Bakhmout où nous tenions avec nos dernières forces. C’était vraiment triste à vivre. Quand j’ai appris que nous allions à Bakhmout, c’était la première fois depuis toute l’invasion où j’étais devenue blême : je ne comprenais même pas ce que nous pouvions y faire encore dans des conditions d’encerclement, sans point de stabilisation. Mais comme la seule route d’évacuation de Bakhmout devenait très incertaine, il était impératif de déployer les médecins à Bakhmout même.

Nous travaillions dans des sous-sols, nos postes étaient régulièrement détruits et il fallait s’installer ailleurs. Quand nous avons quitté Bakhmout, pendant un temps nous n’arrivions même pas à croire que c’était vrai, nous étions restés en vie. C’était un vrai miracle que nous ayons pu quitter cette ville sans mourir.

L’Invasion de drones 

Pour nous, le tournant s’est produit à Zaporijjia : aujourd’hui, les drones immobilisent le transport médical. On ne peut aller que jusqu’à un certain point. Si on va plus loin, on ne reviendra pas. Cela change tout. Les soldats doivent prendre en charge leurs camarades blessés eux-mêmes, puis les transporter par leurs propres moyens vers l’endroit où le transport médical peut encore circuler. Ça peut prendre huit voire douze heures. Il y a eu des cas où des soldats se sont appliqués des garrots sans les enlever et ont été évacués avec une jambe déjà nécrosée qu’il fallait amputer.


L’Essentiel 

Chacun doit être prêt. Chaque soldat doit connaître la médecine militaire tactique pour pouvoir sauver sa vie et celle de ses camarades. Nos soldats ne sont pas encore assez bien formés pour ça.

Auteur:
Roman Malko