Tarass Lutyi  philosophe, écrivain, chroniqueur, musicien

Emmanuel Kant sur les mœurs des Russes

Histoire
20 février 2023, 17:09

Au XVIIIe siècle, la rivalité coloniale entre la Grande-Bretagne et la France est devenue une confrontation ouverte. Dans les années 1756-1763, elle a conduit à une guerre frontale dite guerre de Sept Ans, menée en Europe, en Inde et en Amérique, ainsi qu’en mer. La Prusse de Frédéric II le Grand, alliée de la couronne anglaise, se prépare à s’opposer à l’Autriche, alliée de la France, toutes deux soutenues par la Russie, la Saxe et la Suède. A l’été 1757, le commandement russe profite du fait que les troupes allemandes ont quitté la Prusse orientale pour se rendre sur le champ de bataille contre les Suédois en Poméranie et offre à Königsberg des conditions favorables pour une capitulation avec le respect des privilèges. Puis l’armée russe entre triomphalement dans la capitale de la Prusse orientale. Elle est la bienvenue, et non vue comme un envahisseur. L’Empire russe a une fois de plus réussi à gagner un morceau de territoire.

Un jeune enseignant, Emmanuel Kant, parmi les autres professeurs de l’université de Königsberg, prête serment d’allégeance à la tsarine Elisabeth. Comme la ville n’a pas résisté, ce qui fait que Frédéric II affiche son mépris envers une population jugée lâche, traître, infidèle après son rattachement à la Prusse, les autorités d’occupation organisent des célébrations toujours accompagnées de copieuses boissons et régalades. Emmanuel Kant en est un habitué. Alors que des batailles acharnées se poursuivent ailleurs, la capitale de la Prusse orientale vit en toute tranquillité, sans mobilisation. Les fonctionnaires reçoivent leurs traitements, les enseignants sont rémunérés par honoraires. Ce n’est qu’une fois que des rumeurs circulent sur l’avancée de l’armée de Frédéric II que les Russes ordonnent de se préparer à tout incendier. C’était leur tactique. Cela aurait pu arriver, mais non. Pendant ce temps, Kant prodigue des leçons particulières de mathématiques et de fortification militaire à certains officiers de l’armée impériale russe. En 1758, il s’adresse à la tsarine Elisabeth pour obtenir la chaire de logique et de métaphysique. Mais en vain. Malgré ses précautions rhétoriques, sa demande est ignorée et le poste vacant est donné à un candidat ayant plus d’ancienneté.

Les projets militaires de la Prusse ne semblaient pas prometteurs et auraient pu se solder par un échec si l’impératrice Elisabeth n’était pas morte en 1762. Son neveu, Pierre III, sympathisant du roi de Prusse,  hérite du trône. La Russie se retire de la coalition et récupère les terres conquises, ainsi que Königsberg. Toutefois, six mois plus tard, le nouvel empereur est remplacé par son épouse, la future impératrice Catherine II. Elle devient impératrice consort après un coup d’État contre son mari. Bien que d’origine allemande, elle a été incroyablement inspirée par la perspective de régner personnellement sur l’Empire russe. Quoi qu’il en soit, les Russes ont quitté la Prusse.

Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est de savoir exactement ce que Emmanuel Kant pensait des Russes et comment il envisageait leur pays. Certaines informations peuvent être trouvées dans ses conférences, notamment dans ses cours de géographie physique et d’anthropologie. Comme le philosophe lui-même ne quitte jamais longtemps sa ville, il doit puiser ses informations dans les descriptions des voyageurs et les travaux des chercheurs en histoire naturelle et en géodésie. Il voit dans les soldats des traits de courage, car il pense qu’ils sont soumis à une éducation plutôt brutale dès leur plus jeune âge, après quoi ils deviennent des instruments de guerre d’une grande fiabilité, liée à leur loyauté envers l’autorité plutôt qu’à leur éducation. Il est difficile de dire si le naturel prévaut chez les Russes ou s’ils montrent des signes de culture. Ils manquent souvent d’originalité : ils reproduisent plutôt que de créer, mais avec une qualité médiocre. De plus, ils recherchent des enseignants en dehors de leur propre région.

Dans son cours de géographie physique, Kant souligne la diversité de l’État russe. Sa partie asiatique diffère considérablement de sa partie européenne, non seulement par le paysage, la flore et la faune, mais aussi par les coutumes. Par exemple, lorsqu’il décrit le caractère national des habitants de la Sibérie, le philosophe mentionne l’ivrognerie et la paresse comme leurs principales caractéristiques. Ou bien il dit qu’à l’exception des musulmans, une certaine partie des peuples de cette région, parlant d’une divinité dans le ciel, sont convaincus que c’est le diable qui gouverne la terre. Pour ce qui est de la partie européenne, Kant ne fait pas de distinction entre la Russie et l’Ukraine, par exemple, car il affirme que dans la Laure de la Trinité-Sergius (un monastère ortodoxe russe situé dans la ville de Serguiev Possad, à environ 75 km au nord-est de Moscou – ndlr) et dans la Laure des Grottes de Kyiv (ou Laure de Kyiv-Petchersk, un monastère des cavernes fondé au milieu du XIe siècle à Kyiv – ndlr), il y a des morts non décomposés qui passent pour des saints. En général, la vision de Kant est occidentalo-centrée, car à part aux Russes, il n’accorde pas une grande importance aux Polonais, aux Grecs, aux Arméniens et aux Turcs. De plus, il n’invoque aucun argument spécifique pour démontrer l’influence de la nature sur les habitants de ces vastes régions. Cependant, il est difficile de ne pas le suivre lorsqu’il affirme que la Russie n’a pas développé les caractéristiques appropriées à partir de son propre potentiel naturel. A son époque, l’Empire russe continue d’étendre ses territoires. Les idées de Kant peuvent sembler étranges, mais si nous examinons ce pays d’un point de vue contemporain, il est évident que la Russie n’a pas fait beaucoup de progrès. Aujourd’hui encore, elle poursuit son expansion et son exploitation des ressources naturelles.

Dans son « Antropologie d’un point de vue pragmatique », le philosophe allemand cite certains proverbes russes comme : «L’habit ne fait pas le moine ». Il met ainsi en évidence les facteurs rationnels de la pensée de cette nation. Toutefois, il a précisé que la grande taille ne coïncide pas toujours avec la grandeur. Dans le cas de l’Empire russe, la taille ne correspond souvent pas aux objectifs. Kant reconnaît à la Russie, malgré un élément slave, des traits typiquement asiatiques. Cela signifie que même si elle a réussi à conquérir certaines nations européennes, ses terres ne sont pas régies par les principes de la liberté et des droits du citoyen. Cette idée est particulièrement claire lorsqu’il affirme que ce pays n’a pas encore atteint l’état nécessaire au développement des penchants naturels du peuple.

L’histoire allemande de la ville de Königsberg s’est terminée à nouveau après la Seconde Guerre mondiale puisqu’elle redevenue soviétique. La tombe et les monuments de Kant sont profanés de temps en temps. Apparemment, les Russes ne peuvent pas pardonner au philosophe sa description peu attrayante des caractéristiques des personnes et du pays dont il reste l’otage après sa mort.