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La deuxième tentative d’industrialisation des territoires ukrainiens de l’est a été faite par l’Empire russe dans la seconde moitié du XIXe siècle. De nouveau, la motivation était encore la guerre, ou plutôt la honteuse défaite de la Russie lors de la guerre de Crimée de 1835-1856. Les forces anglo-françaises disposaient d’équipements beaucoup plus modernes, ce qui faussait la grandeur de l’Empire russe, archaïque, essentiellement agraire, en retard sur le plan militaro-industriel. Le besoin d’industrialisation était urgent. Cette fois à Saint-Pétersbourg, on décida de tout faire en faisant appel à des entreprises européennes, qui pourraient apporter des investissements, de nouvelles technologies et des spécialistes qualifiés. L’intérêt était réciproque : les industriels européens étaient attirés dans le Donbass par la disponibilité des matières premières, une main-d’œuvre bon marché et les énormes commandes du gouvernement russe, dont l’exécution assurait des profits élevés.
Révolution industrielle
L’un des projets les plus réussis fut l’usine métallurgique sur la rivière Kalmius, dont la construction fut financée par une société par actions anglo-russe. Les travaux furent dirigés par John Hughes, un éminent homme d’affaires britannique et directeur des usines de Melville. Hughes ne vint ni seul en Russie, mais avec 130 spécialistes anglais, ni les mains vides, mais avec huit navires chargés de matériel d’usine arrivés dans le port de Taganrog en provenance du Pays de Galles. Cependant, dès l’arrivée au port, il se heurte à l’archaïsme local : en l’absence de liaison ferroviaire, le matériel doit être acheminé jusqu’au Donbass par des bœufs.
La conception de Hughes était beaucoup plus approfondie que celle de Gascoigne. Il loua un terrain pour l’usine et s’y installa dans une cabane abandonnée pour mener de manière indépendante les recherches et les calculs nécessaires: « Sur sa table, à côté de la Bible, il y avait des cartes de la région d’Azov, des ouvrages de référence et les travaux du géologue français, le professeur Pallas « Voyage dans plusieurs provinces de l’Empire de Russie » ». Après avoir terminé son exploration, Hughes obtint le soutien d’actionnaires de Londres et le travail put commencer. Trois ans plus tard – en 1872 – l’usine de Hughes produisait 150 tonnes de métal par semaine, et c’est ici, pour la première fois dans le pays, que huit fours à coke furent mis en service. Le gouvernement, satisfait, accorda des primes à Hugues, et les actionnaires reçurent des dividendes à hauteur de 25% chaque année.
Plus tard, une douzaine d’usines métallurgiques plus puissantes furent ouvertes dans le Donbass, et fusionnèrent ensuite dans le syndicat de production »Prodamet », qui contrôlait la vente de l’essentiel des quantités de métal produites dans l’Empire russe. Puis d’autres syndicats apparurent : « Prodvugillia », « Prodvagon », etc. En 1891, dans une tentative d’attirer plus de technologies d’Europe, le gouvernement augmenta les tarifs sur l’importation de matières premières et de produits d’ingénierie, forçant les investisseurs à fabriquer des équipements sur place. Par ailleurs, les hommes d’affaires développèrent des infrastructures locales de transport, dont l’efficacité de la production dépendait grandement.
C’est grâce au chemin de fer que l’industrie et les infrastructures du Donbass commencèrent à prendre forme, ainsi que grâce à ses connexions avec le minerai de Kryvyi Rih et les ports de la mer d’Azov et de la mer Noire. Enfin, les problèmes de transport du Donbass furent résolus par l’usine de locomotives construite à Louhansk par une société par actions dirigée par l’industriel allemand Gustav Hartmann. En 1900, l’usine était la plus grande de l’empire ! Elle avait en effet produit 48 trains ; dès 1905, ce furent 245 qui en sortirent.
L’effet de la colonisation industrielle européenne des territoires ukrainiens de l’est s’avéra exponentiel. La première mine du Donbass produisit du charbon pour la première fois en 1796 et en cent ans, 289 mines fonctionnaient dans la région, employant 85 000 mineurs. Au cours des 40 dernières années du XIXe siècle, la production avait été multipliée par 100! Le succès appartient avant tout aux Européens : à la veille de la Première Guerre mondiale, 26 des 36 sociétés par actions d’extraction de charbon du Donbass travaillaient avec des capitaux étrangers, et elles assuraient 70 % de la production de la région. A la fin du XIXe siècle, 11 des 12 usines métallurgiques qui y fonctionnaient appartenaient à des sociétés par actions étrangères.
Les Français étaient en tête du volume des investissements en capital, suivis par les Allemands et les Belges. Ces derniers appelaient en plaisantant ces terres « la neuvième province du royaume ». Au début du XXe siècle, seule Saint-Pétersbourg avait plus de consulats étrangers que Marioupol. Soit dit en passant, l’usine métallurgique de Marioupol a été construite avec des capitaux prussiens et américains. Une usine métallurgique et de tuyauterie a même été entièrement amenée des États-Unis.
La naissance du Donbass
Aphrodite est née de l’écume de la mer, et les villes du Donbass sont nées des nuages de poussière de charbon et de fumées industrielles issus des villages ouvriers proches des usines, des mines et des gares. Par exemple, la première maison de la future Donetsk était la cabane même dans laquelle John Hughes s’était installé pour ses recherches géologiques. L’agglomération ouvrière de l’usine, appelée Yuzivka (d’après la prononciation anglaise de Hughes), s’est développée à vive allure.
Le site a rapidement absorbé la caserne de la mine voisine d’Oleksandrivka. En 1870, on comptait ici 380 personnes, près de 5 500 en 1884 et 28 000 en 1897. Un puissant facteur du développement de la région fut la construction du chemin de fer, entamée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le chemin de fer a non seulement couvert les besoins logistiques de la croissance rapide de l’industrie, mais aussi stimulé le développement de la structure de peuplement. Des logements de cheminots se sont développés autour des gares, puis on a ouvert des écoles, des collèges, des hôpitaux, etc. En général, environ un quart des villes des régions actuelles de Louhansk et de Donetsk ont une origine « ferroviaire ».
Parallèlement au développement de l’industrie, le Donbass s’est de même densément peuplé: rien qu’entre 1860 et 1913, le nombre de travailleurs dans la province de Katerynoslav a été multiplié par 41. Et de 1858 à 1906, la population totale de la région a augmenté de 55% et comptait 836 000 personnes.
A partir de 1913, 168 000 mineurs, 54 000 métallurgistes, 20 000 cheminots et 20 000 salariés d’autres industries étaient employés dans le Donbass, dont la population était principalement constituée d’immigrants d’autres régions de l’Empire russe, car les paysans locaux ne s’étaient pas précipités vers les mines et les usines. Après l’abolition du servage en 1861, des millions de pauvres sans terre étaient apparus dans l’Empire russe. Étouffés par les lourdes charges et le coût gonflé de la terre, ils sont donc allés gagner de l’argent dans les villes. L’une des orientations populaires pour la migration de travail forcé était le Donbass, où la main-d’œuvre était toujours nécessaire et en grande quantité.
L’expérience de Staline
Le Donbass a acquis ses contours administratifs définitifs dès l’époque de l’URSS. Dans les années 1930, les régions de Donetsk et de Louhansk furent créées. Le Donbass était d’une importance stratégique tant pour la Russie tsariste que pour l’Union soviétique. Le complexe houiller et métallurgique, créé sur ces terres ukrainiennes, était censé fournir une puissance industrielle, et donc militaire, au nouvel État communiste. De plus, le Donbass, avec son prolétariat nombreux, avait une grande signification idéologique : c’était une « vitrine » du nouveau système mis en place par les bolcheviks.
Au début de 1940, le Donbass fournissait 60% de tout le charbon soviétique, représentait environ 70% de l’industrie chimique soviétique, la moitié des centrales électriques et 60% des entreprises métallurgiques. 30% de tout le fer soviétique, 20% de l’acier et 22% de l’acier laminé étaient fondus dans le Donbass.
D’un point de vue idéologique, le Donbass représentait la « vitrine » de la nouvelle vie que les bolcheviks étaient en train de construire. Ce n’est pas pour rien qu’à l’Exposition universelle de Paris de 1937, le pavillon soviétique avait alloué 27 m2 à Donetsk, qui s’appelait alors Stalino, qui n’était autre que la Yuzivka pré-révolutionnaire transformée en ville soviétique.
Mais l’industrialisation de Stalino était tout aussi dépendante de la technologie étrangère qu’auparavant. Aujourd’hui, il est bien connu que DniproHES, la plus grande centrale hydroélectrique d’Ukraine, a été construit sous la direction de l’ingénieur américain Hugh Cooper, et que les turbines hydroélectriques ont été fabriquées par General Electric. Mais la contribution des entreprises étrangères, principalement américaines et allemandes, au développement de l’industrie du charbon, de la métallurgie, de l’ingénierie et d’autres industries soviétiques n’a pas été moindre.
En plus du personnel d’ingénierie, l’URSS a acheté du matériel étranger et même des usines entières. A cette époque, trois entreprises américaines travaillaient dans le Donbass : « Stuart, James & Cooke », « Roberts & Schaefer », « Allen & Garcia ». Les coûts étaient pleinement justifiés : grâce à deux mille ingénieurs miniers étrangers, en 1933 la production a augmenté de 100 %. A cette époque, l’URSS comptait essentiellement deux grandes usines de construction de machines : à Sverdlovsk (aujourd’hui Ekaterinbourg) et à Kramatorsk (région de Donetsk). Toutes les deux travaillaient sur des équipements occidentaux, le travail de l’usine de construction de machines de Kramatorsk étant directement contrôlé par la société allemande Krupp.
L’Union soviétique a obtenu des fonds pour l’achat d’équipements étrangers par le vol massif de sa propre population, et non seulement de l’élite, mais aussi des paysans ordinaires, qui ont été transformés d’agriculteurs en travailleurs privés de leurs droits dans les kolkhozes. De fait, c’était le retour du servage : ce n’est qu’à la fin des années 1960 que des passeports ont été délivrés aux travailleurs des kolkhozes et que le droit à la libre circulation à l’intérieur de l’URSS a été rétabli.
Une discipline brutale, presque militaire, était semblablement imposée à l’industrie. D’ailleurs, les répressions de masse ont commencé précisément dans le Donbass, avec le tristement célèbre procès de Chakhty en 1928, où un groupe d’ingénieurs fut accusé de conspirer avec les anciens propriétaires des mines de charbon, vivant alors à l’étranger, afin de saboter l’économie soviétique. Puis une campagne répressive fut lancée contre les « spécialistes bourgeois », c’est-à-dire les ingénieurs qui travaillaient dans les entreprises du Donbass avant même la révolution. C’étaient des intellectuels instruits qui n’acceptaient pas le bolchevisme et n’acceptaient pas les méthodes de gestion soviétiques. Après les répressions, leur place fut prise par de jeunes ignorants, dont le seul avantage était une origine de classe « correcte » et la loyauté envers le gouvernement soviétique. Staline dut finalement embaucher massivement des ingénieurs à l’étranger parce que le nouveau personnel, malgré son enthousiasme, n’était tout simplement pas capable de construire et de gérer une industrie moderne.
La mine, qui explosera plus tard
Les expériences socio-économiques violentes des bolcheviks firent régresser le Donbass pendant plusieurs décennies. En 1917, cette région se développait de manière dynamique. En fait, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, le Donbass était engagé sur la voie d’un développement capitaliste normal (avec tous ses défauts, mais aussi avec tous ses avantages). C’est le capitalisme industriel qui a non seulement enrichi les investisseurs, mais aussi progressivement augmenté le bien-être des travailleurs.
Mais les bolcheviks firent du Donbass un territoire de terreur et d’absence de libertés pendant des décennies. Un terrible symbole de la terreur de Staline dans la région est le champ Rutchenko, dans le quartier Kirov de Donetsk. Sur ce terrain, entouré d’une haute clôture de fil de fer barbelé, le NKVD (l’ancêtre du KGB) a procédé à des exécutions massives de la population locale, du milieu des années 1930 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Presque chaque jour, de nouveaux « ennemis du peuple » étaient amenés dans cet abattoir – des tranchées étaient remplies de leurs corps sur plusieurs couches. Selon l’antenne de l’ONG « Mémorial » de Donetsk, 5 à 7 000 personnes victimes de la répression stalinienne ont été enterrées dans le champ de Rutchenko. Il y a eu un massacre similaire à Louhansk, sur le site du cimetière Husyniv. Plus tard fut créé à cet endroit un parc municipal. Lors de sa construction, en même temps que la terre, les machines ont exhumé des dizaines de crânes. Parmi les corps, ils ont même trouvé les restes d’une femme tuée dans ses dernières semaines de grossesse : deux squelettes – un grand et un petit – étaient ensemble. Selon les estimations approximatives de l’antenne locale de « Mémorial », il s’agirait de 3 à 5 000 personnes.
Bien sûr, au fil du temps le totalitarisme soviétique est devenu moins brutal. Dans les années 1960, le Donbass connut son « âge d’or », jouissant d’une relative prospérité et du statut idéologique privilégié de « terre de gloire prolétarienne ». Mais la tragédie de cette région, c’est que les sadiques qui avaient organisé les répressions de masse ont été remplacés par les vieillards et les bureaucrates insipides qui sont arrivés au pouvoir en URSS, incapables de gérer l’économie.
Déjà dans les années 1960, l’industrie du Donbass avait commencé à se dégrader (nous en avons parlé dans un autre article), mais les réformes stratégiques ont été refusées par Moscou. Par conséquent, dans les années 1980, le Donbass sentait clairement l’approche de la « grande dépression ». Les raisons en étaient tout à fait banales: l’industrie du charbon souffrait de l’épuisement du sous-sol, elle devenait de plus en plus archaïque et arriérée. En conséquence, lorsqu’en 1991 le Donbass est entré dans les conditions d’une économie de marché, il s’est avéré être un colosse aux pieds d’argile. Et pour des générations entières de locaux, c’est devenu un véritable drame.