Depuis le printemps 2014, le mot « Donbass » s’est fortement ancré dans le vocabulaire de la presse internationale, ainsi que dans le discours des journalistes, des experts, des responsables politiques et de millions de citoyens ordinaires. Cette ancienne région industrielle d’Ukraine, en déclin depuis longtemps, est d’abord devenue le champ de bataille d’une guerre hybride, puis d’une guerre à grande échelle. Le nom « Donbass » est contraction de « bassin » -houiller- et de Donetsk. Il s’étend sur le territoire des régions de Louhansk et de Donetsk, ainsi que dans les régions adjacentes de la Fédération de Russie. Pendant des siècles, ces terres étaient sauvages, ses étendues dangereuses étaient habitées par des Cosaques et des paysans colons. Mais à la fin du XVIIIe siècle, une toute nouvelle intrigue historique y a commencé, qui a changé à jamais ce territoire.
Folie des impératrices
…Et cette histoire a commencé dans la lointaine Saint-Pétersbourg. A la cour de l’impératrice Anna Ioannivna (1730-1740), on rêvait de conquérir Constantinople. Au temps de Catherine II (1762-1796), ces rêves se sont transformés en une véritable folie. L’impératrice a délibérément appelé son petit-fils Constantin, une infirmière grecque lui a été affectée et une copie réduite de la cathédrale Sainte-Sophie de Constantinople a été construite près de Tsarskoïe Selo, le palais d’été des tsars, près de Saint-Petersbourg. La victoire dans les deux guerres contre la Turquie (1768-1774 et 1787-1791) a permis à l’Empire russe de prendre le contrôle de la Crimée.
La péninsule était alors considérée comme un tremplin pour une attaque contre la Turquie. Le problème était que la flotte russe était très faible, principalement en raison de retards techniques. L’infrastructure pour l’utilisation de la Crimée comme base militaire était également absente: les principales installations industrielles de l’empire étaient situées à des milliers de kilomètres de là, jusqu’à l’Oural, et les moyens de transport, en l’absence de chemin de fer, étaient très peu fiables.
Par conséquent, le gouvernement impérial était confronté à deux tâches à la fois: la modernisation urgente du complexe militaro-industriel et la résolution du problème logistique. Pour résoudre le premier problème, on attira de Grande-Bretagne le talentueux ingénieur britannique Charles Gascoigne, directeur de l’usine métallurgique de Carron, en Ecosse. Ayant de gros problèmes avec ses créanciers, il accepta en 1786 l’invitation du gouvernement russe et quitta sa patrie pour toujours.
En Russie, il obtint les résultats qui ont fait de lui une star de l’ingénierie. Mais le principal projet confié à Gascoigne était la construction d’une usine de canons quelque part dans les territoires du sud-ouest de l’empire, au plus près de la Crimée. Il fut donc décidé de construire l’usine sur les rives de la rivière Lugan, où se trouve le minerai pour la fonte du fer, et d’extraire du charbon à proximité, dans une zone appelée Lysiacha Balka. Le décret fut signé par l’impératrice en 1795 et les travaux commencèrent.
Le prix de l’erreur
L’usine et la mine furent construites par des soldats, des repris de justice, des prisonniers de guerre et des serfs, ainsi que par des Polonais emprisonnés après le soulèvement de Kosciuszko. Deux mille paysans des villages environnants furent également « affectés » à la construction. Dès 1798, l’usine sortait sa première production: 16 000 sacs de boulets de canon pour Sébastopol. Deux ans plus tard, un haut fourneau fut lancé, dans lequel les premiers noyaux de fer et les premières grenades de l’empire furent fondus.
La même année, l’extraction du charbon commença à la mine de Lysiacha Balka, construite par des ouvriers russes, ainsi que des soldats et des paysans des villages voisins. Plus tard, l’usine et les mines, où on travaillait dans des conditions quasi criminelles, devinrent un lieu d’exil pour ceux qui avaient des raisons à craindre les autorités. La journée de travail durait 12 à 13 heures, le salaire était maigre et les conditions de vie étaient misérables. Des châtiments corporels étaient appliqués aux travailleurs et ils travaillaient sous la surveillance de contremaîtres armés.
Mais le sang et la sueur de ces malheureux furent versé en vain. Selon le plan de Gascoigne, le charbon de Lysiacha Balka devait être livré à l’usine par voie fluviale, pour laquelle on prévoyait de rendre navigable la rivière Siverskyi Donets, dont l’affluent était la rivière Louhan. Mais le gouvernement de Saint-Pétersbourg n’alloua jamis l’argent pour cela, ce qui contredisait toute logique industrielle, mais correspondait aux coutumes de l’élite russe de l’époque, qui dépensait des sommes astronomiques dans le luxe et le plaisir.
650 000 roubles furent alloués à la construction de l’usine stratégiquement importante de Louhansk. Au même moment, l’uniforme de cérémonie du prince Grigory Orlov, favori de l’impératrice Catherine II, avait coûté près d’un million…! En l’absence de fonds, le problème logistique fut déplacé sur les épaules des paysans locaux. Chacun d’eux devait transporter près de 2 tonnes de charbon sur des traîneaux ou des luges sur une distance de plus de 80 km chaque année. En automne et au printemps, les routes devenaient impraticables, de sorte que les interruptions de livraison de charbon était constantes, ce qui interrompait également le processus de production du fer, obligerait l’usine à des arrêts très fréquents.
Mais la plus grosse erreur fut commise par Gascoigne lui-même. Dès la fin de la construction et de la mise en service de l’usine, il fut évident que le minerai de fer local n’était pas très adapté à la production de fer. Quant au charbon de Lyssytchansk, il s’avéra également peu propice à la cokéfaction, le processus de transformation du charbon en coke.
On ne sait toujours pas comment un ingénieur britannique expérimenté a pu commettre une erreur aussi grossière. Et le fait que l’erreur d’une personne ait conduit à l’échec d’un projet aussi important en dit long sur la façon dont les choses se sont déroulées en Russie. En effet, le gouvernement n’a jamais ouvert d’enquête, notamment à cause de la jeune épouse de Gascoigne, qui était la maîtresse du procureur général, le prince Lopoukhine.
Peu de temps après, en 1806, Charles Gascoigne mourut à Saint-Pétersbourg et le directeur de l’usine de Louhansk, Yakov Nilus, devint officier de marine au grade de capitaine. Il persuada malgré tout le gouvernement de ne pas fermer l’usine peu prometteuse, mais de la transformer en usine de traitement où la ferraille était refondue en canons et en munitions. Mais leur prix de revient s’avéra trop élevé, les quantités produites trop faibles et la qualité trop mauvaise.
Colonisation industrielle de la steppe
Et pendant que les dirigeants de l’usine se débattaient pour maintenie la production, des agglomérations de travailleurs se développèrent autour de l’usine de Louhansk et des mines de Lysiacha Balka. Après avoir absorbé les villages environnants, elles devinrent les villes de Lougansk et de Lyssytchansk. En fait, la plupart des villes des régions modernes des oblasts de Donetsk et de Louhansk sont nées des usines ouvrières, des mines et des gares ferroviaires. C’est ainsi qu’une nouvelle vague de colonisation de la steppe ukrainienne orientale, cette fois déjà industrielle, se produisit. Ce processus dura des décennies.
Luhansk, vue de l’usine Hartman, seconde moitié du XIXe siècleC’est ainsi par exemple qu’au début du XIXe siècle, le village ouvrier de l’usine de Louhansk offrait un spectacle plutôt triste. Une douzaine de maisons en pierre de style européen avaient été construites pour les ingénieurs britanniques embauchés par le gouvernement, et près de 2 000 ouvriers vivaient dans 45 casernements et baraquements.
Cependant, 30 ans plus tard, les casernements s’agrandirent, plus de deux cents maisons en pierre apparurent. Plus tard, en plus de deux écoles élémentaires, une école des mines et un collège furent ouverts pour les besoins de l’industrie charbonnière. Puis un hôpital, un bureau de poste, une bibliothèque et même un musée virent le jour. La population augmenta rapidement: d’environ 10 000 personnes en 1867, elle passa à 20 000 en 1897 et à 34 000 en 1904. Près d’un siècle après sa fondation, en 1882, le village-usine de Lougansk recevait le statut de ville.
Honte de Crimée
Cependant, les constructeurs de l’usine de Louhansk ne réussirent jamais à atteindre leur objectif principal : répondre aux besoins militaires de la flotte de la mer Noire. À la veille de la guerre de Crimée, il manquait 2000 canons classiques aux forteresses russes, et la moitié de ceux existants avaient été produits encore en XVIIIe siècle. La célèbre batterie n° 6 de l’enseigne Shchegolev d’Odessa a combattu l’escadre anglo-française avec quatre canons de l’époque de Pierre Ier. « Nous avons cinq canons pour chacun de leurs canons, et dix soldats pour chacun de leurs soldats. Et vous auriez vu leurs fusils ! Apparemment, nos grands-pères qui ont pris la Bastille avaient de meilleures armes! Ils n’ont pas de projectiles. Chaque matin, leurs femmes et leurs enfants sortent en plein champ entre les fortifications et ramassent les boulets dans des sacs », a écrit un soldat français à sa famille depuis Sébastopol.
Intérieur du Grand Redan après la prise de SébastopolEn 1827, l’empereur Nicolas Ier interdit de dépenser de l’argent pour l’usine de Louhansk et, dans les années 1830, la production et les effectifs commencèrent à être réduits. L’agonie de l’entreprise fut prolongée par la guerre de Crimée (1853-1856), grâce à laquelle l’usine reçut de nouvelles commandes de l’État.
En 1876, le gouvernement tenta de la louer, mais personne n’avait besoin d’une entreprise usée et obsolète. Cp’est alors qu’en 1887, l’empereur Alexandre III publia un décret définitif: « L’exploitation de l’usine de Louhansk, qui s’accompagne constamment de pertes pour le Trésor, doit être arrêtée. » A Saint-Pétersbourg, on songeait déjà à mettre un terme à l’idée de développer une production industrielle sur ces terres. Cependant, l’histoire en a voulu autrement : la situation fut sauvée par les armes et l’argent européens. Comment ? Vous le lirez dans notre deuxième partie.