Depuis un an l’Organisation des Ukrainiens de France manifeste pour demander que les groupes Auchan, Bonduelle, Leroy-Merlin, Yves Rocher et quelques autres se retirent définitivement du marché russe. En vain. Bien que Auchan et Bonduelle aient démenti mollement leur participation au soutien de l’armée russe, de nombreuses enquêtes journalistiques démontrent le contraire.
Photo: Tanya Yakoviv, Union des Ukrainiens de France
« Renault, Auchan, Leroy-Merlin doivent cesser d’être les sponsors de la machine de guerre russe, arrêter de financer le meurtre d’enfants et de femmes, les viols », a déclaré le 23 mars le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Sans résultat, encore une fois.
Selon le ministère de l’Economie et des Finances, cités par Challenge.fr, « plus de 500 filiales françaises » étaient « implantées » en Russie avant la grande invasion de février 2022. Il s’agit d’entités actives dans des « secteurs variés », dont 35 entreprises du CAC 40. La France était même « le 1er employeur étranger en Russie » avec 160.000 salariés.
Si le groupe Renault a décidé de suspendre ces activités en acceptant de perdre 2,2 milliards d’euros, 25 entreprises françaises ne sont toutefois pas parties. Selon des chercheurs de l’université de Yale, les groupes Auchan et Bonduelle continuent même d’investir.
« Les paniers de la méchanceté »
« Cher soldat ! Nous te souhaitons une Bonne année ! Nos meilleurs vœux et une victoire rapide ! » Tel était le message inscrit sur les cartes postales qu’auraient reçu 10 000 combattants de « l’opération militaire spéciale » (l’OMS) de la part du groupe Bonduelle. Sur la photo de ladite carte le logo de l’entreprise est parfaitement visible. Dans un carton on voit plusieurs boîtes de petits pois de la marque. A côté, se tient un homme vêtu d’un haut de marin et d’un pantalon d’uniforme de l’armée russe.
Traduction des captures d’écran :
« Revenez avec la victoire ! » : Bonduelle a félicité les combattants de l’« opération militaire spéciale » à l’occasion du Nouvel An.
« Au sein de l’entreprise, nous affirmons notre soutien à nos défenseurs ce qui est une partie intégrante de la responsabilité sociale de l’entreprise Bonduelle. Les dirigeants du groupe sont persuadés que la création d’emplois, le paiement des impôts et des taxes, ainsi qu’un rôle actif dans la vie sociale doivent devenir un élément de base de la politique de notre entreprise sur le marché russe ».
« Non seulement les cadeaux sont importants, mais les bons vœux également, selon le groupe. « Chaque combattant va avoir un imprimé avec des vœux. Des souhaits sincères d’une victoire rapide sont tout aussi importants à l’heure actuelle que le panier de provision », déclare la directrice de la filiale du groupe en Russie Ekaterina Eliseeva ».
Cette capture d’écran de la page Yartsevo Live sur le réseau social russe « VKontakte » a été reprise par des nombreux médias. L’histoire a provoqué un tollé énorme. L’entreprise familiale, basée à Villeneuve-d’Asc dans le nord de la France, se positionne comme « socialement responsable », et voilà : la succursale russe du groupe agit non seulement au mépris de la politique officielle de la France, mais aussi dans le déni de toutes valeurs démocratiques.
Dans un bref communiqué, l’entreprise a déclaré sèchement que les prétendues déclarations « attribuées » à Bonduelle et à sa direction étaient de « fausses informations ». En même temps, le groupe a admis avoir participé au projet caritatif les « paniers de la bonté » mis en place par la Banque alimentaire de Russie. Selon l’enquête de la chaîne de télévision française TF1, il semblerait qu’une partie de ces colis ait servi aux besoins de l’armée de l’État agresseur. Les tentatives de Bonduelle de se justifier en affirmant que le groupe « n’est pas responsable du choix de ceux à qui des conserves ont été distribuées » semblent pour le moins peu convaincantes.
Tyzhden, pas plus que des dizaines de collègues des principaux médias français n’ont réussi à joindre le service de presse du bureau central du groupe pour avoir des explications exclusives.
Or les questions restent sans réponses. Il est assez difficile de croire que le réseau social d’une petite ville de la région de Smolensk ait de son propre chef compromis un grand groupe international. Mais si la publication, comme affirme le communiqué du groupe, était fausse, Bonduelle aurait dû procéder à une enquête interne, pour établir si le bureau russe souhaitait véritablement une « victoire rapide » à l’armée russe. Trois mois plus tard, il n’existe aucune trace montrant qu’une telle enquête a été menée.
La capture d’écran contient une citation de Ekaterina Eliseeva, responsable de la succursale russe de Bonduelle. A-t-elle été démise de ses fonctions ? Pas vraiment : selon le site russe RBC.ru, elle assure actuellement les fonctions de directrice générale de LTD Bonduelle-Couban à Stavropol. Ses paroles vont à l’encontre de la politique publique de la France? Il semblerait que le groupe ne s’en soucie pas trop.
Les excuses, mises en avant par Bonduelle concernant l’approvisionnement en « biens essentiels » ne sont pas convaincantes, ne serait-ce que parce que depuis 2014, les Russes développent activement leur propre agriculture. Et, jusqu’à preuve du contraire, personne n’est mort à la suite d’une pénurie de maïs et de petits pois français. Les promesses du propriétaire du groupe, Christophe Bonduelle, d’ « utiliser les bénéfices réalisés en Russie pour reconstruire l’Ukraine », annoncées dans Le Monde il y a un an, sont encore plus difficiles à croire. Bonduelle a annoncé que l’entreprise aurait « cessé d’investir dans l’économie russe », mais contrairement à la plupart des grandes entreprises françaises, la société n’a pas gelé ses activités en Russie.
« Le groupe est implanté en Russie depuis 2004 et y dispose de trois usines », rappelle le quotidien français La Croix. Il y emploie 1 000 salariés et réalise sur place 150 millions d’euros de chiffre d’affaires, soit 5 % du total du groupe. Malgré l’annexion de la Crimée, en 2014, Bonduelle a continué à investir. Dans un entretien donné à l’agence Bloomberg en 2015, le directeur général du groupe, Christophe Bonduelle, avait même indiqué alors connaître dans le pays une croissance « exceptionnellement élevée », notamment parce que la Russie avait interdit de nombreuses importations alimentaires en provenance d’Ukraine, éliminant ainsi ses principaux concurrents ».
Le groupe commercialise des légumes en conserve et surgelés sous les marques Bonduelle, Cassegrain et Globus. A l’international, le groupe est également présent au Canada, aux États-Unis, au Brésil et en Afrique de l’Ouest. La direction, déjà la sixième génération de l’influente famille Bonduelle, ne se prive pas de brandir de grands principes dans ses discours. « Bonduelle se veut en effet exemplaire en matière de responsabilités sociale et environnementale, et pionnier en matière de la transition énergétique. Sa filiale américaine est certifiée « B Corp », un statut attribué aux entreprises ayant un impact social et environnemental positif », précise La Croix.
Début janvier, la publication sur les « meilleurs vœux de Bonduelle aux combattants de l’opération militaire spéciale » a disparu de la page Yartsevo Live. Mais les captures d’écran, au contraire des imprimés, ne brûlent pas. Elles permettent de revenir au sujet et de vérifier ce qui était faut et vrai dans cette histoire peu glorieuse.
Auchan : quand la parole s’oppose à l’acte
Il y a quelques semaines, Le Monde a publié une enquête sur les activités d’un autre grand groupe français, Auchan, sur le marché russe. Selon le quotidien, « la société française, qui a fait le choix de poursuivre ses activités sur le territoire russe malgré l’offensive en Ukraine, aurait livré gratuitement des marchandises à l’armée de Vladimir Poutine». Les documents à ce sujet ont été obtenus également par l’ONG Bellingcat et le site d’investigation « The Insider ».
Une enquête du Monde, « The Insider » et l’ONG Bellingcat, révèle l’organisation de collectes de denrées alimentaires et de vêtements à l’aide du personnel d’Auchan, à destination… de l’armée russe. Comme Bonduelle, Auchan a démenti ces accusations. Mais dans un cas comme dans l’autre, les explications ne paraissent guère convaincantes. Selon des documents obtenus par Bellingcat, « Le Monde » et « The Insider », « la société de grande distribution, propriété de la famille Mulliez, huitième fortune française selon Challenge.fr, semble participer à l’effort de guerre russe. Le 15 mars 2022, un e-mail est envoyé par Natalia Z., contrôleuse de gestion pour Auchan, à une vingtaine d’employés, dans plusieurs magasins à Saint-Pétersbourg, à l’ouest de la Russie, dans le but de « collecter les dons d’aide humanitaire ».
Le chargement d’une valeur de 25 000 euros (intégralement offert par Auchan) est parti au soutien à « l‘opération spéciale », selon un lanceur d’alerte, aujourd’hui en exil. « Nous n’effectuons, soutenons ou finançons aucune collecte ‘caritative’ à destination des forces armées » assure la direction de la communication du groupe. Le Monde mentionne plusieurs postes sur le compte Telegram qui confirment la livraison de produits Auchan directement auprès des soldats russes, notamment vers Donetsk, dans la région du Donbass.
Avec 230 magasins disséminés à travers toute la Russie, ce marché représente environ 10% du chiffre d’affaires du groupe. La famille Mulliez, semble-t-il, n’est pas pressée de les perdre. « Outres les dons organisés par l’entreprise ou ses employés, plusieurs magasins Auchan tolèrent la tenue de collectes à leurs portes », rapporte « Le Monde ». « Des chariots de courses Auchan sont utilisés pour transporter des cartons sur lesquels est inscrite la lettre « Z », symbole du soutien à l’invasion militaire russe ».
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