A Kramatorsk, la guerre ne s’arrête pas depuis 10 ans

Guerre
2 juillet 2024, 10:14

Valeria Isay est une jeune fille de Kramatorsk dont la vie a été détruite par la guerre à deux reprises : en 2014 et en 2022. Ses souvenirs d’enfance, les événements qui l’ont marquée, ses réflexions et son mal du pays font partie des milliers d’histoires des habitants de la région de Donetsk à qui la guerre a volé l’enfance et dont la vie a été changée à tout jamais.

Les explosions résonnaient dans les oreilles comme le tonnerre au printemps. Kramatorsk tremblait sous les obus russes. Je me vois en adolescente de 12 ans, gémissait la nuit dans le coin du lit d’enfant. Sa vie a été brisée par le bruit assourdissant au-dessus de la ville. C’est ainsi que la guerre a commencé pour elle en avril 2014 : de manière soudaine et brutale.

L’onde de choc a jeté la petite Valeria en l’air comme un fragile jouet d’enfant. Le monde tournait dans un tumulte frénétique de poussière, de fumée et de cris. La mort claquait à ses oreilles.
Bientôt, ma famille a décidé de fuir l’enfer de Kramatorsk attaquée par les séparatistes. Je me vois jeter un dernier regard sur ma maison natale, où je rêvais d’un avenir heureux. Je n’ai pas pu terminer mon année scolaire. Mon premier bulletin de notes avec mention n’a pas été délivré lors de la cérémonie de remise des diplômes, et la nouvelle de mes excellents résultats a retenti sèchement au téléphone, annoncée par notre professeur principal.

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Désormais, mes rêves étaient dispersés en fragments dans les cours d’immeubles bondées de Kramatorsk. Dans ma tête, j’ai dit au revoir à chaque rue, n’ayant aucune idée de ce qu’il adviendrait de ma maison en 2022. La nécessité de partir m’a déchiré le cœur.

Dans mes souvenirs, je reviens à cette jeune Valeria qui j’étais. En quittant sa maison, elle a collecté des photos de famille, ses jouets préférés, qui la réconfortaient, des livres qu’elle avait promis à sa mère de lire, des cadeaux d’anniversaire et surtout les clés de la maison, dans laquelle elle rêvait de revenir bientôt.

Kyiv est devenue le refuge temporaire, où la famille est arrivée par un des derniers trains au printemps 2014. Là, j’ai dû faire face à de nombreuses épreuves fatidiques. À cause du stress, j’ai pris du poids et est devenue très sombre. Le sourire qui n’avait jamais quitté mon visage avant la guerre a complètement disparu.

Été 2014

Je me plonge dans mes souvenirs de cet été. « Je me souviens des bruits du chantier de construction qui ressemblaient aux explosions de Kramatorsk. C’étaient les pires rêves de ma vie. Et puis il y avait la nature… Et c’est tout… C’est comme si rien d’autre n’existait pas », lis-je dans mon journal intime. Ma mémoire d’enfance a décidé d’effacer tous ces événements douloureux et de ne pas abandonner l’espoir de rentrer chez soi.

Bientôt la maladie de ma mère est devenue évidente. La tumeur, épuisée par des années de chimiothérapie, a commencé à croître rapidement dans le stress de la guerre. En quelques semaines elle était à bout de forces et pouvait à peine se déplacer chez elle. Elle était tourmentée par des nuits blanches dans une nouvelle ville étrangère, de mauvais rêves, des souvenirs de cette monstruosité de fer et de feu à Kramatorsk.

Les médecins ont conseillé d’effectuer une opération d’urgence, avant que la tumeur n’atteigne le stade final et incurable. Les parents sont allés à Kharkiv et Valeria, à l’âge de 12 ans, est restée seule avec ses cousins. Ses mains tremblaient, elle ne s’intéressait plus aux dessins animés, elle faisait des cauchemars la nuit sans comprendre pourquoi. Et même dix ans plus tard, je me souvient d’une voix tremblante des adieux à ses parents sur le quai.

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« Maman et papa souriaient, mais leurs yeux ne mentaient pas. Ils ont promis de revenir de Kharkiv quelques semaines plus tard. Mais, comme il s’est avéré, ils ne se sont pas rendus à Kyiv pour me rendre visite, mais dans notre maison en zone occupée… Selon eux, c’était la meilleure décision et l’occasion de me cacher temporairement la mauvaise nouvelle », rapporte mon journal.

Après la libération de Kramatorsk le 5 juillet 2014, notre famille est rentrée et a tenté de reprendre notre routine habituelle. Kramatorsk a réussi à se remettre un peu après des combats épuisants. La petite Valeria a recommencé à aller à l’école et à rencontrer ses amis sur les terrains de jeux. Peu à peu, les horreurs de la guerre sont tombées dans l’oubli, remplacées par l’insouciance habituelle des adolescents.

Photo avec les parents à Kramatorsk

En ce jour de février 2015, je suis restée au lit jusqu’à midi. Rien ne pouvait vaincre mon goût pour les grasses matinées le week-end… à l’exception du bruit des fusées. Pendant un moment, j’ai resté pétrifiée. L’expérience de l’année précédente me revenait en mémoire.

Dans mes souvenir, je vois Valeria se précipiter vers la salle de bain, seul endroit sûr dans leur deux pièces. Retenant son souffle, elle écouta les bruits des coups de feu et des explosions qui approchaient de sa cour. La baignoire tremblait sous les ondes de choc. Et puis, le terrifiant grondement d’une roquette qui s’est abattue sur la cour voisine.

Il n’y avait plus aucune communication, et les parents ne savaient pas ce qui était arrivé à leur fille, et elle ne savait rien d’eux. Plus tard tout le monde est rentré sain et sauf. Par contre, les voisins ont signalé le décès de leur amie Galina, qui vivait dans la maison voisine et travaillait dans l’école maternelle de Valeria… La guerre a de nouveau cruellement sorti la jeune fille de son insouciance d’adolescente.

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À l’hiver 2022, la guerre a frappé de nouveau à ma porte. Je suis allée rendre visite à des amis à Kharkiv. Un signal prolongé de sirène a déchiré le silence d’avant l’aube. J’ai sursauté de surprise. De la fenêtre j’ai vu des dizaines d’éclairs illuminaient le ciel nocturne de la ville.

« Pourquoi n’y a-t-il pas d’échappatoire à cette horreur » ? me demandais-je avec désespoir.

L’hiver 2022, Kharkiv avant la grande invasion

Huit ans auparavant, la guerre avait éclaté dans le Donbass, emportant l’enfance de la petite Valeria qui j’était. Elle la surprenait maintenant à Kharkiv, la veille de son vingtième anniversaire. À l’extérieur résonnait une symphonie d’explosions, de cartouches automatiques et d’équipements militaires. Je me vois serer convulsivement la bague de ma mère dans mes mains et… attendre. Une fois de plus, je me retrouvais seule face à la guerre, comme aux jours sombres de mon enfance. Seulement maintenant personne ne viendrait me sauver. Ma mère, Maryna Isay, après onze longues années de lutte contre le cancer et les métastases et des mois d’épuisante chimiothérapie, était décédée le 29 janvier 2020, alors que j’avais dix-sept ans. Mon père et mon grand-père étaient loin, à Kramatorsk, et ne pouvaient pas me soutenir.

Avec mes amis, nous sommes allés nous réfugier dans le sous-sol de l’immeuble. On a passé les trois jours suivants dans cet espace exigu, mangeant les maigres provisions des étudiants. L’eau et la nourriture se sont vite épuisées et les bombardements se poursuivaient à l’extérieur. La situation devenait critique. En fin de compte, nous avons décidé de faire un acte désespéré : tenter de fuir la ville en voiture, direction Kramatorsk. On a dû conduire très prudemment, évitant les barricades et les ruines. Le trajet, qui prend habituellement trois heures, s’est transformé en un voyage épuisant de sept heures, avec le risque de tomber sur les occupants russes.

Dans mes souvenirs, je me vois arriver dans ma Kramatorsk natale et voir une image de dévastation.
Le 27 juin 2023, les Russes ont frappé Ria Pizza, mon restaurant préféré. Les maisons bombardées, les tranchées et des postes de contrôle à chaque coin de rue… Les rues étaient vides et peu accueillantes. La ville sombrait dans le chaos.

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Immédiatement, des souvenirs de l’achat d’une robe d’anniversaire festive, du choix d’un resto, du maquillage et de la coiffure pour la fête de 20 ans ont commencé à refaire surface… C’était comme une vie complètement étrangère qui n’avait rien à voir avec mon présent.

Mon père m’a accueilli avec soulagement, mais a immédiatement insisté pour que j’aille à l’ouest, dans la ville plus sûre de Lviv, auprès de parents éloignés.

Le 8 mars 2022 est le jour d’une nouvelle « évasion » pour Valeria devenue adulte. Dans le train d’évacuation qui a mis plus d’une journée à arriver à Lviv, elle regardait les larmes aux yeux les ruines de Kharkiv et de Kramatorsk laissées loin derrière. C’était clair : il n’y avait pas de maison où retourner. Jeune Valeria s’est retrouvée dans un monde étranger où elle devrait tout recommencer de zéro, comme une réfugiée, une fois de plus. Comme tant d’autres jeunes filles de l’est de l’Ukraine, de même âge, ayant une chance de survivre. Une vie est sauvée, mais comment continuer ? C’était un défi difficile à relever pour la jeune fille désorientée et en deuil que j’étais lorsque je suis arrivée à Lviv au début d’une guerre totale.