Depuis huit ans, l’Est de l’Ukraine est une plaie qui ne cicatrise pas, c’est ici que se déroulent les événements les plus sanglants et les plus dramatiques de l’histoire de l’Europe du XXIe siècle. Selon les estimations de l’ONU, du printemps 2014 au début de 2021, le nombre total de personnes tuées dans le Donbass a dépassé les 13.000 victimes. À partir du 24 février 2022, le nombre a commencé à croître de façon exponentielle. Et dans la seule ville de Marioupol, selon des estimations préliminaires, environ 20.000 habitants sont morts, bien que certaines sources indiquent des chiffres beaucoup plus élevés. Et la guerre ne se déroule plus seulement dans le Donbass, mais en fait dans toute l’Ukraine, même les régions les plus occidentales vivent toujours sous la menace d’attaques de missiles russes. Le monde entier regarde maintenant le déroulement de la contre-offensive ukrainienne dans l’Est de l’Ukraine. Mais il n’est pas moins important et intéressant de se plonger dans l’histoire de ces terres, qui étaient autrefois aux abords les plus orientaux de l’Europe.
Le front oriental de l’Europe
Vers le milieu du XVIIIe siècle le territoire du Donbass actuel, c’est-à-dire les régions de Louhansk et de Donetsk, faisait partie des «Champ Sauvages» (steppes pontiques au nord de la mer Noire), qui s’étendaient des fleuves Dnistro et Bug jusqu’au Don et au Khopra. La ligne de contact entre les civilisations agricoles et nomades passait le long des Champs Sauvages. Le monument littéraire le plus vivant de cette époque est peut-être l’épopée nommée «Le dit de la campagne d’Igor», dont les événements dramatiques se sont déroulés près de Siversky Dinets, une rivière qui traverse maintenant le territoire des régions de Donetsk et Louhansk. C’est là, qu’au printemps 1185, l’armée du prince Igor Sviatoslavytch fut vaincue par les khans polovtsiens (ndlr : Polovtses, tribus nomades turcophones) et au XVIIIème siècle, dans les Champs Sauvages, se trouvait une Grande Frontière entre les mondes chrétien et musulman, qui s’étendait des steppes d’Azov à l’Afrique du nord : d’un côté l’Europe multiforme et de l’autre l’Empire ottoman.

Josef Brandt, «Le choc des cosaques et des Tatars»
Il n’était pas facile de survivre sur les terres frontalières, с’est pourquoi elles étaient gérées par des communautés de colons-guerriers. Sur la ligne des fleuves Dnipro-Don-Yaik-Terek aux XVe-XVIe siècles, ces colons étaient les cosaques zaporgues et ceux du Don, la frontière conditionnelle entre leurs possessions se situait précisément sur le territoire du Donbass actuel. Les possessions de la principauté de Moscou et du Khanat de Crimée se situaient ici et la frontière entre eux était la rivière Siverskyi Donets, affluent du Don, qui commence à Belgorod, actuellement en Russie, et traverse les régions de Kharkiv, Donetsk et Louhansk en Ukraine.
Cependant, presque jusqu’à la fin du XVIIe siècle, ces terres étaient considérées comme une région tartare, le nom même de la mer d’Azov dérive de la ville-forteresse de Crimée prénommée Azak. A la charnière des XVe-XVIe siècles, les campagnes militaires des Tatars de Crimée sur ces terres sont devenues régulières. Les cosaques leur rendirent la pareille. Une route stratégiquement importante de la Zaporijska Sich à la mer Noire passait par la rive droite de Siversky Donets. De plus, pour empêcher les raids inopinés des nomades, les cosaques ont créé un système de colonies, qui est devenu la base de la colonisation de cette région inhospitalière.(ndlr : «Zaporogue», litt. «au-delà des rapides» du fleuve Dnipro où se trouvait la place forte, la «Sitch» des cosaques zaporogues sur un îlot dénommé Khortytsia. Le nom de la ville de Zaporijjia dérive de zaporogue).
Colonisation cosaque de la steppe
Toutefois, les cosaques zaporogues ont été attirés non seulement par les ressources en termes d’armée et de transports, mais aussi par les ressources économiques des Champs Sauvages. La vaste steppe possédait en effet d’excellentes conditions pour le pâturage, l’agriculture, la chasse et la pêche. Par conséquent, malgré la menace des raids tartars, les cosaques ont construit des quartiers d’hiver («zymivnyky» en ukrainien), soit de petits habitats cachés dans les forêts et les ravins. Il s’agissait essentiellement de fermes dont les propriétaires cultivaient la terre, pêchaient, chassaient et surveillaient constamment l’apparition d’ennemis à l’horizon. Les villages de Verhunka et Kamiany Brid sont nés des camps d’hiver de Zaporijjia ; ils deviendront plus tard une partie de la ville de Louhansk, qui sera fondée un siècle plus tard. Il y avait également des quartiers d’hiver sur le territoire actuel de Slovianoserbsk, Marioupol, Druzhkivka, Avdiivka, Makiivka, Zaytseve et de nombreuses autres agglomérations du Donbass actuel.

Ilja Repin, «Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan Mahmoud IV de Turquie»
Outre les cosaques zaporogues, les terres du Donbass actuel ont été colonisées par des cosaques du Don, avec lesquels les Zaporogues entretenaient des relations amicales. La «zaporijska Sitch» (voir ndlr plus haut) était le lieu vers lequel des milliers de personnes ont fui à la recherche de liberté, de gloire et d’aventure. C’était une sorte d’ordre chevaleresque où chacun pouvait commencer une nouvelle vie. Les cosaques du Don ont été formés de la même manière. Tous ceux qui n’avaient pas de bonnes relations avec les autorités moscovites, ou simplement ceux qui cherchaient un meilleur sort, ont fui vers le Don.
Compte tenu des contextes géographiques, la plupart des fugitifs étaient originaires de régions moscovites. Ethniquement, les cosaques du Don sont le résultat de la fusion des communautés ethniques ukrainiennes et moscovites dans un creuset où l’existence était dure mais libre dans les Сhamps Sauvages. L`influence ukrainienne sur les cosaques de la région du Don était extrêmement forte et même la capitale de l’armée du Don, fondée sur les rives du fleuve Don au XVIe siècle, s’appelait Cherkassk, cela, parce qu’en Moscovie les Ukrainiens s’appelaient Cherkassy à cette époque.

Cosaque du Don, en 1821. Gravure de Fiodor Solntsev
Cependant, on n’accordait pas beaucoup d’attention aux origines sur le Don, de sorte qu’étaient acceptés tous ceux qui avaient du courage, une aptitude à l’équitation et qui possédaient divers types d’armes. La spécificité ethno-culturelle des cosaques du Don a également été renforcée par les mariages interethniques. Si les cosaques zaporogues ne reconnaissaient pas du tout le mariage (même la présence de femmes à la Sitch était strictement interdite), dans le même temps, les cosaques du Don épousaient des femmes tartares, turkmènes et circassiennes capturées. Ils kidnappaient souvent des filles et même des femmes mariées dans les villes frontalières moscovites.
Vers la fin du XVIIe siècle les cosaques du Don occupaient des terres le long du fleuve Don et de ses affluents côté rive gauche : Khopr, Medveditsa, Seversky Dinets ainsi que Bakhmut, Aydar, Derkul, etc. Sur le territoire de la région actuelle de Louhansk, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les cosaques du Don ont fondé environ deux douzaines de villes, parmi lesquelles Louhanske (le village actuel de Stanytsia Louhanska) et Novy Aïdar (la ville actuel de Novoaïdar).
La possibilité de se marier n’était pas la seule différence entre les cosaques de Don et les cosaques zaporogues. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, dans l’armée du Don, l’agriculture était interdite sous peine de mort. « Là où il y a des terres arables, il y a un propriétaire », disaient ceux du Don. Ces derniers ont été approvisionnés en grain par Moscou, qui souhaitait qu’ils contrôlassent la frontière sud, la protégeant des nomades. Seulement au début du XVIIIe siècle les Cosaques se sont permis de planter des jardins et des vergers, ainsi que de faire pousser des céréales pour leurs propres besoins.
Mais au début du XVIIIe siècle les relations entre l’armée du Don et Moscou se sont considérablement aggravées. Après la prise d’Azov et la conclusion d’un traité de paix avec l’Empire ottoman en 1700, Moscou a lancé une attaque contre la liberté des cosaques du Don, essayant de limiter leurs activités militaires et économiques. Mais plus douloureux encore : le gouvernement a exigé d’extrader vers la Moscovie les fugitifs venus sur les terres de l’armée du Don. Pour les cosaques, cela signifierait une violation de l’un des grands principes de leur communauté.

Bataille des cosaques de Bulavin contre les troupes russes
Le conflit grandit et finalement, en 1707-1708, un soulèvement des cosaques du Don dirigé par l’ataman (chef militaire) Kindraty Bulavin a éclaté sur le territoire de la région actuelle de Louhansk. Les rebelles du Don ont également été soutenus par les cosaques zaporogues qui ont envoyé des forces importantes pour les soutenir. Les premières troupes que le tsar Pierre Ier de Moscovie (ndlr : pas encore Russie) a envoyées pour réprimer les rebelles ont été vaincues, mais les rebelles ont finalement été soumis. Pour cela, Pierre Ier a dû faire appel à plus de 30.000 soldats, à peu près a utant qu’il en aurait besoin en 1709 pour gagner la célèbre bataille de Poltava contre l’hetman Ivan Mazepa, commandant des armées ukrainiennes.
Après que la rébellion des cosaques du Don de Kindraty Bulavin a été réprimée, les cosaques du Don ont perdu leur autonomie et sont passés sous le contrôle du gouvernement de Moscou. La position des Zaporogues s’est également détériorée rapidement. Le 27 juillet 1708, les punisseurs russes ont incendié la capitale du Don, Cherkassk, et un an plus tard, en mai 1709, ils ont attaqué la Zaporijska Sich. C’était la revanche de Pierre Ier contre l’alliance de l’armée cosaque avec l’hetman ukrainien Ivan Mazepa, qui avait promis de libérer toute l’Ukraine de la tyrannie de Moscou. La Zaporijska Sitch a finalement été détruite par l’impératrice de Russie Catherine II en 1775.
«Sloboda» signifie «liberté»
Cependant, les cosaques zaporogues et ceux du Don n’avaient pas été les seuls à avoir colonisé les Champs Sauvages. Au XVIIème siècle, la migration à grande échelle des paysans ukrainiens vers les territoires des régions actuelles de Kharkiv, de Soumy et en partie de Louhansk et de Donetsk a commencé. L’impulsion de la migration des Ukrainiens vers le sud de l’Empire russe s’est soldée par la défaite des soulèvements paysans dans les années 1730 s’ajoutant à la guerre harassante de 1648-1657 contre la Pologne qui a dévasté le pays.
Contrairement aux cosaques zaporogues et à ceux du Don qui étaient des guerriers de la frontière, les émigrants emmenaient leurs familles avec eux, gardaient le bétail, transportaient des ustensiles domestiques et parfois même des cloches d’église. Les territoires où ils se sont installés ont reçu le nom de «Slobozhanshchyna», qui vient du nom de leurs colonies «Sloboda», un toponyme dérivant à son tour de «svoboda», c`est-à-dire, «liberté» en ukrainien.
Pendant longtemps, l’Empire russe (ndlr : la Moscovie étant devenue Russie au début du XVIIIe siècle) a vraiment offert beaucoup de liberté aux colons, car il trouvait de l’intérêt à stimuler l’afflux de paysans travailleurs et courageux vers ses territoires frontaliers peu développés. Mais à la fin du XVIIIe siècle, précisément en 1783, la tsarine (impératrice) Catherine II a également introduit le servage sur ces terres, assimilant les colons libres au reste de la paysannerie de l’empire, privée de droits.

Aleksandre Kisseliov, «Village des environs de Kharkov» (1875)
Les «pomishchyks» (propriétaires terriens, généralementdes nobles) sont devenus les propriétaires à part entière dans cette région. Dans un certain sens, les habitants de la Slobozhanshchyna ont connu le même sort que les cosaques, leur liberté étant étouffée sous la pression de l’empire, qui a usé de promesses de liberté dans le but unique de pousser les gens vers un esclavage encore plus rigoureux.
Mais l’histoire a suivi son cours. A la fin du XVIIIème siècle, elle a pris un tout autre tournant dans les territoires ukrainiens de l’Est, ce qui a déterminé l’avenir de cette région pour les deux-cents années à venir. Nous en parlerons bientôt. A suivre.