Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po Paris, est non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA). Il tient le blog de politique internationale Tenzer Strategics à la diffusion mondiale. Il est l’auteur de trois rapports officiels au gouvernement français et de vingt-trois ouvrages dont le dernier, consacré à la guerre russe contre l’Ukraine, Notre Guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique (Ed. de l’Observatoire, 2024) a obtenu le prix Nathalie Pasternak.
-Il y a quelques jours vous avez dit en direct sur France 24 que la victoire de l’Ukraine est toujours possible. Est-ce que vous le pensez toujours et, si tel est le cas, comment argumentez-vous sur cette possibilité ?
– Je pense qu’elle est toujours possible à partir du moment où nous décidons, nous, les occidentaux, et en particulier européens, puisque les Américains semblent être passés de l’autre côté du miroir, de mettre en place, dans leur complétude, les mesures propres à l’économie de guerre. Ce n’est en rien un vœu pieux si nous mettons accordons une priorité absolue à notre appareil de production d’armes, aussi bien d’ailleurs pour notre propre défense que pour aider les Ukrainiens. Les Européens peuvent d’une certaine manière remplacer les États-Unis s’ils le décident dès maintenant, ce qui requiert des choix radicaux et, naturellement, des sacrifices qu’il faudra expliquer aux opinions publiques. Je rappelle que les Européens, au sens large, dont en incluant Royaume-Uni et Norvège, ont donné plus d’armes à l’Ukraine que les États-Unis. Nous avons cette capacité, mais cela suppose de comprendre que la guerre russe est totale et qu’il ne saurait y avoir d’autre solution compatible avec notre sécurité que sa défaite totale.
Deuxièmement, la situation sur le terrain est certes très dure pour les forces armées ukrainiennes. Mais en même temps, elles résistent. La Russie n’a quand même pas conquis tant de territoires que cela en 2024 : 3865 km², soit 0,6% du territoire de l’Ukraine. Certains ont calculé qu’à ce rythme il faudrait plus de 80 ans à Moscou pour l’emporter entièrement. La Russie n’a même pas été encore capable de reprendre la petite région de Koursk qui est occupé maintenant depuis six mois environ par les troupes ukrainiennes. Certes, l’économie de guerre russe tourne et elle bénéficie des obus de la Corée du Nord et de composants, voire d’armes, chinois. Le contournement des sanctions lui donne aussi quelques marges et il est inacceptable qu’elle reçoive encore des composants américains et européens. Malgré tout, elle est de plus en plus menacée. Les signes d’affaiblissement sont tangibles. Cela signifie que, concrètement, la Russie peut s’effondrer, certes pas dans les six mois qui viennent, mais dans deux ou trois ans. Son économie souffre de taux d’inflation réels autour de 20 %, bien au-delà des 8,9 % officiels. Le taux directeur de la Banque centrale russe est de 21 %, ce qui engendre des taux d’intérêt à 25-30 %. Le rouble s’effondre et la Russie a été obligée de puiser dans les ressources de son fonds souverain. Donc l’effondrement viendra et il ne faudrait pas que la levée des sanctions envisagée par l’administration Trump lui donne un répit.
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En troisième lieu, les Ukrainiens, de leur côté, ont développé des technologies remarquables. Ils sont les premiers au monde en termes d’innovation technologique dans les drones. Le président Zelensky a annoncé qu’ils auront bientôt des missiles à longue portée. Ils montrent leur faculté à atteindre en profondeur le territoire russe jusqu’à 2000 km pour détruire les dépôts de munitions et dépôts pétroliers et des raffineries notamment. Donc, si on laisse le temps au temps, si l’on est patient et persévérant dans notre soutien à l’Ukraine, sans tomber dans le piège mortel d’un prétendu accord de paix, l’Ukraine peut remporter la guerre. Ce n’est pas une fantaisie, mais la réalité de la guerre. Ne cédons pas au défaitisme, arme bien connue de la propagande russe.
– Emmanuel Macron a effectué il y a quatre jours une visite aux États-Unis. Quelles sont actuellement les relations entre la France et les États-Unis ? Cette visite a-t-elle changé la donne ?
– On ne saurait l’affirmer à ce stade. Pour l’instant, les déclarations du président français et celles de Donald Trump restent fortement opposées. Certes, on a vu une manifestation de chaleur entre les hommes ; chacun a essayé de faire bonne figure… Le président Macron a été très souriant et prévenant. Il a plaisanté avec Trump pour essayer de le mettre dans les meilleures dispositions d’esprit. Je n’ai pas vu, malgré tout, de changement majeur des positions de Trump. Les Américains continuent à répéter les mêmes récits pro-russes, notamment en renvoyant dos à dos l’Ukraine et la Russie. Ils n’ont en rien renoncé à lever les sanctions et à conclure des accords commerciaux avec Moscou. Ils continuent à pousser l’Ukraine à sacrifier une partie de ses territoires et refusent de lui accorder des garanties de sécurité. Je n’ai pas l’impression que les émissaires de Trump tiennent compte des remarques d’Emmanuel Macron sur la nécessité des garanties de sécurité, la punition des crimes de guerre, la nécessité de réparations et l’existence d’un seul agresseur dans l’histoire, c’est-à-dire la Russie.
– Qu’est-ce que vous pensez de l’accord sur les terres rares qui se prépare pour être signé par l’Ukraine et les États-Unis ? Pensez-vous que c’est une concession inévitable, que c’est une bonne victoire de la diplomatie ukrainienne ou que c’est peut-être une erreur qu’il fallait éviter ?
– Le précédent accord était complètement inacceptable : c’était du vol pur et simple, de la spoliation à grande échelle par les Américains. Les 500 milliards de dollars de l’accord reposaient sur des chiffres complètement fantaisistes sur l’aide américaine elle-même. C’est à raison que le président Zelensky a tout de suite dit « non, ce n’est pas acceptable ». Les grandes lignes de l’accord qui ont fuité, si leur rédaction est confirmée, prévoit un fonds commun à parité pour les États-Unis et l’Ukraine, ce qui n’est pas nécessairement désavantageux puisque, de fait, les Américains assumeront les coûts de la recherche, de l’exploitation et de la création corrélative des infrastructures.
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Toutefois, il faut percevoir que les perspectives d’exploitation et de revenus se situent au mieux dans dix ans. D’ici là, il faudra définir les modalités d’exploitation qui devront aussi être conformes aux normes environnementales européennes, puisque l’Ukraine aura à ce moment-là, rejoint l’Union européenne. Les Ukrainiens, qui ont subi un écocide de grande ampleur par les Russes, sont aussi particulièrement sensibles à la question écologique. Enfin, il est exclu qu’à l’État ukrainien se substitue un autre État, en particulier la Russie ou une autre puissance hostile.
On sait par ailleurs que l’Ukraine demandait depuis le début des garanties de sécurité en contrepartie. Elles ne paraissent pas prévues, mais au voit mal les États-Unis pouvoir exploiter de futures mines sans sécurité. En somme, il s’agit d’un accord cadre a priori assez vague, qui laisse ouvertes bien des possibilités, à un moment d’ailleurs où Trump ne sera plus à la Maison Blanche. Ce qui me soucie, en revanche, est la perspective d’un autre accord entre Moscou et Washington sur l’exploitation des ressources dans les zones occupées par la Russie. Cela serait totalement inacceptable, car cela légitimerait leur occupation.
– L’Europe de la défense dont Emmanuel Macron parle depuis 2017 peut-elle devenir une réalité ?
– C’est une question très vaste, parce que tout dépend de ce qu’on appelle l’Europe de la défense. A ce stade, c’est en partie un faux débat. L’essentiel est que la France notamment, mais aussi le Royaume-Uni, l’Allemagne, mais aussi l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas et les autres pays passent très vite à 4% au moins de leur PIB consacré à la défense. Ce n’est pas en premier lieu une question européenne au sens institutionnel du terme. Le premier sujet est de savoir ce que chaque pays pays européen fera spécifiquement. Ces nations de l’Europe vont-elles entrer en économie de guerre ou non ? C’est la première question, vitale.
Ensuite, et là on entre dans le domaine européen, la deuxième dimension consiste dans les facilités de financement que l’Union européenne, éventuellement avec le Royaume-Uni et la Norvège, vont mettre en place. On pense notamment aux obligations européennes, les Eurobonds, ce qui suppose de lever un grand emprunt européen, au-delà d’éventuels grands emprunts nationaux. Les pays membres de l’Union européenne devront se mettre d’accord.
Troisième sujet, qu’évoque Emmanuel Macron depuis 2017 : l’autonomie stratégique européenne en matière de production, puis d’achat, d’armements. Va-t-on décider de mettre en place une industrie de défense européenne suffisamment coordonnée, spécialisée, harmonisée pour que les pays européens cessent de dépendre de l’industrie de défense américaine ? Pour l’instant, des fractures significatives se font jour au sein de l’Union européenne. Certains croient, quoique de moins en moins, notamment l’Allemagne, qu’acheter américain participe de la protection de l’Europe.
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Il existe aussi une dimension délicate de temporalité : aujourd’hui, de manière immédiate, les armes disponibles, parce que leur industrie de défense est sans commune mesure avec l’industrie européenne, sont fabriquées aux États-Unis. C’est exact, mais si l’on n’entreprend pas de se passer de l’Amérique, rien ne se produira jamais. Tant que les Européens resteront dans cette dépendance en achetant surtout des armes américaines, ils se reposeront sur leurs lauriers et ne franchiront pas le pas de la construction d’une industrie de défense propre. Cela serait suicidaire.
Donc, nous devons nous mettre en mesure de créer ces éléments de puissance. On a vu par exemple la Belgique, qui avait acheté des F-35 aux États-Unis, se désoler des retards annoncés. Ce genre d’alerte montre effectivement que l’ancien allié américain n’est pas fiable non plus sur les livraisons d’armes.
Reste un quatrième sujet : l’armée européenne. Pour le coup, avec l’immense respect que que j’ai pour lui, le président Zelensky s’est trompé quand il s’est exprimé sur une armée européenne. Aujourd’hui, cela n’a pas de sens concret. Cela en aura peut-être dans 15 ou 20 ans. On ne crée pas une armée européenne en 1, 2 ou 5 ans ; il en faudra peut-être 15. Une telle armée suppose de mettre en place une décision unique pour l’engagement des forces, dont une politique étrangère commune. On en est loin. Cela requiert également des systèmes de coordination opérationnelle, avec notamment les systèmes de communication compatibles nécessaires à l’interopérabilité des forces. Ce sont des détails très techniques mais fondamentaux.
Mais une question connexe se pose, évoquée dès le 23 février par Friedrich Merz, le futur chancelier allemand : si les États-Unis partent d’une manière ou d’une autre et se désengagent de l’OTAN, les pays européens, plus le Canada, pourront-ils en quelque sorte reprendre l’OTAN ? Ou devront-ils mettre en place une mécanique similaire à celle de l’OTAN mais au niveau européen ? On reste toutefois pour l’instant dans un scénario qui semble ressembler à de la fiction. Les États-Unis à ce stade, même si je suis très sceptique sur leur contribution future à l’OTAN, ont dit clairement par la bouche de Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense américain, le 12 février, qu’ils n’entendaient pas quitter l’organisation. Ils peuvent toutefois la rendre inopérante, en somme la saboter pour le plus grand bonheur de Moscou.
– L’OTAN, est-elle en état de « mort cérébrale » comme le disait il y a quelques années Emmanuel Macron ou pas encore ?
– Je ne reprendrai pas ce terme parce que que le président français l’appliquait à un contexte assez différent. La question se posait à l’époque de savoir quelle était la doctrine de l’OTAN. Était-elle en mesure de bien analyser les menaces et d’y répondre ? Le président Macron a évoqué cela en 2019. Aujourd’hui, en 2025, l’OTAN a changé et s’est quand même améliorée, surtout après le 24 février 2022. Même si l’OTAN n’a pas agi suffisamment dans le cadre de la guerre russe contre l’Ukraine, ce n’est pas la faute de l’OTAN en tant qu’organisation, mais celle des chefs d’État et de gouvernement, en particulier de Joe Biden et d’Olaf Scholz. Aujourd’hui, le risque est d’une certaine manière plus grave avec le renversement d’alliance opéré par Washington. Peut-être cela sera-t-il un sursaut salutaire.
Le vrai problème est que le plus grand des alliés est passé du côté de l’ennemi. La mort cérébrale n’est pas une métaphore adéquate. Pour reprendre une image si j’ose dire stalinienne, nous sommes à un moment où le cerveau est frappé avec un marteau…
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– Donc, vous pensez que l’alliance euro-atlantique n’a pas beaucoup d’avenir dans le futur proche ?
– Je n’en sais rien à terme, car je ne puis savoir si des semblables de Trump seront élus après lui ou si son second mandat aura vacciné les Américains. Compte tenu du problème américain actuel, cette alliance est au moins plongée dans un coma qui peut devenir létal. L’Alliance atlantique, telle que la fondent les principes définies dans la Charte du Traité de l’Atlantique Nord, peut difficilement perdurer quand son membre le plus important embrasse des valeurs qui lui sont diamétralement opposées. L’OTAN, organisation opérationnelle de cette Alliance, peut difficilement survivre si elle n’est pas guidée par ces principes communs. Comment cette alliance défensive qu’est l’OTAN peut-elle se défendre contre un ennemi commun quand son principal membre détruit les murailles censées nous protéger ? J’ai d’ailleurs écrit un article récent sur cette mort du transatlantisme, sans précédent et peu imaginable il y a peu.
– Que pensez-vous de la résilience de la société civile américaine ? Pour l’instant, je ne vois pas beaucoup de protestations et de mobilisations contre la politique de Trump. Pourquoi ?
– C’est l’un des problèmes. Tout d’abord, Trump a été élu par une immense majorité des Américains. Sa victoire électorale est incontestable, ce qui, vu ce qu’il est, dit et fait, est en soi révélateur. Ensuite, comme vous le dites, il n’y a pas beaucoup de protestations dans la société américaine à ce stade, même si elles commencent à apparaître du côté des personnes les plus touchées par sa politique. Mais ce ne sont pas des protestations mues par sa philosophie. Je crains surtout de voir les contre-pouvoirs petit à petit détruits, que ce soit celui des juges ou des institutions parlementaires où la majorité républicaine accepte sans rien dire – la confirmation de personnes contestables, pour le dire de manière douce, est révélatrice de cette soumission. Même les représentants républicains supposés décents ne se manifestent guère. Certains fondent leur espoir sur un changement de majorité au Sénat ou à la Chambre des Représentants lors des élections à mi-parcours de novembre 2026 en raison de la possible catastrophe économique annoncée. J’aimerais être aussi optimiste qu’eux : dans un monde nourri par l’anti-vérité, la réalité s’efface devant l’idéologie.
– Revenant à la guerre en Ukraine, que pensez-vous au sujet de la confiscation des avoirs russes ? Les Européens et surtout la France sont très réticents. Ils disent qu’une telle confiscation contredirait les principes du droit international. Faut-il procéder à ces confiscations ? Ou se servir uniquement des intérêts en gardant les avoirs gelés ?
– Ma position constante et purement personnelle est que l’argument juridique ne tient pas. Tous les précédents évoqués n’ont aucune valeur puisque, avec la guerre russe contre l’Ukraine, nous sommes devant quelque chose de sans précédent précisément depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette guerre d’extermination sur le sol européen est, encore une fois, unique. Ce n’est pas un petit conflit localisé. On assiste à une entreprise de destruction globale, pas à des violations sporadiques des droits de l’homme. Ce que fait la Russie, peu d’autres États pourront le reproduire. Les seuls cas analogues furent les crimes d’Omar al-Bachir au Soudan et d’Assad, avec d’ailleurs la Russie et l’Iran, en Syrie. Donc, l’idée même que des avoirs d’autres pays, y compris ceux qui violent des droits de l’homme de manière intolérable, pourraient être confisqués, n’a pas de sens. Il faut mesurer adéquatement la réponse à apporter à une guerre totale : elle ne saurait être molle, circonstanciée et, elle-même, non radicale.
Deuxièmement, il existe quand même une condition claire : que tous les autres pays qui abritent ces avoirs, États-Unis, Royaume-Uni et Japon, le fassent en même temps que l’Europe. Cela sera la seule manière d’éviter la survenue d’effets d’aubaine, conduisant ces capitaux à quitter une place pour une autre. Si chacun le fait simultanément, l’argument souvent évoqué de la stabilité financière de la zone euro perd son sens. Cet argent provenant d’États ne va pas s’investir en yuan, roupie ou rouble ! Le risque pour la zone euro me paraît donc très faible. Mais je vois beaucoup d’États européens en faveur de cette saisie et du transfert de ces zones à l’Ukraine. Dans le contexte d’urgence actuelle, cela me paraît une ressource à ne pas négliger. Compte tenu des destructions opérées par la Russie, il faudra d’ailleurs en plus trouver un mécanisme de ponction à venir sur l’économie russe appelé à durer plusieurs décennies pour payer intégralement les réparations. Nul ne saurait céder là-dessus.