Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Shorapana, légionnaire géorgien: « Ce n’est pas une guerre entre deux pays, c’est une guerre de civilisations »

Guerre
17 décembre 2022, 15:01

Qu’y a-t-il de commun entre la guerre en Ukraine et les guerres dans le Caucase? Pourquoi tant de Géorgiens se battent-ils dans les forces armées ukrainiennes et à quoi pourrait ressembler la victoire ? Tyzhden.fr s’est entretenu avec un volontaire géorgien, un soldat de la première unité des forces spéciales internationales, dont le pseudonyme est « Shorapana ».

– Pourquoi les Géorgiens se battent-ils pour l’Ukraine ?

– Je vis en Ukraine depuis longtemps. J’ai une famille et un travail ici. Lorsque la guerre a éclaté, j’ai commencé à chercher qui rejoindre. Etant étranger et je ne serais pas accepté si facilement dans les forces armées.

Je me souviens que le 23 (février – ndlr) j’ai travaillé tard, je suis rentré du travail fatigué et j’ai dormi comme une souche. Ma femme se réveille et dit que nous sommes bombardés. A moitié endormi, je réponds : « Ils sont loin, laisse-moi dormir encore. » Et elle : « Mais non! On bombarde ici. » Là, je me suis réveillé instantanément. Au début, c’était le désordre. Les gens avaient peur, personne ne savait quoi faire. Je suis allé chercher un abri pour loger mes filles et ma femme afin qu’elles puissent passer la nuit en toute sécurité. J’en ai trouvé un dans une école. Là, j’ai rencontré des gars du quartier qui cherchaient quelqu’un qui savait tirer ou qui avait l’expérience du combat. Ils voulaient créer un groupe d’autodéfense. Je suis allé avec eux. Notre commandant a reçu une arme au quartier général et nous avons commencé à équiper nos positions.

– Comment votre famille a-t-elle réagi au fait que vous alliez vous battre?

– Ma femme a très peur des armes. Un jour, dans le métro, quelques années avant la guerre, elle a vu un pistolet à la ceinture d’un homme et a eu très peur. Je suis né et j’ai été élevé avec des armes, mais elle, elle en a peur. Quand je me suis engagé dans l’autodéfense territoriale, elle a pleuré : « Tu vas te faire tuer, cachons-nous dans l’abri ». J’ai dit : « Je ne suis pas handicapé, pourquoi devrais-je me cacher ? La guerre a commencé, je dois défendre ma patrie ». Elle a dit : « Ta patrie est loin ». « Mais je dois protéger ma maison, ma famille », ai-je dit, « c’est notre coutume ». Elle a appelé ma mère en Géorgie et lui a dit : « Votre fils a pris une mitrailleuse et va se battre ». Et ma mère a répondu : « Que doit-il faire d’autre? ». En bref, ma femme avait peur pour moi. Elle n’arrêtait pas de dire, que se passera-t-il si on te tue ? Elle a même demandé à nos filles de m’appeler, mais elles, elles étaient dans une démarche contraire : « Ne serions-nous pas utiles là-bas ? Nous aussi nous voulons nous battre. Là où est papa, nous irons aussi ». C’était au début, dans les premiers jours. Beaucoup de gens avaient peur. Mais maintenant, ma femme est habituée.

– Avez-vous participé aux batailles de Kyiv?

– Non. Parce que nous n’avions pas le droit d’aller au « front », c’est la 72e artillerie qui y travaillait. Au début, nous n’avions rien : seulement des armes automatiques et quelques cartouches pour chacun. On a essayé d’improviser d’une manière ou d’une autre, on s’est préparé à rencontrer “les Orces” [surnom donné aux Russes en référence au Seigneur des anneaux – ndlr]. A savoir: nous avons creusé des tranchées, collecté des bouteilles pour fabriquer des « cocktails de Molotov ». Nous avons gardé l’autoroute vers Boryspil [l’aéroport international de Kyiv – ndlr], puis nous sommes allés « nettoyer ». Nous avons aidé la 72e artillerie. Mais nous n’étions pas impliqués dans des d’affrontements directs à ce moment-là. Les agresseurs ne sont pas arrivés jusqu’à nous.

Après l’expulsion de l’ennemi de la région de Kyiv, tout mon groupe de défense territoriale a été transféré à l’armée. Et moi, n’étant pas citoyen ukrainien, je n’ai pu obtenir une carte militaire que par l’intermédiaire d’une légion étrangère. Et cela a pris du temps.

– Vous souvenez-vous de 2008, quand les Russes marchaient sur Tbilissi ? N’avez-vous pas eu un sentiment de déjà-vu en constatant que vous étiez maintenant en Ukraine, et qu’ils vous attaquaient encore ?

– Je me souviens de tout ce qui s’est passé depuis mon enfance. Même ce que les Russes ont fait en 1993. Et en 2008, j’étais déjà dans la réserve. Lorsque j’ai déménagé en Ukraine et que des affrontements politiques ont commencé ici, j’avais déjà dit que ces chacals en profiteraient certainement et qu’il y aurait une guerre. C’était sûr. Personne ne me croyait alors. Après 2014, j’étais sûr qu’ils ne s’arrêteraient pas là. Et quand ils ont commencé à brûler des documents dans leur l’ambassade, j’ai dit que quelque part maintenant ils commenceraient à nous bombarder.

Beaucoup ont objecté : non, ils n’iront nulle part, ils ont juste peur. Et je me souviens que c’est exactement comme ça qu’ils ont commencé en Géorgie. Nous les avions soi-disant provoqués, puis la Géorgie les avait soi-disant attaqués, nous avions soi-disant pénétré sur leur territoire. Et soi-disant aussi, certains de leurs citoyens avaient été insultés par quelqu’un. Mais quelle personne douée de raison pourrait-elle croire cela, sachant que nous ne sommes qu’environ 3,5 à 4 millions de Géorgiens dans le pays? L’armée géorgienne, comparée à l’armée russe, représente moins de 1%. Qui pourrait croire que nous avions attaqué la Russie ? Pourquoi aurions-nous faire cela ? En fait, ils déplaçaient les frontières la nuit. Ils avançaient de 100 à 200 mètres et déplaçaient la clôture derrière eux. Il y a même eu l’épisode suivant: un vieil homme a raconté qu’il était allé dormir à la maison le soir et qu’en se réveillant le matin, les Russes lui avaient dit qu’il devait changer de passeport car il était déjà sur le territoire russe. Une personne s’endort en Géorgie et se réveille en Russie, car celle-ci a simplement déplacé la clôture la nuit. Cela prête à sourire, mais il n’y a rien de drôle.

Aujourd’hui, ils sont déjà à environ 60 kilomètres de Tbilissi. Et en Ukraine maintenant, ils déplacent aussi les clôtures. Ce n’est que lorsqu’ils reçoivent un coup puissant dans la figure qu’ils reculent. Par conséquent, tout ce discours sur un règlement politique est un non-sens. À mon avis, il est impossible d’avoir des discussions avec eux. Dès qu’ils commencent à parler de négociations, il faut les pousser à bout. Parce qu’ils n’utilisent les négociations que pour gagner du temps et se renforcer. C’est exactement ainsi qu’ils se sont comportés à Soukhoumi. Ils ont signé un accord, les troupes géorgiennes se sont retirées de la ville, ils se sont bien préparés pendant un mois, puis ils ont attaqué par surprise et repris Soukhoumi. Même si la défense de la ville était bien organisée, malgré le fait que nous n’avions pratiquement rien, à l’exception de quelques chars. A cette époque, après l’effondrement de l’URSS, il n’y avait pas encore d’armée en Géorgie. Il n’y avait que différents groupes comme l’autodéfense territoriale, qui se battaient avec ce qu’ils pouvaient et comme ils pouvaient.

En Ukraine, d’ailleurs, la situation était la même, lorsque la guerre a commencé. Quand nous avons rassemblé notre groupe d’autodéfense, les gens sont venus principalement avec des armes de chasse. Un homme est même venu avec une hache. Il a dit : « Tu vas tirer, et je vais les achever ». Ceux qui n’avaient jamais tenu une arme de leur vie se sont tout simplement retrouvés face à la mort. A un moment, il y avait des rumeurs selon lesquelles les Orces avaient percé la défense de la ville de Chernihiv et venaient vers nous. J’ai regardé les gens assis dans la tente, ce qu’ils avaient entre les mains, et j’ai pensé, qu’allons-nous faire pour les arrêter ? Nous n’avions rien de sérieux, alors que des chars et des lance-roquettes arrivaient sur nous. Pourtant personne à ce moment-là n’a froncé un sourcil. J’ai même été surpris, car mes camarades voulaient aller au-devant de l’agresseur. Ils ont demandé au commandant de se préparer, de ne pas rester assis dans les tranchées à attendre. Ils voulaient affronter des chars avec des mitrailleuses. Eh bien, ils n’étaient pas encore expérimentés.

– Avez-vous une expérience du combat ?

– Oui, j’ai une certaine expérience depuis 2008. J’étais alors dans la réserve. En Géorgie, un fils unique ne fait pas l’armée. Mais nous avions une réserve. Quand la guerre a éclaté, j’y suis allé. Nous étions à Gori. Les réservistes ne sont pas envoyés sur la ligne de front, c’est surtout l’armée et les « forces spéciales » qui y travaillent. Par conséquent, nous étions sur la deuxième ligne de défense, plus impliquée dans le sauvetage des blessés. Bien que, bien sûr, il y avait tous les cas de figures. Une fois, les réservistes ont attaqué une colonne ennemie et ont également fait du bon travail.

– Pourquoi, après que l’ennemi a été repoussé de la capitale en Géorgie, avez-vous décidé de continuer à vous battre ?

– L’Ukraine est plus grande que sa capitale. Les envahisseurs doivent être chassés de partout, car si nous ne les achevons pas maintenant, dans cinq à dix ans, nos enfants seront obligés de se battre à nouveau. Et pourquoi? Tant que nous sommes en vie, nous devons finir le travail. Ils ne sont pas seulement ici, ils feront de même en Géorgie. J’ai très peur que nous les chassions d’ici maintenant et qu’ils aillent ensuite en Géorgie pour attaquer à nouveau. Parce qu’ils doivent en quelque sorte se justifier. Leur “rat dans sa cave” [Poutine dans son bunker – ndlr] a dit qu’il était un grand chef de guerre…

– Comment devrait être la victoire dans cette guerre pour qu’il n’y ait plus de “rechutes” similaires ?

– La victoire devrait être telle qu’ils ne relèvent pas la tête avant au minium cent ans. Parce que s’il leur reste ne serait-ce que quelques forces, ils recommenceront. Ils font toujours ça. Il convient au moins de rappeler l’histoire récente. Celle que j’ai déjà vue moi-même, et pas lue dans les livres. Les première et deuxième guerres en Géorgie au début des années 1990, deux guerres en Tchétchénie et en Ossétie en 2004 et 2006 et l’invasion à grande échelle de 2008. Puis la Crimée et le Donbass… Quand on utilise la force, il n’y a pas besoin de raisonner. Je regarde souvent des interviews de leurs prisonniers et je n’arrive pas à comprendre ce qui leur passe par la tête. Qui leur a fait croire ce non-sens sur le fait qu’ils seraient la deuxième armée du monde ? Pourquoi croient-ils toujours à toutes sortes de contes de fées : ils n’ont jamais de pertes, leurs chars ne peuvent pas exploser, une pièce d’armure sur un char les sauvera d’un Javelin ?

Moi, par exemple, je ne les considère pas comme des personnes. Ce n’est pas une guerre entre deux pays, c’est une guerre de civilisations. Une soi-disant « civilisation » regarde les autres qui vivent normalement et, au lieu de se mobiliser aussi pour une vie normale, elle veut entraîner tout le monde dans ses marécages. Pour que tout le monde vive comme eux. Aujourd’hui, on est en 2022 et c’est normal d’avoir une télé, c’est normal de vouloir une belle voiture. Eux, ils regardent cela et l’envient. Leur psychologie est comme ça. Ils ont écrit sur les murs de Chernihiv « qui vous a permis de bien vivre? ». Comme si nous devions leur demander la permission de vivre normalement.

Rappelez-vous les files d’attente de véhicules russes entre l’Ossétie et la Géorgie lorsque la mobilisation a été annoncée [en Russie – ndlr]. Au début, ils étaient tous si gentils, “nous ne voulons pas nous battre”. Et aujourd’hui ils s’indignent déjà dans nos magasins : « Pourquoi tu ne me réponds pas en russe ? ». Eh bien, on leur indique les directions où il vaudrait mieux qu’ils aillent. Mais personnellement, je n’aime pas le comportement des autorités géorgiennes. Parce qu’on ne peut pas avoir peur comme ça. Dès que vous dites quelque chose, elles répondent immédiatement : voulez-vous la guerre ?

– La mobilisation russe va-t-elle contribuer à changer la situation sur le front ?

– Lorsque la mobilisation en Russie a été annoncée, j’ai dit que maintenant ce ne serait plus une guerre, mais une chasse. La guerre, c’est quand vous vous battez d’égal à égal. Mais quand vous tirez simplement sur des cibles qui courent ici et là, cela peut-il être appelé une guerre ? C’est de la chasse. Je ne sais pas comment ils pensent même à impliquer cette masse de soldats et pourquoi les mener à la mort. Ils ne sont pas formés. Je n’ai aucune idée de ce que ces « singes avec une grenade » peuvent bien faire.

– Avec l’affaiblissement du régime du Kremlin, peut-on espérer l’activation de mouvements indépendantistes parmi les peuples du Caucase ?

– Je pense que oui. Regardez les protestations provoquées par la mobilisation au Daghestan. Si seulement le régime s’affaiblit, les Daghestanais se soulèveront immédiatement. Et les Tchétchènes aussi. Les « Kadyrovtsy » sont une secte, ce n’est pas toute la Tchétchénie. Personne ne veut être avec les Russes. Comment pouvez-vous vouloir être avec ceux qui viennent à vous, prennent tout et vous mettent dans un hachoir à viande ? Tout le monde comprend clairement tout. J’ai regardé une vidéo montrant comment ces « mobilisés » partaient, et une mère pleurait en pensant qu’elle ne reverrait jamais son fils. Ils ont juste peur. Mais j’ai le sentiment que lorsqu’ils trouveront un moyen de s’échapper, ils l’utiliseront certainement. En Abkhazie, ceux qui veulent se battre sont également rassemblés. Ils viennent d’arriver ici, et la moitié d’entre eux sont déjà partis au front. Ils doivent en quelque sorte penser que rien ne restera de leur espèce, seulement des femmes. Et pour quoi? Pour le bien d’un « idiot » assis dans un sous-sol et s’imaginant être Hitler ?

– Combien de Géorgiens combattent actuellement dans cette guerre, du coté ukrainien ?

– Beaucoup. Environ quatre mille je pense. 30% vivaient déjà en Ukraine et 70% sont venus de Géorgie. Il y en a encore beaucoup qui sont désireux de venir, mais tout le monde n’en a pas l’opportunité. Je connais des gars qui sont actuellement dans l’armée géorgienne et qui veulent rompre leur contrat pour venir se battre en Ukraine, mais ils peuvent être condamnés à une amende pour cela.

– La Géorgie pourra-t-elle profiter de la victoire de l’Ukraine et reprendre ses territoires? Ou devra-t-elle encore attendre la désintégration de la Russie ?

– Je pense que la Russie devrait être détruite. C’est dommage que nous n’ayons pas été aidés en 2008 comme l’Ukraine l’est aujourd’hui. Si en Géorgie nous avions eu ne serait-ce que 5 à 10% des armes qui sont données aujourd’hui à l’Ukraine, nous aurions libéré l’Abkhazie et l’Ossétie. Bien que nous soyons une petite nation, nous sommes belliqueux. Le combat coule dans notre sang. Mais il faut des armes pour se battre. Et à l’époque nous avons manqué de tout. Si maintenant ils attaquent à nouveau la Géorgie et que personne ne nous aide, nous nous battrons jusqu’au bout, aussi longtemps que nous le pourrons.

Auteur:
Roman Malko