Nous sommes au sud de la région de Kharkiv. La ligne du front est très proche. Les combats sur Izyum se déroulent en ce moment même, ce qui rend très difficiles les liaisons logistiques. Les commerçants ont peur de se déplacer ou bien ils en sont empêchés par l’occupation russe. Les occupants tentent de percer les défenses ukrainiennes; ils aimeraient atteindre la ville de Barvinkovo, ce qui leur permettrait d’encercler le Donbass et leur ouvrirait la voie vers le centre de l’Ukraine. Les Ukrainiens s’efforcent de ne pas reculer, ils s’accrochent, ne veulent céder aucun pouce du territoire. Les combats sont si violents qu’il ne reste plus une seule maison debout sur la ligne de contact; forêts et plantations sont détruites comme après un effroyable ouragan.
Un soldat entre dans la boutique du village: « Puis-je mettre deux boîtes de pain ici, à disposition pour ceux qui le veulent? dit-il à la vendeuse, c’est du superflu, il serait absurde de gaspiller. » La femme hoche la tête, le remercie et lui apprend qu’elle n’a aucune date prévue pour la prochaine livraison de nourriture et que cet apport inattendu est très précieux pour les villageois.
Aussitôt, le pain a surgi sur le comptoir, il y a aussi des brioches et quelques légumes en conserve. «S’il vous en faut davantage, je vous en apporte d’autres en plus grand nombre, dit le soldat en partant, ne le vendez pas, c’est gratuit.»
Le nom du soldat est Ihor Karabin. Nous nous connaissons depuis longtemps. C’est un grand voyageur, il connaît dix langues, il a visité plus d’une centaine de pays, a gravi de nombreux sommets emblématiques de la planète; en temps de paix, il est guide, il accompagne des groupes d’alpinistes dans l’ascension du Mont Blanc, il les convoie dans les montagnes de Transylvanie, du Pamir et de la Tanzanie. Il n’est donc pas banal ni très aisé de le rencontrer en Ukraine.
Mais Ihor s’est engagé dans l’Armée dès le premier jour de l’invasion. Il a tout quitté pour aller défendre Kyiv. Cet homme fait partie de ceux qui ont empêché l’ennemi de pénétrer dans la capitale; il était près du village de Mostchun.
Quelques jours avant mon arrivée, il revenait d’une période en première ligne. Il s’était porté volontaire pour assurer le ravitaillement dans les villages des environs. Il distribuait du pain et des produits de première nécessité. Ce pain, Karabin l’avait obtenu (ce qui donne une idée de la solidarité qui s’est développée dans cette guerre) d’un groupe de résidents de la ville de Rokytne dans la région de Kyiv qui voulaient aider les habitants de la ville d’Izyum près de Kharkiv, qui étaient sous occupation. Ils ont façonné et cuit des quantités de pain, ont collecté des marchandises à profusion, les ont emballées et embarquées dans un énorme camion et ont convoyé le tout en direction de la ville. Mais impossible pour eux de franchir la ligne du front. Ceux qui pénétraient dans le territoire occupé par les Russes n’avaient que peu de chances d’en ressortir vivants. Alors, ils ont trouvé Karabin, bien connu dans les réseaux de bénévoles, lui ont confié toute cette nourriture à l’intention de son unité et sont partis. Devant le nombre de pains en sa possession, Ihor Karabin a décidé de distribuer la nourriture en évitant les pertes autant que possible.
L’histoire du pain ne s’arrête pas là. Après avoir combattu dans la région de Kharkiv et près de Soledar dans le Donetsk, Karabin a été contraint de retourner à Kyiv. Mais rester à l’arrière ne faisait pas partie de ses plans. Récemment quand il a rejoint Bakhmout, Ihor a pris avec lui une caisse de miches, c’était là une chose doublement symbolique. Ce pain avait été cuit dans l’ancienne ville de Vytachiv, non loin de la capitale, dans une boulangerie artisanale qui, devant l’urgence, avait ouvert, hâtivement, le premier jour de la guerre afin de fournir du pain aux défenseurs de la ville.
Que peut-on faire, se demandent les Ukrainiens ? La guerre n’a pas seulement bouleversé les plans des nouveaux ouvriers de la boulangerie. Le pays tout entier a changé de mode de vie. Il y a des centaines de milliers d’individus qui, comme Ihor Karabin, ont soudainement tout abandonné et sont partis défendre leur pays ou participer à l’avènement de la victoire. En voyageant dans les villes et les villages de la ligne de front, vous allez rencontrer toutes sortes de gens. Des professeurs qui ont quitté leurs étudiants et sont devenus tankistes, des barmans qui tirent sur les ennemis aussi bien que s’ils avaient autrefois été chasseurs, des avocats qui se sont métamorphosés en commandos dans les combats de rue.
Yuriy Syrotyuk, ancien membre du parlement ukrainien, combat dans le Donbass depuis plus de six mois; il a été affecté au 5ème régiment d’assaut. Il a défendu Soledar, Toretsk, Sievierodonetsk, et combat actuellement sur la ligne de front près de Bakhmоut.
Syrotyuk se voit comme un soldat ordinaire, et il en est extrêmement fier. Il combat depuis le premier jour. Il s’est porté volontaire, de même que son fils. Ils ont tous deux défendu Kyiv. Ils souhaitaient signer ensemble un contrat avec les forces armées, mais la Commission de recrutement a sagement refusé l’incorporation du fils: « Les relations familiales se mettent en travers du chemin pendant la guerre » avoue Syrotyuk.
Un autre politique ukrainien bien connu, l’ancien ministre et procureur général Yuriy Loutsenko, combat à Bakhmout. Il a reçu une formation d’opérateur de drones. Il se trouve en première ligne.
Et quelque part dans ces mêmes régions, vous pourrez aussi rencontrer le célèbre acteur de théâtre et de cinéma, musicien et chanteur ukrainien Volodymyr Rastchouk. Il a été élevé au rang de Commandant de compagnie du bataillon Svoboda de la Garde nationale d’Ukraine.
Il est parti en tant que volontaire. De même que sa femme, l’actrice Viktoria Bilan-Rastchuk qui a rejoint le service des cantines. Il a combattu près de Kyiv, à l’est. Les traces des atrocités des « Orcs » qu’il a vues à Boutcha et Hostomel l’ont profondément marqué: «Après ça, il ne faisait plus de doute que je devais me battre jusqu’au bout. J’ai signé un contrat avec l’Armée et je suis parti dans la région de Louhansk, pour défendre Roubijne, Sievierodonetsk, et maintenant Bakhmout.»
Rashchouk est né à Marioupol. La tragédie que la ville a vécue est aussi sa tragédie personnelle. L’ennemi a détruit presque tout ce qui reliait l’acteur à la « ville de Marie » – il a détruit sa maison, fait sauter son théâtre dans lequel le petit Rastchuk a interprété son premier rôle alors qu’il était encore écolier, et a fait souffrir ses proches. Sa sœur s’est cachée dans le théâtre de Marioupol pendant le bombardement. La libération de Marioupol est désormais une question primordiale pour lui.
De cette diversité, l’Armée ukrainienne fait grand cas; elle a acquis un cachet original et insolite, et des ressources; une richesse qui lui est donnée par ce collectif unique qui, avant la guerre, commerçait, créait, innovait, voyageait, faisait des lois, se produisait sur scène … et qui maintenant est soudé pour, ensemble, réaliser une chose vitale, décisive.
L’un des compagnons d’armes de Rashchuk, le Lieutenant de la compagnie, Andriy Gousak, a peint avec justesse ce portrait collectif de l’Armée ukrainienne. Avant la guerre, c’était un avocat prospère qui a été à l’origine du mouvement étudiant ukrainien de la fin des années 1980; il a participé à toutes les révolutions, à commencer par la révolution étudiante dite « sur Granite » de 1990; c’était un grand ami du célèbre journaliste Georgy Gongadze (qui fut assassiné en l’an 2000). Comme lui, beaucoup d’Ukrainiens se sont révoltés contre l’Empire soviétique, ont participé à son démantèlement sans pouvoir, malheureusement, achever leur tâche qui aurait été de détruire l’idée même d’empire chez les dirigeants russes.
Andry Gousak raconte que lorsqu’il a rejoint son bataillon, il a rencontré des gens dynamiques, entreprenants et efficaces. Parmi eux, des avocats et des acteurs, certains qui tenaient un restaurant, un autre qui était ébéniste avant la guerre, des gens issus de différents milieux et de différentes régions, tous désintéressés: « Quand on nous a dit, fin avril, que nous serions payés pour chasser les envahisseurs, nous avons été surpris. Nous n’avions pas du tout pensé à l’argent, » se souvient-il, « Cela ne nous souciait pas et ne nous soucie toujours pas, car notre seule préoccupation est de ne plus voir sur notre sol notre voisin du nord, du moins en tant qu’agresseur, précise-t-il, et cela pour le reste de notre vie. Ces volontaires qui avaient très bien réussi dans la vie civile ont tout quitté pour venir combattre ici parce qu’ils avaient compris qu’il ne s’agissait plus d’un choix mais d’une nécessité absolue; soit la victoire, soit l’anéantissement. »
Et il est persuadé qu’après la guerre, ils seront tous encore plus entreprenants et audacieux. Que la plupart d’entre eux ne resteront pas dans l’Armée, mais qu’ils feront en sorte de réaliser leurs rêves, de créer et de prospérer. « Après la guerre, les Ukrainiens n’auront pas la même vie qu’avant, estime Gousak. Je suis plein d’espoir pour ce qui nous attend, mais aujourd’hui, je ne vis que pour une seule chose : la victoire. C’est le sens de ma vie, littéralement. »