Portrait d’un séparatiste sibérien

Histoire
6 novembre 2022, 09:30

Comment s’est développée l’identité des habitants des terres colonisées par la Russie

Grigory Potatin est né en 1835 dans le village de Yamyshevo, sur les rives de l’Irtych (actuellement c’est la région de Pavlodar de la République du Kazakhstan). Des caravanes de Chine venaient ici, et toutes sortes de gens se trouvaient là. Comme le rappelait Potanin, «sur 150 verstes autour […], les terres n’ont pas été cultivées, et la population de cette région était les Cosaques ardents. Ils défilaient dans leurs vêtements kirghizes. Les vêtements d’extérieurs, comme des «beshmets» (les vêtements d’homme, avaient la forme d’une robe ou d’un manteau -ndlr) et des robes de chambre, étaient cousus de brocarts. Ils portaient des chapeaux traditionnels kirghiz «bjorkas» de renard. Les filles de Cosaques parlaient le kirghiz, et en général, dans les familles, on utilisait autant le russe que le kirghiz».

Un bon nombre de Cosaques descendaient de «Kirghizes» baptisés (c’était ainsi que les Kazakhs étaient appelés dans le discours officiel russe jusqu’en 1925). Ils chantaient pendant les danses en cercle: «Dans le jardin ou dans le champ de choux …» («во саду ли в огороде кыз юнаб джурёды кызын боин таепака»), mélangeant le russe et le kirghize d’une ligne à l’autre.

Son père Nikolai, un cosaque originaire de Sibérie, était célèbre pour avoir dirigé le convoi qui escortait les émissaires russes du khanat de Kokand (le khanat de Kokand se situait entre 1709 et 1876 sur les territoires des actuels Ouzbékistan (est), Tadjikistan et Kirghiztan – ndlr). Pendant le voyage, Nikolai Potanin a réalisé un relevé topographique détaillé des steppes inconnues. C’était un exemple précieux de la science géographique en Russie, qui avait beaucoup aidé les conquêtes de l’armée russe en Asie centrale. Cependant, l’auteur de cet exploit, Esaul, de l’armée des cosaques de Sibérie, a été rétrogradé au rang de simple soldat en raison d’une querelle avec un officier russe. A cette période, Taras Chevtchenko, figure emblématique dans l’histoire de l’Ukraine, a été condamné à servir comme simple soldat également dans une région lointaine de Kazakhstan. Depuis des années, Nikolai Potanin a été envoyé dans de longues campagnes. Il n’existe pas d’information disponible à propos de ses dernières années.

Le petit Grigory a été élevé sans père, et quand il avait trois ans, sa mère est décédée. Des parents et des connaissances du père ont réussi à placer l’orphelin dans le corps de cadets d’Omsk. Il a eu une réunion décisive avec Chokan Valikhanov, arrière-petit-fils du khan kazakh Abylai, futur officier de l’état-major de l’Empire russe et remarquable savant kazakh. Grigory a réussi à mettre sur le papier tous les mémoirs de Chokan. C’est le début d’un grand travail d’étude des légendes des steppes, de compréhension du passé pré-russe de la Sibérie et de l’Asie centrale.

Grygory Potanin

Après avoir été diplômé du corps de cadets, Grigory Potanin a été promu au rang de capitaine et a rejoint le service. Contrairement aux officiers de l’armée, qui pouvaient toujours démissionner, les officiers cosaques devaient servir 25 ans et ne disposaient pas de tous les droits d’officier. «C’était le servage», se plaignait le futur scientifique. Il aurait pu atteindre le rang de lieutenant-colonel, comme son père, et rester dans l’ornière du service frontalier. Mais un jour, un géographe russe, Petr Semionov-Tian-Shanski, un admirateur de son père, se rendait à Omsk. Il a persuadé le jeune homme d’entrer à l’université de Saint-Pétersbourg et a recommandé son renvoi du service. Lorsque cet homme puissant a quitté Omsk, son protégé occasionnel a connu des humiliations de la part des supérieurs vengeurs. Un faux certificat de mauvais état de santé a finalement facilité la démission de Potanin de son service détesté. Mais il n’avait pas assez d’argent pour se rendre à Saint-Pétersbourg. Une autre rencontre emblématique a eu lieu, elle a appris au jeune homme comment tromper le destin. C’était une rencontre avec Mikhail Bakounine. Il s’agissait d’un anarchiste enragé, révolutionnaire et philosophe russe. Cet ennemi du régime tsariste, qui avait été condamné à l’exil à Tomsk, avait donné de l’argent à Grigory et l’avait envoyé avec une caravane transportant de l’or à Saint-Pétersbourg. Le futur séparatiste sibérien est arrivé dans la capitale russe avec cet or, trouvé dans les rivières sibériennes.

«Etats-Unis de Sibérie»

Les lettres de recommandation de Bakounine ont aidé Potanin à s’installer à Saint-Pétersbourg. Il a rencontré Konstantin Kavelin, un expert réputé de l’histoire de l’État et du droit, qui l’avait introduit dans le cercle des intellectuels de la capitale. L’un d’eux était Nikolai Kostomarov, dont les cours d’histoire de la Russie ont suscité des meilleurs accueils du public. Il a été sincèrement applaudi par les étudiants sibériens Grigory Potanin et Nikolai Yadrintsev, qui étaient fascinés par le large panorama de la lutte du «principe de vétche» (une réunion du peuple ou une assemblée publique pour discuter d’affaires publiques importantes, terme historique – ndlr) contre l’ «unitarisme» de Moscou, si bien présenté depuis le podium.

Kostomarov, avec sa participation à la Fraternité Saints-Cyrille-et-Méthode (un cercle politique clandestin qui existait à Kyiv, l’Ukraine, entre 1845 et 1847 – ndlr), l’emprisonnement dans la forteresse de Petropavlovsk, l’exil et le difficile retour aux grandes sciences, persuadait son audience que le moment propice était venu pour le retour du «veche» et la suppression de l’autocratie russe. Il ne s’agissait ni d’une idéalisation de la communauté paysanne dans l’esprit des «Narodniki» (le nom d’un mouvement socialiste agraire actif de 1860 à la fin du XIX siècle – ndlr), ni des décorations libérales des réformes de l’empereur Alexandre II. Il s’agissait plutôt d’une représentation populaire, à la «Veche de Novgorod», de l’autonomie de terres qui avaient un composant ethnique et une histoire propre. Cela devait être la base d’une Russie renouvelée et fédérale.

La vue sur la ville Tobolsk, 1912

Kostomarov n’était pas le seul à cette époque, considérée comme la période du mouvement libéral, à s’opposer aux idées de «volonté populaire» et la centralisation de l’État.

Des pensées similaires étaient chères au professeur de l’université de Kazan, un natif de Sibérie, Afanasii Shchapov. Au cours de sa détention pour l’organisation d’un cercle secret d’étudiants, il a écrit en 1861 à Alexandre II pour exprimer son point de vue sur la création de conseils régionaux de «Zemstvo» en remplacement de la gestion inefficace des gouverneurs. Shchapov a été condamné à un emprisonnement dans le monastère orthodoxe russe Solovetski, situé aux îles Solovki au bord de la mer Blanche. Le ministre de l’Intérieur Piotr Valuev a décidé que, dans un contexte de fascination générale pour le libéralisme, qu’il fallait suspendre cette condamnation. Shchapov a obtenu un poste peu important dans le département de Valuev et a pu continuer à publier dans la presse de la capitale.

Grigory Potanin a commencé à diriger une communauté d’étudiants sibériens, se flattant de son article sur les problèmes sibériens, publié dans le magazine «Kolokol». Ce magazine a été édité par un philosophe, écrivain et essayiste politique occidentaliste russe Alexander Herzen à Londres, bien qu’il était interdit en Russie, et avait la réputation du «dictateur du goût» de Saint-Pétersbourg. Les idées de Kostomarov et les appels répétés de Herzen (sur le droit des provinces à l’autonomie, jusqu’à la séparation) ont suscité dans le sibérien Potanin ses propres réflexions sur ses souvenirs d’enfance, sur le désordre, l’arbitraire et le désespoir.

Qu’est-ce que la Sibérie? Pourquoi la Russie a-t-elle besoin de la Sibérie? Pourquoi la Sibérie a-t-elle besoin de la Russie? Il a posé ces questions à ses compatriotes, transformant ainsi cette société d’entraide en une cellule politique. La réponse commençait à se dessiner : la Sibérie est une colonie de la Russie, tout comme l’Amérique du Nord par le passé et l’Australie l’est encore pour la Grande-Bretagne. La Sibérie n’avait aucune obligation par rapport à la Russie: «Les gens ont conquis et colonisé la Sibérie; elle a été découverte par Yermak (conquérant historique de la Sibérie pour le compte de l’État russe en XVI siècle – ndlr) et a été repris par les Cosaques. Les personnes privées ont tout organisé ici, sans l’implication du gouvernement», écrivait Potanin. Ses compatriotes étaient d’accord : un échange injustifié s’était installé entre la Russie et la Sibérie, dans la mesure où la Russie confisquait des fourrures, de l’or et d’autres ressources naturelles de la Sibérie par grosses poignées, et envoyait en retour des prisonniers politiques et des criminels, des fonctionnaires corrompus et des escrocs qui volaient les locaux, les encourageant à l’alcoolisme et à la débauche.

Cosaque sibérien Lavr Kornilov, lieutenant général, commandant en chef du district militaire de Petrograd. 1917

En Sibérie, aucune condition de développement n’a été créée, il n’y avait pas d’universités, pas assez d’écoles, de bibliothèques, d’industries et d’établissements commerciaux légaux. Au lieu de cela, l’extorsion, la prédation des ressources naturelles, la dévaluation de l’initiative de citoyens, la décadence et le désespoir régnaient. D’où la conclusion : la Sibérie devait se libérer de la domination russe, comme cela s’est passé avec les États d’Amérique du Nord, qui se sont libérés du pouvoir britannique. Ainsi, le futur appartenait aux «États-Unis de Sibérie». Afanasiy Shchapov, leader d’une cellule séparée du séparatisme sibérien, était préoccupé par les réflexions similaires.

La plupart des libéraux russes de l’époque opposaient à l’autocratie impériale le nationalisme russe, inspiré par des idées racistes de l’Europe occidentale. La croyance blasphématoire selon laquelle les peuples indigènes de Sibérie étaient incapables d’une vie et d’un développement civilisés, et donc voués à l’extinction, s’est renforcée, il fallait alors accélérer la colonisation russe (au sens de peuplement) de la Sibérie et ne pas se soucier des intérêts des indigènes. Grigory Potanin a protesté avec indignation contre ces conclusions. Le Bouriate Dorji Banzarov et le Kazakh Chokan Valikhanov étaient des exemples non seulement d’un haut niveau d’éducation européenne, mais aussi de la capacité à moderniser la culture de leurs peuples. La xénophobie et le nationalisme n’étaient pas répandus à l’environnement dans lequel Potanin, Yadrintzev et Shchapov, les principaux séparatistes sibériens, ont été élevés. Au contraire, cet environnement a absorbé activement divers éléments domestiques et culturels appropriés à l’époque et au lieu. Les légendes sur le dernier khan sibérien Kuchum, ainsi que celles sur son vainqueur Yermak, étaient également vénérées par les Sibériens russophones.

La langue russe et l’orthodoxie (toutefois très spécifique) étaient presque les seuls facteurs qui reliaient les Sibériens à la Russie. Et beaucoup d’entre eux n’étaient pas russes d’origine. Les Cosaques de Zaporogue capturés, qui ont participé à la Koliivshchina (soulèvement de libération nationale des cosaques et des paysans en Ukraine en 1768-1769 -ndlr) et qui, en 1770, ont été punis et installés dans les forteresses d’Omsk et de Tobolsk, ainsi comme les Cosaques de Sibérie, se sont perdus en Sibérie occidentale. De nombreux Polonais capturés lors de la destruction du royaume Polono-lituanien et des guerres napoléoniennes ont également été enrôlés dans le service des cosaques. De nombreux Sibériens sont nés de mariages mixtes entre Russes et indigènes.

Ainsi, Afanasiy Shchapov descendait du père russe et de la mère Bouriate. Le célèbre général Lavr Kornilov croyait qu’il descendait d’un cosaque du détachement de Yermak du côté de son père, alors que sa mère était probablement une Kazakh. Anatoly Kulomzin, un statisticien russe a remarqué que les Sibériens, «ayant vécu quelques siècles de vie transouralienne, ne se considéraient plus comme les Russes». Certes, les «anciens arrivants» n’avaient que du mépris pour les «nouveaux colons». Mais dans la seconde moitié du XIX siècle, les différences entre eux n’avaient d’ailleurs pas d’importance.

Grigory Potanin, un vrai «autochtone», déclarait qu’il existait «un seul peuple de Sibérie». C’était une notion complexe qui décrivait tous les gens, sans tenir compte de la durée de résidence. L’historien russe contemporain Anatoly Remnev a déclaré: «Le colon, expulsé de la Russie européenne au-delà de l’Oural par la pression territoriale et la pauvreté, portait en lui un sentiment complexe de nostalgie pour les lieux qu’il avait quittés et une antipathie totale pour l’ordre qui existait dans sa patrie perdue». La Sibérie était l’incarnation des travaux forcés russes bien qu’il n’y ait jamais eu de servage ici.

Les colons ont répondu à l’extorsion des fonctionnaires en se rendant sur des terres libres, où le principal «fonctionnaire» était un ours. L’étendue sibérienne redressait les dos courbés, les armes dans les mains de presque tous les colons ont forcé les représentants des autorités impériales à une attitude respectueuse. Selon Semenov-Tian-Chansky, «il suffit de voir la taille d’un Sibérien et sa posture assurée pour comprendre qu’il n’a subi aucune oppression. Il n’a pas souffert du manque et se considère égal au reste de la population sibérienne «privilégiée» ». Ces caractéristiques ressemblaient donc davantage aux régions frontalières américaines qu’à la partie européenne de l’Empire russe écrasée par la bureaucratie impériale et la noblesse.

Sur les dangers du tabac

L’ardeur séparatiste des étudiants sibériens de Saint-Pétersbourg disparaissait petit à petit. La comparaison entre la Sibérie et les États-Unis a permis de trouver non seulement des similitudes mais aussi des différences. Tout d’abord, sur la frontière américaine, il n’y avait pas de propriété foncière commune, mais la propriété privée qui dominait. La Sibérie n’avait pas de villes autonomes comme les États-Unis, avec une autogestion et des centres d’affaires, tous les composants qui pouvaient provoquer un mouvement politique. Il n’y avait pas d’université où, comme à Saint-Pétersbourg, on pourrait créer une cellule politique qui organiserait le «peuple de Sibérie». Une proclamation avec un tel appel, préparée par Potanin et ses amis à Saint-Pétersbourg, restait comme le brouillon, réécrite de différentes manières.

Enrôlement des Polonais capturés de l’armée de Napoléon dans les Cosaques de Sibérie. 1813

En octobre 1861, Potanin et ses camarades ont été expulsés de l’université pour la participation à des manifestations d’étudiants. Il a passé deux mois dans la prison de la forteresse Pierre-et-Paul (une forteresse au cœur de Saint-Pétersbourg – ndlr) et a été condamné à l’exil à Omsk. Mais suite à la pétition de Sevyonov-Tian-Chansky, il a été admis dans l’expédition de Karl Struve, qui se dirigeait vers les montagnes Tarbagatai et le lac Zaisan. Au cours de la campagne, Grigory Potanin a fait preuve d’un talent exceptionnel d’ethnographe, capable non seulement de fixer la vie quotidienne des indigènes, mais aussi de capturer le «souffle» de l’histoire ancienne. Après cette expédition réussie, il est retourné à Tomsk, où il a été nommé secrétaire du comité régional de statistiques, il a enseigné dans les lycées de la ville et a écrit pour les journaux locaux.

Il aurait pu arriver que, comme beaucoup de ses camarades, il laisse sa rébellion juvénile dans les murs de l’université et s’engage dans le service civil, si le hasard ne l’en avait empêché. Mikhail Korsakov, gouverneur général d’Irkutsk, a reçu une dénonciation concernant la «correspondance conspiratrice des «séparatistes sibériens», anciens étudiants de l’université de Saint-Pétersbourg». Le premier sur la liste était Potanin. Il y avait aussi une copie d’une proclamation «Aux patriotes de Sibérie». Cela est arrivé comme suit: Gavriil Usov, un élève du corps de cadets d’Omsk, cherchait du papier à lettres dans le tiroir de son frère ainé Fyodor Usov, un officier cosaque et ami de Grigory Potanin. Il a trouvé quelque chose d’inhabituel. Il s’en est vanté auprès de ses copains, et l’un d’eux le lui a arraché des mains et a promis de le lui rendre en échange d’une cigarette. Gavriil a volé la cigarette à son frère et l’a fumée avec ce cadet. L’officier de service a entendu l’odeur du tabac, a trouvé les jeunes «criminels » et les a fait vider leurs poches. Mais au lieu de cigarettes, il a trouvé un document interdit.

Au cours de l’été 1865, Grigory Potanin, Nikolai Yadrintzev, Afanasi Shchapov et d’autres séparatistes sibériens ont été détenus. Potanin a été soumis à la procédure humiliante de la «mort civile» (le rite de l’exécution civile consistait à humilier publiquement le puni en brisant l’épée au-dessus de lui comme la privation de tous les droits de l’État – ndlr). Après un emprisonnement de trois ans dans la prison d’Omsk, il a été exilé aux travaux forcés à Sveaborg, une forteresse en Finlande. En 1871, à la demande de Semenov-Tian-Chansky, il a été libéré et autorisé à participer à des expéditions scientifiques. Jusqu’au renversement de la monarchie russe en 1917, il est resté en exil et sous surveillance policière, même quand il dirigeait des expéditions. La combinaison des mots «séparatisme sibérien» était indiqué entre des guillemets dans les documents officiels, comme pour faire allusion à son étrange caractère hasardeux, et cela rendait les gardes russes nerveusement jaloux. Désormais, le monde entier connaît non seulement les séparatistes ukrainiens, stigmatisés par la tristement célèbre circulaire de Valuyev de 1863 et le décret d’Emsk de 1876 (interdiction de la langue ukrainienne dans les publications, visaient à détruire la culture ukrainienne – ndlr). Les séparatistes sibériens sont aussi devenus populaires.

Sur les avantages de la science

Les réflexions politiques de Grigory Potanin, Nikolai Yadrintsev et Afanasy Shchapov, bien bien qu’il n’y ait pas eu d’implications politiques, constituaient la base de l’idéologie du régionalisme sibérien. Elle a clairement révélé une identité sibérienne, non identique à l’identité russe. La question s’est posée de savoir si la Sibérie devait recevoir de la Russie non seulement des criminels en échange de ses richesses, plutôt qu’un certain développement. Au tournant des XIXe et XXe siècles, toute la région de l’Oural à Vladivostok a connu un boom économique et de réinstallation. De nombreuses commissions gouvernementales ont soutenu les nouveaux projets : ils ont construit des chemins de fer et investissaient leur argent dans le développement de l’industrie locale. L’écrivain Anton Tchekhov pensait à l’époque que la Sibérie devenait vraiment l’Amérique du Nord. Toutefois, la Première Guerre mondiale et le coup d’État d’octobre 1917 ont interrompu cette tendance positive. La Sibérie n’a pas reconnu le pouvoir des bolcheviks et, à l’initiative de Grigory Potanin à Tomsk, il a été proclamé la création de la Douma régionale sibérienne provisoire comme organe représentatif et législatif suprême de la Sibérie autonome.

C’était l’heure de gloire pour le vieux Grigory Potanin. Il a été élu à l’Assemblée constituante et a reçu par la suite le titre de «citoyen honoraire de Sibérie». Il a également été accueilli par les fondateurs du premier parti politique kazakh, «Alash», et a été reconnu comme l’«aksakal particulièrement respecté». Il est à l’origine de la création de la société de Tomsk pour l’étude de la Sibérie. Grigory Potanin est décédé en juin 1920, au début de l’occupation bolchevique.

Ses idées politiques ont par la suite reçu un nouveau départ sur un nouveau terrain et dans des circonstances différentes. Elles ont été développés par Sergey Svatikov, historien de l’armée du Don et personnalité influente parmi les émigrants blancs, et Fyodor Shcherbina, éminent Ukrainien de Kouban, membre de la Douma d’État, historien, ethnographe et statisticien. Tous les deux défendaient l’idée d’une «nation cosaque», séparée des Russes. Il s’agissait des descendants des cosaques de la mer Noire, ainsi que les cosaques du Don, du Terek et du Yaik.

Leur objectif était de créer un État indépendant de la Russie – «la Kazakie» – de l’Ukraine au Kazakhstan. Les échos des idées de Potanin sont arrivés à l’historien russe Lev Gumilev, qui a construit un panorama fantastique, mais tentant et relativement convaincant, de l’histoire des empires nomades. Les Sibériens, qui, dans les conditions de la Russie moderne, cherchent des réponses aux questions posées il y a plus d’un siècle et demi, sont toujours intéressés par les réflexions de Potanin. Et certains se retrouvent exactement dans la formulation, comme ils sont énoncés dans la proclamation «Aux patriotes de Sibérie». C’est-à-dire dans le désir de construire des «États-Unis de Sibérie».