Ne me demandez pas pourquoi j’y retourne encore et encore. J’ai une bonne amie et collègue, elle garde des araignées chez elle, certaines toxiques, même vénéneuses mortellement. Il y avait une autre amie, elle avait un terrarium dans son appartement, c’est un vrai hobby. Eh bien, j’ai Internet et VPN. J’essaie de suivre la propagande russe, ainsi que des réflexions des scientifiques à son sujet, même si ce n’est pas si nécessaire dans mon travail quotidien.
Il y a parfois de petites découvertes. Il y a quelques mois, au moment d’une pause opérationnelle au front, j’ai soudainement remarqué un nombre anormalement élevé de publications sur la criminalité dans les territoires ukrainiens temporairement occupés. Quelqu’un a tué quelqu’un, quelqu’un a frappé quelqu’un avec une hache, le fils – ses parents, une femme – son colocataire, un homme – son voisin derrière le garage (malgré le fait que c’est une prose ordinaire pour la Moscovie). Je n’ai vu que deux explications : soit quelqu’un d’en haut a donné l’ordre de « noircir » les régions nouvellement annexées, de sorte que lorsqu’elles retourneront en Ukraine, on pourra dire : « nous ne voulions pas vraiment le faire, nous avons assez de nos propres dégradants. » Ou, hypothèse tout à fait exotique, l’une des tours du Kremlin envoie un signal aux autres : « demandons tous ensemble à Grand-père… » (ils appellent Poutine « Grand-père ») « …demandons-lui d’en finir peu à peu avec ce Donbass, car on ne peut pas aller à Courchevel ou à Côme. »
En général, en étudiant les araignées et les serpents, j’ai soudain réalisé que le conte de fées sur les 5 % de l’opposition et le reste du « peuple profond » russe (trompé, confondu par la propagande) et donc capable de se rétablir, est une forte simplification. Je ne ferai pas référence aux sceptiques individuels qui m’ont conduit à cette idée. Ils ne participent pas aux congrès des « bons Russes, » mais sont basés dans leur Tel Aviv, Boston, Oxford et enregistrent, résument, publient… Moi, je ne fais que résumer.
Alors… la société russe est segmentée (il vaut mieux dire atomisée). Même les moyens de propagande les plus massifs – principalement la télévision fédérale ne couvrent pas l’ensemble de la population. Ils le couvrent sans aucun doute physiquement, mais ils ne sont pas capables d’entrer dans toutes les têtes. Il y a une stratification par âge : les milléniaux ne se soucient généralement pas de ce qu’il y a dans la « boîte à télé, » ils vivent leur vie privée et ne se réveillent que lorsqu’ils sont appelés au poste de recrutement. Ceux qui avaient assez de courage ont émigré – non pas pour des raisons idéologiques, mais purement pécuniaires.
Il y a une différenciation géographique: pour l’arrière-pays de la Russie, le montant de 200-300 mille roubles par mois pour le plaisir de se retrouver sous nos obusiers et de rembourser les crédits à la consommation est une motivation très convaincante, aucune idéologie ne les intéresse. Il existe un lumpen qui vit dans le paradigme de la culture criminelle, et tous n’ont pas nécessairement purgé une peine en prison, c’est juste leur système de coordonnées. Ce public n’est jamais allé à l’étranger, et s’il l’a été, c’est en Turquie ou en Égypte. Comment les gens vivent dans le grand monde, ils ne le savent pas et ne sont pas intéressés. La mobilisation pour ces personnes n’est pas une opportunité de s’échapper, mais seulement le droit de tuer, voler, violer légalement, ce que nous avons vu de près.
Une autre couche sociale importante, à certains égards décisive, est le corps des fonctionnaires: ceux qui sont soit intégrés dans la machine administrative à différents niveaux, soit soutenus aux frais du trésor public (enseignants, professeurs, médecins, travailleurs des services publics, etc.). Les deux dépendent de la loyauté du régime – non pas envers l’État, mais envers le régime lui-même.
C’est une chose étrange, mais les textes des propagandistes d’Ostankino ne sont pas si primitifs, ils s’expriment en langue correcte, sauf, peut-être, parsemé d’une petite saveur criminelle. Non pas que je vous conseille de les écouter, il vaut mieux me croire sur parole: leur télé parle en phrases complexes. Par conséquent, ce n’est pas pour les plus primitifs, car ils ne captent que la couche émotionnelle superficielle. Мais pour qui alors ? Pour leur petit monde à eux. Pour les patrons, pour la nomenclature moderne, pour ceux qui contrôlent les flux de la finance et gèrent, volent et gèrent. La caste supérieure des employés de l’État et des hommes d’affaires. De cette façon, ils se convainquent que tout a été fait correctement, qu’il n’y avait pas d’autre issue, qu’il faut aller jusqu’au bout.
Pourquoi le reste de la plèbe les regarde, les écoute, les lit ? Parce que c’est une habitude, parce que voir tous ces visages est une confirmation de stabilité pour eux, parce que c’est la norme de vie d’exister dans l’hystérie, l’humiliation mutuelle et surtout l’humiliation de quelqu’un d’autre, peu importe qui c’est. La télévision les aide à sentir le sol sous leurs pieds, à supporter la réalité, rien de plus. Croient-ils à toutes les sottises que le fouet de Moscou leur souffle dans leurs oreilles de l’écran ? A propos de l’OTAN, à propos des bio-laboratoires, à propos des nazis, à propos de « 8 ans de bombardement du Donbass? » Et aussi à propos de « Geyrope », qui va geler? Quelqu’un croit et il est prêt à défendre sa vérité la plus intime avec son patriarche Cyril et son Poutine. Les chercheurs assurent qu’il existe quinze pour cent de ces personnes, des retraités et des dames en âge de préretraite. Méchants, dépendants. Par conséquent, ils sont complices. La majorité des gens croient en certaines choses, et en d’autres, mais l’essentiel est que, dans l’ensemble, ils s’en fichent. Ils sont habitués à vivre dans leur propre marécage, ils détestent la liberté, l’altérité, le développement depuis l’enfance, et ils n’ont pas besoin de la télévision pour cela.
Eh bien, toute cette sociologie d’environ 80 à 90 % de soutien à la guerre est de la fiction. De quelle sorte de sociologie peut-il s’agir si les neuf dixièmes des répondants potentiels refusent de répondre à un sondage (selon l’établissement sociologie Levada Center) ? Poutine leur convient comme un fait acquis, et la guerre ne devient pertinente que lorsqu’ils reçoivent une convocation. Parce « qu’il existe un tel métier, défendre la patrie » – a dit un de leurs prisonniers de guerre à la caméra, et vous auriez dû voir la tronche de ce « cornet d’Obolensky » !
Dans leur famille, ainsi que dans leur village, il était de coutume que les hommes soient emmenés à la guerre de temps en temps. Lorsqu’une fois tous les 200 ans, ils estimaient que c’était possible, ils coupaient la cerisaie, et ensuite, soit la prison, soit à nouveau l’esclavage, soit à nouveau soldats. Et les « bons Russes » ? Ils existent : environ 0,1 %. Ils sont vraiment bons, je ne suis pas ironique. Mais vous devez les chercher avec une torche. Tout le monde ne pourrait pas partir, les gens ont des circonstances différentes. Il faut les plaindre, mais je l’ai déjà dit : j’ai déjà quelqu’un à plaindre.
D’où est-ce que je tiens tout ça ? Est-ce que je connais vraiment si bien l’entité géopolitique voisine ? Non, j’étais au « pays des bouleaux » pour la dernière fois il y a vingt ans et, je l’espère, je n’y retournerai pas. Mais en tant que journaliste, c’est-à-dire en tant que compilateur, je lis les sources primaires et je peux partager mes conclusions. Et pourquoi avons-nous besoin de savoir cela ? Parce que certains de nos amis et collègues nous incitent à travailler avec leurs « élites » ou leur « peuple profond » avant qu’il ne soit trop tard, parce que tôt ou tard, après la victoire, nous devrons vivre à coté d’eux, donc nous devrions commencer à les traiter déjà. Ou, mieux encore, leur apporter la parole de vérité pour qu’ils résistent, aillent manifester, brûlent les commissariats militaires, puis dans un élan révolutionnaire renversent leur suzerain. Sérieusement ? Je tiens à dire qu’aucune BBC, avec « Voice of America » et « Svoboda, » ne les rééduquera. Lorsque le régime changera, s’il change pour quelque chose de relativement décent (supposons-le pour un moment), le « peuple profond » se reformatera rapidement vers l’extérieur, restant à l’intérieur du même marais. Parce qu’ils s’en fichent.