Notre correspondant a visité une petite ville sur la ligne de front qui ne se laisse pas envahir
La route qui mène de Gouliaypole à Orikhiv est généralement déserte. Peu de gens y viennent parce que c’est dangereux. Ils ne le font que si c’est absolument nécessaire. La ligne de front n’est qu’à quelques kilomètres, et les bombardements sont donc fréquents. Des deux côtés de la route, on peut voir des champs de tournesol et de blé, soigneusement ensemencés et cultivés. Les gens qui travaillent dans cette zone affirment que même sur la ligne de contact, où il y a des combats constants et des dangers mortels, les champs sont aussi ensemencés et cultivés, car les agriculteurs locaux ne souhaitent pas laisser de terres en jachère.
Nous roulons à la vitesse la plus élevée possible, ne ralentissant qu’aux grands cratères de mines ou d’obus. Notre détecteur de drones est pratiquement silencieux. Des bips constants signaleraient qu’un drone ennemi est suspendu très près au-dessus de nos têtes. Le détecteur est capable de déterminer le type de drones, ce qui nous permet de savoir si nous sommes scannés par un éclaireur ou si nous sommes patouillés par un kamikaze. Ensuite, le système de guerre électronique est activé et nous avançons le plus possible.
Au loin, des gens placent des pyramides de béton, communément appelées « dents de dragon », au beau milieu des tournesols. Dans le champ, une moissonneuse-batteuse moissonne le blé. Le long de la route, des maisons ou des voitures endommagées apparaissent ici et là. Mais il serait faux de dire que ces lieux sont totalement déserts. Bien sûr, certains ont déménagé, mais beaucoup de gens sont encore là. Ils vivent leur vie habituelle, pour autant que cela soit possible dans de telles conditions. Quand ils voient un véhicule militaire, certains le saluent amicalement, d’autres le suivent du regard.
Orikhiv, vielle ville des cosaques zaporogues, est toute en ruines. En mai 2023, selon les autorités locales, 80 % des bâtiments avaient été détruits par les bombardements. Et il est difficile de compter le nombre des obus tirés par les envahisseurs depuis lors. Pendant la contre-offensive manquée de l’année dernière vers le sud, les forces ukrainiennes étaient concentrées principalement dans la ville et ses environs, censées percer le front, si bien que l’ennemi a régulièrement bombardé et tiré des obus sur Orikhiv pendant tout l’été. Aujourd’hui, il ne reste probablement plus une seule maison en bon état dans la ville, mais des gens y vivent encore et nous allons leur rendre visite.
Il est courant de dire que Orikhiv a été fondée par des cosaques en fuite après la destruction du Sich zaporogue par Catherine II de Russie en 1775. Mais, en réalité, la localité a été fondée plus tôt, quand, selon la légende, le cosaque Lysko a construit ses quartiers d’hiver sur la rive droite de la rivière Kinska, au XVIIe siècle. Plus tard, des fugitifs de Poltava, de Tchernihiv et de toute la région de Zaporijjia ont commencé à venir s’installer ici, des colons allemands mennonites y sont arrivés également. Orikhiv a fleuri, s’est développée et est devenue la première bourgade de la région moderne de Zaporijjia à acquérir le statut de ville. L’esprit cosaque n’a jamais faibli ici, à travers les siècles. Et c’est donc en toute logique que Orikhiv est devenue, lors du mouvement ukrainien de libération du début du XXe siècle, le centre de résistance ayant à sa tête le légendaire Nestor Makhno. Avec la même persévérance, elle résiste aujourd’hui fermement à l’invasion russe. Depuis le printemps 2022, les ennemis n’ont pas réussi à percer ici, et la ville n’a pas été occupée.
Avant la guerre, 14 000 personnes vivaient ici, mais aujourd’hui, selon les estimations locales, il reste environ 800 personnes. « A part mon mari et moi, dans notre rue vivent aussi mes grands-parents », explique Taya, une habitante d’Orikhiv. « Un autre homme vient de temps en temps, il est soit ici, soit dans la ville voisine de Preobrajenka, où il possède une ferme ». Depuis le printemps dernier, cette femme distribue de l’aide humanitaire dans son coin de rue, elle connaît donc bien tout le monde.
Taya explique qu’elle s’est lancée dans cette mission après que le gardien de leur quartier a été blessé lors d’un tir direct sur sa maison et qu’il a quitté la ville. « J’ai reçu de l’aide humanitaire pour toute la rue. Il y avait plus de 30 personnes à l’époque. Aujourd’hui, il y en a sept dans mon quartier. Six d’ici et une vieille dame de la rue voisine. Quand la situation se calme, les gens viennent bien sûr : ils ont planté des jardins et sont partis, ils sont revenus pour désherber et débarrasser leurs plantations des insectes ».
Lorsque les combats étaient intenses, le couple a dû se cacher dans son sous-sol. Ils y ont installé des lits et un poêle. « En automne, c’est devenu un peu plus facile, quand les obus ont cessé d’arriver régulièrement par ici, et maintenant nous ne descendons presque plus au sous-sol. Mon mari dort dans une tente et moi dans la maison », explique Taya.
Il n’y a ni gaz ni électricité à Orikhiv. Afin d’établir au moins une connexion, la femme grimpe sur une haute échelle attachée à la maison. Parfois, lorsqu’il fait très chaud et que le jardin a besoin d’être arrosé, l’homme allume le générateur et pompe l’eau du puits. Le jardin de Taya est d’ailleurs exemplaire. Sur un petit terrain près de la maison, elle réussit à planter de tout. Toutes les plates-bandes sont désherbées. « Nous avons un peu recouvert les tomates pour éviter qu’elles ne brûlent, nous dit-elle en nous montrant son jardin. Et les pommes de terre sont mauvaises cette année ».
Taya dit que la famille a suffisamment de nourriture. « Nous recevons de l’aide humanitaire et « les garçons » viennent nous voir souvent », raconte-t-relle. « Les garçons » sont des soldats du bataillon « Volyn », de l’armée des volontaires ukrainiens, qui vivaient dans une maison voisine à l’été 2023, au moment de la contre-offensive.
Malgré les destructions importantes, deux magasins, la police et l’administration militaire fonctionnent toujours à Orikhiv. « Le marché se redresse un peu, des entrepreneurs, ceux qui sont restés, font du commerce. Ils vendent des légumes, des produits industriels et du poisson. Ukrpochta [la Poste ukrainienne – ndlr] marche aussi », dénombre Taya.
Et si vous avez besoin d’aller quelque part, des minibus vont à Zaporijjia. L’essentiel est de les rejoindre… en courant…
On dirait qu’il n’y a rien à faire dans une ville où il n’y a ni gaz ni électricité, où tout est détruit. Mais les habitants disent qu’il y a suffisamment de travail. « Je fais un peu de jardin, j’ai des lapins, je plante des fleurs partout. Du travail, il y en a toujours ! », dit la femme en me montrant tout un étal de cerises séchées.
« Pourquoi vous n’êtes pas partis ?C’est très dangereux par ici », ai-je demandé. Les bombardements peuvent recommencer à tout moment. « Comment puis-je vous expliquer ? Je veux être chez moi. Pourquoi devrais-je partir, chercher où vivre à cause de ces putains de Russes ? Je n’en ai pas envie. Je vois combien de mes amis et de mes connaissances sont partis, et tout le monde me dit : « Comme je veux rentrer chez moi, combien ma vie est triste! » Je ne veux pas être obsédée par cette nostalgie. Je suis chez moi. Chaque fleur ici me sourit. Nous nous sentons utiles ici. Il y a encore des chats et des chiens dont personne ne veut. Je les nourris tous. Certains chiens viennent manger chez nous, d’autres restent dans leurs cours. Je vais les nourrir. Ensuite, nos garçons [les militaires] ont emménagé à côté de chez nous, et ils sont devenus comme mes enfants. Je les aime tous tellement ! » s’exclame Taya.
Au moment où nous parlons, des explosions se font entendre quelque part à l’extérieur de la ville. Une première, suivie d’une autre. « Si cela arrive souvent, on s’y habitue », explique ma nouvelle connaissance. « Je ne pouvais pas imaginer que ce serait comme ça. Dès que la guerre a commencé, je n’arrivais pas à y croire. Nous avons un ami de la famille qui vit à Kyiv. Il m’a appelé à six heures du matin, je dormais encore, il m’a dit : « Taya, c’est la guerre ». J’ai répondu : « Sacha, va dormir, tu as fait un mauvais rêve ». Et il a dit : « Nous avons des chars à l’approche de la ville ». Et je me suis assise, constatant soudainement que je ne comprenais rien ».
Les Russes ne sont pas entrés à Orikhiv. Les troupes ukrainiennes ont réussi à les arrêter à quelques kilomètres au sud, mais la ville a été constamment bombardée. Taya dit que lorsqu’elle a réalisé que la horde venant du sud pouvait capturer son Orikhiv, une telle haine est née au plus profond de son âme qu’elle « ne soupçonnait même pas pouvoir haïr autant ». Elle a commencé à aider des volontaires de la défense territoriale, qui occupaient des positions dans toute la ville. « Nous avons cuisiné pour eux, fait du thé, car au début ils n’avaient rien. Nous avons collecté des tentes auprès de ceux qui en avaient, ainsi que des matelas gonflables. Nous avons également lavé leurs vêtements. Les pluies de cet hiver-là, lorsque la guerre a commencé, étaient fortes, les garçons étaient tout mouillés. Nous avions encore l’électricité à l’époque, et une amie qui vivait avec nous (et qui a ensuite déménagé parce que ses enfants avaient peur) lavait les vêtements avec une machine à laver, et nous les séchions ici. Et quand là-bas, dans la région de Kharkiv, nos défenseurs ont repoussé l’ennemi, il y a eu une telle euphorie, une telle joie en ville! », confie la femme.
Taya dit que c’est très offensant pour elle d’entendre que des gens comme elle, qui sont restés sur leurs terres et connaissent tous les problèmes possibles, sont traités de personnes qui attendent l’ennemi. « J’ai vécu tant d’années et je crois toujours qu’il y a plus de bonnes personnes. Je ne peux pas dire qu’il existe dans notre environnement des personnes qui attendent que les Russes viennent. Je ne connais personne comme ça dans mon quartier ».
Quand la guerre prendra fin et que l’Ukraine libérera tous ses territoires capturés par l’ennemi, Taya compte aller à la mer. « Je le veux vraiment, et j’apprendrai aussi à faire du patin à roulettes, c’est un vieux rêve », sourit la femme. « Repassez quand vous serez dans le coin », dit-elle en nous embrassant tous à tour de rôle. « Venez manger des crêpes ! Je vous attends » !