Roman Malko Correspondant spécialisé dans la politique ukrainienne

Ex-légionnaire français : « Toutes nos opérations précédentes, comparées à l’Ukraine, ce n’est rien »

Guerre
8 septembre 2022, 10:09

Le journal Tyzhden s’est entretenu avec deux volontaires français, anciens de la Légion étrangère, qui se battent actuellement pour l’Ukraine.

Les propos recueillis par Roman Malko

Ils se font appeler «Raketa» et «Markov». Ce sont, bien sûr, des pseudonymes de guerre, car ils préfèrent ne pas donner leurs vrais noms. Nous nous sommes rencontrés dans l’un des villages de la ligne de front, dans la région de Kharkiv. Ils vivent et mènent des opérations à partir de là. Pendant leur temps libre, ils s’entraînent et partagent leur expérience avec leurs compagnons d’armes. Tous les deux sont d’origine ukrainienne, vétérans de la Légion étrangère française. Ils avaient toutes les possibilités de construire leur avenir dans une Europe prospère, mais suite à l’invasion russe, ils sont retournés dans leur pays d’origine pour le défendre.

— Tout au début de la guerre, des médias ukrainiens ont raconté que des soldats de la Légion étrangère d’origine ukrainienne pouvaient partir en Ukraine avec la permission de leurs supérieurs pour aider le pays à arrêter les Russes. Et on a même lu qu’ils étaient autorisés à emporter des armes. Est-ce que c’est vrai?

«Markov»: – Cette histoire est apparue par ci et par là, mais elle est fausse. С’est de la fiction. Nous sommes des anciens légionnaires, des civils, c’est pourquoi nous sommes venus. Autrement, personne ne nous aurait laissé partir. L’OTAN ne participera jamais militairement à cette guerre. Ce serait immédiatement une escalade et pourrait même conduire à la Troisième guerre mondiale. On peut soit démissionner, soit déserter, mais dans tous les cas sans armes ni équipement.

«Raketa»: – Ces informations ont été liées à l’annonce du président ukrainien au sujet de la création d’une Légion étrangère en Ukraine. C’est là qu’un tel malentendu s’est produit: les gens se sont mis à raconter que la Légion étrangère française se rendrait en Ukraine pour participer aux opérations. Mais cela n’arrivera pas. Il est impossible d’imaginer une chose pareille.

— Serait-il utile de créer une structure comme la Légion étrangère française en Ukraine de façon permanente?

«Raketa»: – Si elle n’est pas lié aux forces armées directement, mais conçue comme une force distincte, bien sûr. Ce serait très approprié. Parce que cela augmentera le nombre de spécialistes étrangers qui se battront pour notre pays et ils renforceront la structure de notre armée. Je pense que ce serait formidable. En principe, un tel projet a déjà été lancé, et j’espère qu’il se développera et ne s’arrêtera pas avec la fin de la guerre. S’il peut être poursuivi, с’est l’État qui en profitera.

— D’après vos données ou vos observations, combien d’étrangers sont venus pour nous aider?

«Raketa»: – Dans notre petit groupe il y avait un Européen qui est venu avec nous. Il est aussi de la Légion étrangère, nous avons servi ensemble avant. C’était sa décision et son désir, personne ne l’a obligé. Nous avons également travaillé avec divers groupes, qui comprenaient des Américains, des Géorgiens, des Canadiens et mêmes des Français. L’un dans l’autre, nous connaissons personnellement vingt hommes dans ce cas.

— Qui sont ces gens? Ce sont les gens qui aiment la guerre, ou veulent-ils aider les Ukrainiens pour des raisons idéologiques? Quelles étaient leurs motivations pour venir ici?

«Markov»: – Je pense que tout est comme vous l’avez décrit. Ce sont des gens qui ont passé une partie importante de leur vie à faire la guerre, ils étaient dans l’armée et peut-être ont participé à certains conflits. Mais maintenant, est apparu une opportunité de voir la vraie guerre, telle qu’elle a eu lieu pendant la Seconde guerre mondiale. Parce que toutes les opérations précédentes, même en Afghanistan, c’est comme la maternelle par rapport à la guerre en Ukraine.

— Quelle est la différence? En quoi des autres guerres sont-elles différentes de celle-ci?

«Markov»: – L’ampleur des actions, des moyens engagés…

«Raketa»: – C’est une guerre d’équipement. L’artillerie, les attaques aériennes… Elles changent beaucoup la guerre. Si nous parlons de notre expérience en Afrique, là-bas, les opérations sont menées de manière complètement différente. Il n’y a pas d’artillerie, les dangers sont complètement différents, à un niveau bien plus bas (pas partout bien sûr, mais en général), c’est moins dangereux là-bas qu’ici.

— En Syrie et en Afghanistan, l’échelle est également plus petite? L’artillerie et l’aviation y ont été employés…

«Raketa»: – Bien sûr. C’est juste que tout s’est concentré ici en très peu de temps et dans un seul endroit.

«Markov»: – Et le niveau d’entraînement des militaires ou des combattants syriens, même ceux qui utilisent l’artillerie, est très différent, par rapport aux combattants russes. Même en tenant compte des pertes que la Russie a subies aujourd’hui, il ne faut pas penser qu’il n’y a que des imbéciles chez eux. Il y a beaucoup de «chair à canons», mais beaucoup de gens savent se battre. Même si l’adversaire est indigne, il ne faut pas le sous-estimer. Celui qui sous-estime l’ennemi a déjà perdu.

— Alors pourquoi les Russes ont-ils tant de pertes ?

«Markov»: – Parce que, à mon avis, attaquer est toujours beaucoup plus difficile que défendre. Des villes, telles que Kyiv ou Kharkiv, sont très difficiles à prendre, parce qu’il y aura forcément de très lourdes pertes. Ce que nous voyons.

«Raketa»: – Regardez quelles batailles sont menées pour un village ordinaire. Et ils visaient les grandes villes depuis le début. Même s’il était clair que cela ne marcherait pas.

— De nombreux analystes militaires prévoyaient que la Russie, ayant derrière elle l’expérience de Grozny, n’essaierait pas de prendre d’assaut la capitale, mais tenterait de l’encercler. Pourquoi les stratèges russes ne tiennent pas compte des erreurs du passé?

«Raketa»: – Il y a plusieurs raisons possibles. À mon avis, cela est lié au régime qui s’est construit autour d’un homme. Les rapports qui lui sont parvenus ne correspondaient pas à la réalité. Poutine disposait de certaines informations et il a construit toute sa tactique offensive précisément sur ces informations, qui étaient fausses. En regardant les buts qui a été annoncés lors de l’offensive des premiers jours, on voit que même les soldats ne s’attendaient pas à ce que notre État résiste. Toutefois, c’est arrivé.

«Markov»: – C’est ce dont nous avons parlé plus tôt: la sous-estimation de l’ennemi a entraîné des pertes énormes. Et ils nous ont toujours sous-estimés.

— Vous avez combattu à côté de représentants de différents peuples. Est-il vrai que les Ukrainiens sont d’assez bons soldats? Qui d’après vous sont de bons guerriers, dignes de respect?

«Raketa»: – Si l’on prend en compte la combativité, les meilleurs parmi ceux avec qui nous pourrions nous battre sont les Ukrainiens. Bien sûr, la mentalité de tous les peuples slaves est plus ou moins similaire, il est donc assez difficile de distinguer une seule nation. Je ne serai probablement pas en mesure de donner une réponse univoque à cette question.

— Vous êtes passés d’une réalité militaire à une autre, complètement différente. Qu’est-ce qui vous manque aujourd’hui dans l’armée ukrainienne, d’après votre expérience acquise dans l’armée d’un pays de l’OTAN? Que devons-nous développer et sur quoi devons-nous nous concentrer: la formation, le support technique, le travail?

«Raketa»: – Le principal problème est qu’il y a toujours de grandes difficultés de coordination. Parce qu’il y a maintenant beaucoup de petites unités et groupes de volontaires, et qu’il est très difficile de tout mettre en mouvement, comme un seul mécanisme. Des efforts doivent être faits pour créer un organisme unique qui fonctionnera plus harmonieusement. Maintenant, il est déjà visible, par rapport au début de la guerre, que ces petits groupes travaillent mieux avec les forces armées et avec d’autres structures. Mais il est nécessaire de mettre encore plus l’accent sur la coordination.

— Quelle expérience transmettez-vous à vos collègues ukrainiens ?

«Markov»: — La médecine. La plupart des pays de l’OTAN fonctionnent, et maintenant l’armée ukrainienne commence à fonctionner, selon le protocole américain safe-marche-ryan, une méthode de prise en charge des blessés qui maximise leur chance de survie. Rien de nouveau, ça fonctionne depuis l’Afghanistan, si je ne me trompe pas, et peut-être même avant. Tout y est très simple, mais efficace. La plupart de nos combattants commencent à utiliser ce système, mais il y a encore des détails à revoir. Par conséquent, il est nécessaire de répéter sans cesse.

«Raketa»: – S’il y a du temps entre les opérations, nous essayons d’approfondir les connaissances de nos combattants. Mais nous sommes venus ici pour défendre notre État et participer aux opérations avec tous les volontaires et le personnel militaire.

— Existent-ils des situations particulières dans cette guerre qui ne s’étaient pas produites aupparavant?

«Raketa»: – Le voyage en lui-même, dès le premier jour, n’était pas du tout ce à quoi nous sommes habitués. Et si nous parlons des opérations auxquelles nous avons participé, ici aussi, elles sont d’ampleur bien plus grande, et plus complexe que ce que nous avons vus pendant notre service dans la Légion.

— Où avez-vous combattu pendant cette guerre?

«Raketa»: – Au début, principalement dans la région de Kyiv.

— Avez-vous beaucoup appris par vous-même en Ukraine?

«Raketa»: – Bien sûr. Il y a de nouvelles armes que nous avons découvertes par nous-mêmes ici (il y en a beaucoup ici). Et nous avons également appris beaucoup de tactiques utiles et généralement adaptées à cette guerre. Parce que chaque guerre est différente. Et les tactiques sont complètement différentes ici. Une partie de ce que nous savons faire ne peut pas même être mentionné ici, parce que cela ne fonctionnerait pas du tout. Nous nous adaptons tout le temps. Tout est nouveau pour nous. Et nous devons toujours être attentifs et ne pas penser au fait que nous avons servi et que nous pouvons tout faire, que maintenant nous allons venir montrer l’exemple. Non, ceci ne se passe pas comme ça. Il faut constamment s’adapter.

— Faites-vous partie de la Légion étrangère ukrainienne?

«Raketa»: – Non. Nous sommes un groupe séparé, une unité de volontaires. Nous travaillons avec les Forces armées de l’Ukraine.

— Je connaissais beaucoup de gens qui voulaient rejoindre la Légion étrangère française. Mais je n’ai vu de vrais légionnaires que maintenant. Comment avez-vous fait? Pourquoi avez-vous rejoint la Légion?

«Raketa»: – Peut-être que l’esprit d’aventure a joué un rôle central. Mais en général, j’y suis allé à cause d’un pari. J’ai fait le pari que j’y rentrerais. J’y suis allé et j’ai été pris. J’ai signé le contrat. Puis je suis venu ici. Tout est très simple.

«Markov»: – J’étais motivé par la romantisme militaire. Au début, quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai rejoint l’armée ukrainienne. À cette époque, et c’était en 2012, l’armée ukrainienne se trouvait à un niveau complètement différent, et j’ai été très déçu. J’ai entendu parler de la Légion grâce au film Légionnaire avec Van Damme. Cela a piqué ma curiosité, j’ai fait mes bagages et je suis parti. L’aspect financier a également joué un rôle, je ne le cache pas. Au début, mes proches ne croyaient pas à cette aventure, mais je leur ai prouvé que j’avais réussi.

— La Légion donne-t-elle aussi des noms de guerre aux soldats, comme dans l’armée ukrainienne, ou bien proposent-ils juste de changer les noms?

«Markov»: – Il n’y a aucun nom de guerre.

«Raketa»: – Le nom de famille ne change qu’au début. C’est plus un hommage à la tradition et à la procédure. Pendant la première courte période, une personne ne sert pas sous son vrai nom, puis elle le restaure obligatoirement.

— Pourquoi est-ce nécessaire?

«Markov»: – Il est possible de ne pas le donner. Mais la bureaucratie exige de retrouver son vrai nom.

«Rocket»: – Pour ne pas revenir à son nom d’origine, il faut une raison très sérieuse.

— Alors il n’est pas possible de se cacher dans la Légion?

«Markov»: – Non, il ne serait pas possible de s’y cacher, et cela dès le début. Il y a interpol, de nombreux contrôles existent.

— Et vous ne vouliez pas prolonger le contrat dans la Légion et, par conséquent, faire une carrière militaire?2

«Raketa»: – Bien sûr qu’une telle opportunité existe et de nombreuses personnes le font. Mais nous on voyait plutôt la Légion comme une école. Comme une bonne base qui donne beaucoup d’opportunités et que vous devez utiliser correctement pour construire votre vie plus tard: soit travailler dans une domaine militaire, soit aller dans une industrie complètement différente et faire ce que vous voulez.

— Continuerez-vous votre carrière militaire après la guerre?

«Raketa»: – Nous verrons. Si nous avons encore la même ferveur, alors bien sûr nous le ferons. Mais il faut d’abord achever ce qui a été commencé. Et cette guerre, il faut la terminer. Nous savons qui va gagner, et tout se passera comme il se doit.

— Pouvez-vous me dire plus sur cette victoire?

«Raketa»:— Bien sûr, il n’est pas souhaitable de laisser cette infection dans un corps sain. Nous voulons faire partir complètement les occupants, les envoyer hors de nos frontières. Bien qu’il existe une autre option: ils restent ici, les opérations militaires sont temporairement arrêtées et périodiquement, tous les cinq, huit, dix ans, la guerre se répète et reprend. Mais si vous regardez toutes les guerres que la Fédération de Russie a menées, leurs opérations militaires victorieuses les plus longues, si je ne me trompe pas, n’ont duré que de six à huit mois. Et tout ce qui a duré plus longtemps n’a amené qu’une défaite. C’est-à-dire que les statistiques montrent qu’ils ne sont pas des marathoniens, ils ne tiennent pas sur une longue distance. Et cela peut jouer en notre faveur. Mais il faut prendre les bonnes décisions. Et j’espère que nous pourrons enfin nous débarrasser de cette infection, la repousser à la fois de la Crimée et du Donbass, c’est-à-dire restaurer toutes les frontières de notre État que nous avions avant 2014.

— Avons-nous assez de force pour tout cela?

«Raketa»: – Bonne question…

— Depuis plusieurs mois, on nous donne des armes, on apporte des obusiers, des véhicules blindés, des munitions, des drones. Mais nous ne voyons pas d’avancée particuliere en première ligne. Parfois même le contraire. Ces armes ne nous suffisent-elles pas? Que faut-il faire pour que ça change?

«Raketa»: – Il faut juste que le flux d’approvisionnement ne s’arrête pas. Tout prend du temps. Même pour utiliser ces nouveaux matériels, il faut des professionnels. Pour qu’ils les maîtrisent et soient capables de les utiliser correctement, ils ont besoin d’être formés. Il faut au moins quelques semaines pour cela. Mais les «cadeaux» de l’Occident qui sont arrivés jusqu’à présent sont déjà utilisés.

— Y a-t-il des moments quand un légionnaire endurci est submergé par ses émotions ? Par exemple, quand il voit ce que l’ennemi a fait aux civiles aux alentours de Kyiv?

«Raketa»: – Nous est là pour combattre. Et les émotions détournent l’attention. On pensera à se détendre et à se reposer une fois que la guerre sera finie. Pour l’instant, il est nécessaire de se concentrer sur la victoire et sur la manière de l’obtenir le plus efficacement et le plus rapidement

Auteur:
Roman Malko