L’offensive russe à grande échelle, qui a débuté le 24 février 2022, a touché toutes les régions d’Ukraine, y compris les régions occidentales les plus éloignées de ce qui est aujourd’hui la ligne de front. Cependant, les hostilités les plus féroces et les plus destructrices, qui rappellent les horreurs de la Première Guerre mondiale, se déroulent désormais dans le Donbass. L’artillerie russe efface littéralement des villes entières de la surface de la terre, telles que Marioupol, Popasna, Maryinka, Volnovakha, ou encore Bakhmout. De même qu’en 2015, les Russes avaient détruit Debaltseve. Aujourd’hui, peu de gens osent exprimer cette évidence : l’histoire du Donbass a atteint sa fin tragique.
Afin de comprendre l’essence des événements, il sera nécessaire de faire une courte excursion dans l’histoire et la géologie de ces terres de l’est ukrainien. Le Donbass est une région industrielle qui s’étend entre la partie nord de Donetsk, la partie sud de Louhansk, la partie orientale de la région de Dnipro, et déborde, en Russie, sur la partie occidentale de la région de Rostov. Le profil économique du Donbass a été déterminé par sa géologie: c’est à l’intérieur de ses limites que se trouve le bassin houiller de Donetsk, dont le développement est devenu une priorité stratégique pour l’Empire russe à la fin du XVIIIe siècle. Le boom industriel de cette région a commencé dans les années 1860, quand le gouvernement impérial a invité industriels et investisseurs européens dans le Donbass. C’était une proposition très rentable, car les nouvelles mines et usines métallurgiques répondaient à d’importantes commandes gouvernementales et recevaient le fameux “super profit russe.”
La croissance industrielle a stimulé la dynamique de peuplement de cette région agricole autrefois peu peuplée. Des localités de travailleurs se sont développées autour de chaque mine, usine et gare, à partir desquelles la plupart des villes et villages modernes des régions de Louhansk et de Donetsk ont prospéré plus tard. Cette région a acquis ses contours définitifs lors de l’industrialisation stalinienne des années 1930, au cours de laquelle le Donbass est devenu la vitrine de la puissance industrielle soviétique. Lors de l’Exposition universelle de Paris en 1937, dans le pavillon soviétique, près de 30 mètres carrés étaient consacrés à Donetsk, qui s’appelait alors Stalino en l’honneur du dirigeant. Pendant l’ère soviétique, le Donbass, en tant que région industrielle d’importance stratégique, jouissait d’importants privilèges économiques et sociaux. L’idéologie officielle faisait l’éloge d’une “région prolétarienne,” et les patrons locaux du parti et de l’industrie – le fameux “clan de Donetsk” – formaient un puissant lobby à Moscou.
Les premiers signes de la crise à venir sont apparus dans les années 1960. La première raison était liée à la géologie : en un siècle d’exploitation intensive du charbon, le sous-sol du Donbass s’était appauvri et sa rentabilité s’amenuisait. Par exemple, à la mine Skotchynsky, qui avait été construite dans les années 1960 sur le territoire de Donetsk, le charbon a été extrait à une profondeur de 1,5 kilomètre. En raison des émissions spontanées de méthane, il était très dangereux : en seulement une décennie et demie, il y eut 9 accidents à la mine, tuant 129 personnes.
La deuxième raison était la réticence des dirigeants soviétiques à procéder à une modernisation en profondeur de l’industrie – dans le Donbass, comme dans le reste du pays. Des propositions concernant la restructuration du complexe industriel du Donbass avaient été exprimées au sein des différents ministères dès les années 1970, mais elles avaient été rejetées par le Kremlin. Le retard technologique progressif et l’usure des équipements industriels avaient conduit à un état de décrépitude tel que déjà à la fin des années 1980, les 3/4 des mines du Donbass nécessitaient d’urgence une rénovation.
La crise s’était également aggravée dans les industries métallurgiques, chimiques et de la construction mécanique.
Après l’effondrement de l’URSS, il s’est avéré que dans le contexte d’une économie de marché compétitive, la plupart des entreprises du Donbass n’avaient pas d’avenir. De plus, le complexe industriel et économique intégral de l’URSS, qui pendant des décennies avait permis la survie d’usines et de mines à faible productivité et non rentables, s’est effondré. Il n’est pas surprenant que le Donbass ait été plongé dans une crise aiguë et profonde: les mines et les usines furent fermées, et les personnes qui y travaillaient depuis des générations se sont retrouvées seules face à la dure réalité des années 1990.
Depuis une vingtaine d’années, les régions de Donetsk et de Louhansk ont développé tous les symptômes d’une région déprimée. La dépression économique profonde a engendré une crise d’identité locale. À l’époque soviétique, les habitants du Donbass se considéraient comme « l’avant-garde de la classe ouvrière », jouissant de privilèges politiques et matériels mérités et immérités. Les grèves massives des mineurs, qui avaient commencé à la fin des années 1980, ont joué un rôle important dans l’effondrement de l’URSS, et lors du référendum de 1991, la majorité absolue des habitants des régions de Louhansk et de Donetsk a voté pour l’indépendance. Cependant, le renouveau économique ne fut pas au rendez-vous. Les habitants se trouvèrent désorientés confrontés à une nouvelle et cruelle réalité, dont leur mode de vie habituel fut la victime.
La rébellion séparatiste dans le Donbass en 2014 a commencé comme une provocation politique du “peuple de Donetsk” qui aurait cherché à forcer Kyiv à trouver un compromis politique, pour la deuxième fois après l’effondrement du régime de Viktor Ianoukovitch. Mais Moscou avait alors déjà mis en route ses propres manigances, dans lesquelles les élites du Donbass se sont avérées inutiles. La Russie a profité du sentiment séparatiste pour mettre en œuvre un scénario de guerre hybride où ses unités militaires opéraient sous le couvert de rebelles séparatistes locaux.
En conséquence, après la proclamation des “républiques populaires” au printemps 2014, le “peuple de Donetsk” a finalement perdu son pouvoir dans le Donbass, passé aux mains des administrations d’occupation russes à Donetsk et Louhansk. Amère ironie, ces événements ont dramatiquement accéléré le déclin du Donbass. Et il ne s’agit pas uniquement des conséquences des hostilités militaires de 2014-2015. Profitant du chaos, les dirigeants des « républiques » autoproclamées se sont adonnés à un pillage en règle dans les territoires sous leur contrôle. Des dizaines d’entreprises ont été pillées ou vendues à la Russie, et une grande partie des mines a été tout simplement inondée. Après la destruction de l’économie locale, les “républiques” sont devenues totalement dépendantes des subventions de Moscou – bien plus qu’elles ne l’étaient auparavant vis-à-vis de Kyiv. Et il est clair que la Russie n’a fait aucun investissement dans cette région au statut international peu clair.
Dans les territoires des régions de Louhansk et de Donetsk, qui sont restés sous le contrôle de Kyiv en 2014, il n’y a pas eu non plus de miracle économique. Mais bon an, mal an, cette région s’est développée – dans la mesure où la proximité du front et les limites générales du modèle économique ukrainien le permettaient. On se souviendra qu’à cette époque, seul un tiers de la superficie totale des régions de Lougansk et de Donetsk était sous occupation, les deux tiers restant étant sous le contrôle du gouvernement. Par contre, quand la Russie a lancé son offensive à grande échelle contre l’Ukraine en février 2022, même les modestes gains économiques des années précédentes ont été annihilés. En appliquant la tactique du “rempart de feu,” les troupes russes ne se contentent pas d’occuper les villes, mais les transforment préalablement en ruines – de sorte que même les pillards n’ont plus rien à voler.
En fait, certaines localités (comme Maryinka ou Popasna) n’existent plus que sur les cartes. Elles sont complètement en ruines, rendues à l’état de villes fantômes. Aujourd’hui, Bakhmout suit le même destin, détruite petit à petit, jour après jour. “La ville autrefois accueillante est en train de disparaître, de fondre sous nos yeux. Les ruines n’ont pas de nom, elles sont impersonnelles. Un tas de cendres ou une montagne de briques brisées n’est plus une maison ou une rue. C’est un cimetière », écrit mon collègue, le journaliste Dmytro Krapyvenko, qui se bat actuellement dans cette zone de la ligne de front. Si les défenseurs ukrainiens doivent se retirer de Bakhmout, cela ouvrira la voie aux troupes russes pour atteindre Konstantinovka, Sloviansk, Kramatorsk et d’autres villes de la région de Donetsk. Cependant, ces localités sont déjà sous le feu depuis longtemps et leur sort reste incertain.
Toutefois, le sort du Donbass en tant que région historique peut désormais être discuté avec certitude. La région, qui s’est constituée autour d’un complexe industriel au profil essentiellement charbonnier et métallurgique, a désormais complètement perdu ses fondements économiques. Au cours de cette année de guerre totale, la désindustrialisation du Donbass a été quasi totale. La plupart des entreprises détruites, telles que le géant métallurgique Azovstal à Mariupol, sont irréparables. Et de toute façon, la reconstruction du patrimoine industriel soviétique au XXIe siècle n’a aucun sens économique. Il est évident qu’après la guerre, nous devrons parler de la création d’un modèle économique entièrement nouveau pour Donbass.
La reconstruction des logements et des infrastructures ne peut se limiter à la réparation des bâtiments, des routes, des hôpitaux ou des bibliothèques. Étant donné la nature totalement destructrice de cette guerre, dans de nombreux cas, il sera nécessaire de construire de nouvelles villes, ce qui entraînera un changement fondamental de la structure de peuplement des oblasts de Donetsk et de Louhansk. Compte tenu des déplacements massifs de populations causés par la guerre, la structure démographique du Donbass subira aussi des changements d’une ampleur difficiles à évaluer.
Aujourd’hui, le Donbass est l’immense champ de bataille de la pire guerre du XXIe siècle. Après ce conflit armé, il connaîtra une nouvelle vie – une nouvelle économie, de nouvelles villes, une nouvelle culture et un nouveau mode de vie. Et ce sera une nouvelle histoire, complètement différente, qui se déroulera sur les terres de l’Ukraine orientale. Ce sera l’un des projets internationaux les plus ambitieux qui démontrera le potentiel créatif non seulement de l’Ukraine, mais aussi de toute l’Europe.