« L’intelligentsia russe »: la fin d’un mythe

Société
8 mars 2023, 07:41

Le concept d’« intelligentsia », et plus encore d’ « intelligentsia russe », est connu de tous les habitants de l’espace post-soviétique. On pense que le créateur de ce concept est l’écrivain russe Pyotr Boborykin (1836-1921), auteur de plus d’une centaine de romans, et aujourd’hui complètement oublié.
De nos jours, l’intelligentsia est considérée comme une strate spéciale de personnes qui sont porteuses d’un pouvoir intellectuel particulier, qui peuvent être indépendantes des autorités et de l’État, qui ont une position morale distincte et qui peuvent influencer de manière décisive le débat public. En un mot, elle est la lumière, l’esprit, l’honneur et la conscience de la nation, et surtout de la nation russe.

L’intelligentsia russe a commencé à faire parler d’elle lorsque l’empire a commencé à communiquer avec l’Europe. Elle s’est formée environ 150 ans après les réformes de Pierre le Grand. L’Occident a perçu l’intelligentsia comme un phénomène purement russe, parce qu’il utilisait un autre terme distinct «des intellectuels ». En Russie, il y a une intelligentsia, et en Occident, il y a des intellectuels. Mais ce sont des phénomènes différents. Les intellectuels russes ont reçu une éducation européenne, mais ont été contraints de vivre dans un pays où la connaissance des œuvres de Voltaire, Diderot et Montesquieu ne les protégeait pas de la possibilité d’être envoyés à l’écurie, où ils pouvaient être fouettés comme un vulgaire serf. Ils étaient porteurs d’une conscience contradictoire, à la fois occidentale et orientale. Les idéaux étaient européens (liberté, égalité, fraternité), mais la réalité était complètement différente, asiatique.

Cette situation était valable également pour des bourgeois et pour des noble. Lorsque l’on parle de la noblesse russe, on oublie souvent que cette classe sociale s’est formée différemment de l’aristocratie européenne. La noblesse russe est issue des « dvornia », en référence à la « cour » (« двор »), c’est-à-dire aux courtisans, les boyards. La chevalerie européenne (la Russie ne connaissait pas une telle classe sociale) a acquis son statut au cours de guerres interminables, tandis que le comportement de la noblesse russe a toujours été caractérisé par une certaine servilité à l’égard des autorités, un manque d’indépendance personnelle.

Le réalisateur russe Nikita Mikhalkov est issu d’une famille de la haute aristocratie russe, plus ancienne que Pierre le Grand. Mais son comportement, comme celui de son père, auteur de l’hymne de l’URSS, est caricaturalement servile : il a toujours cherché à plaire à n’importe quel gouvernement, à être proche de lui, à le servir et à faire son profit de cette position.

Et il ne s’agit pas seulement des Mikhalkov. Pendant l’ère soviétique, l’« intelligentsia soviétique », à l’exception d’une petite poignée de dissidents, a servi fidèlement le « parti et le gouvernement ». A la fin de l’URSS, quelques uns parmi eux ont formé le « front patriotique russe », qui faisait la promotion du chauvinisme russe, de l’antisémitisme et de l’hostilité envers les « Khokhols » (surnom péjoratif des Ukrainiens – ndlr) et autres « étrangers ».

Le gouvernement soviétique avait veillé à étouffer ce genre d’émotions. Cependant, le KGB, qui les considérait comme « idéologiquement proches », s’efforçait de ne pas les toucher. L’intelligentsia russe a donc pu se permettre de faire des choses qui étaient impitoyablement punies dans les républiques. Permettez-moi de citer un cas dont m’a parlé un ancien professeur de philosophie en Ukraine. Il a raconté que Pavel Kopnin, directeur de l’Institut de philosophie de l’Académie des sciences de l’URSS, originaire de la région de Moscou, pouvait entrer dans le bureau d’un responsable du comité central du parti communiste ukrainien et dire ce qui suit : « Je suis un représentant de l’ntelligentsia russe, et vous, qui êtes-vous ? » Si son successeur à l’Institut, Volodymyr Shynkaruk, avait osé annoncer au Comité central du Parti communiste : « Je suis un représentant de l’intelligentsia ukrainienne, et qui êtes-vous ? », cela aurait signifié pour lui un désastre dans sa carrière et des accusations de « nationalisme bourgeois ukrainien ».

Aujourd’hui, le mythe de l’intelligentsia russe, entretenu pendant des décennies, est mort. Cette strate, à de rares exceptions près, démontre au monde qu’elle n’existe tout simplement pas. Ses représentants multiplient les exemples de dépendance spirituelle à l’égard des autorités et de volonté de leur plaire par tous les moyens. Les directeurs des principaux théâtres russes expliquent leur comportement servile en disant qu’ils sont soutenus par des groupes d’acteurs qui se retrouveront sans argent si leurs directeurs ne satisfont pas les autorités. Et travailler pour Poutine rapporte beaucoup d’argent. La célèbre actrice Chulpan Khamatova explique sa coopération avec les autorités en disant qu’elle aide les enfants malades et que sans le parrainage de ses « patrons », c’est impossible. Poutine a réussi à rendre de nombreuses personnes en Russie dépendantes du régime, et beaucoup sont satisfaites de cette dépendance. En un sens, la dictature actuelle de Poutine est une dictature des hypothèques, qui rend des millions de personnes dépendantes. Leur servilité de masse met fin au mythe russe plus que centenaire d’une intelligentsia unique, qui serait l’âme de la Russie…

Pendant la guerre russo-ukrainienne, la soi-disant intelligentsia russe a une attitude très spécifique à l’égard de l’Ukraine. Même ceux qui ont officiellement déclaré leur sympathie pour l’Ukraine et leur rejet de l’agression tentent d’utiliser ce qui se passe dans l’intérêt de la Russie. Le poète moscovite Dmitry Bykov, qui s’est rendu en Ukraine ces derniers temps, demande l’ouverture d’écoles russes dans notre pays et considère que certaines villes et régions ukrainiennes ne peuvent se développer que dans le contexte culturel russe (par exemple, Odessa). Comme d’autres personnalités russes, il veut à tout prix préserver la domination culturelle de la Russie sur l’Ukraine. La journaliste et écrivaine Yulia Latynina, plutôt marquée comme faisant partie de l’opposition, propose même de construire une « bonne » Russie en Ukraine. Ils considèrent l’Ukraine comme un désert culturel et national, comme une tabula rasa sur laquelle ils se préparent à écrire quelque chose de leur cru.

L’intelligentsia russe, en grande majorité, reste silencieuse même lorsqu’il s’agit de défendre la vérité et la dignité professionnelle sans aucun risque. Récemment, Anatoly Wasserman, ancien habitant d’Odessa, aujourd’hui membre de la Douma d’État, a déclaré que la syntaxe de la langue ukrainienne étant presque identique à celle du russe, qu’il n’existe pas de langue ukrainienne. Wasserman ne sait pas, ou ne veut pas savoir, que toutes les langues appartenant au même groupe linguistique et à la même famille de langues ont une syntaxe plus ou moins similaire. Wasserman pourrait, sur la même base, « abolir » toutes les langues slaves au profit du russe, toutes les langues germaniques au profit de l’allemand, toutes les langues romanes au profit de l’italien, etc. Où sont donc tous les docteurs russes en philologie, où est la critique scientifique de la stupidité chauvine de Wasserman et des gens comme lui ? Discuter avec Wasserman n’est pas si dangereux, mais nul n’ose le contester.

En attendant, les philologues russes ont des arguments à faire valoir. En 1905, l’empereur Nicolas II avait chargé des linguistes russes d’enquêter et de lui faire savoir s’il existait ou non une langue ukrainienne. À l’époque, les meilleurs philologues russes, les universitaires Famintsyn, Fortunatov, Shakhmatov, Oldenburg, Korsh et d’autres ont publié leurs conclusions dans une note sur l’abolition des restrictions sur les imprimés en « petit russe » (la définition de l’ukrainien en Russie tsariste). Cette « note » a connu trois éditions : à Saint-Pétersbourg, à Moscou et à Kyiv. Le verdict des universitaires russes était clair : « La langue ukrainienne est une langue slave indépendante. » La question est donc close pour les philologues russes. Alors pourquoi se taisent-ils aujourd’hui, alors que les Wasserman débitent leurs inepties sans aucune entrave ? L’intelligentsia russe – ou plutôt ce qu’il en reste aujourd’hui – n’est pas à la hauteur des évènements.

Auteur:
Ihor Losev