Plus de 950 civils ukrainiens se trouvent actuellement dans plus de 100 lieux servant de prison dans les territoires sous contrôle de la Russie. C’est ce qu’indique une carte interactive conçue par les ONG. Ces chiffres correspondent aux cas confirmés. Le nombre réel est beaucoup plus élevé : le commissaire aux droits de l’homme, Dmytro Lubynets, parle de plus de 20 000 signalement de familles qui cherchent un proche.
The Ukrainian Week/Tyzhden.fr s’est entretenu avec la représentante de l’ONG Civils en captivité Kateryna Ogievska. Elle évoque ses méthodes pour aller à la recherche de ces prisonniers et les difficultés pour obtenir leur libération.
– Qui sont les fondateurs de votre association ?
– Nous avons réuni des membres de différents familles de civils kidnappés et formé un seul groupe, une équipe, afin de lutter pour la libération de leurs proches en captivité. Quand vous travaillez dans une grande association, la pression sur les officiels est plus grande, les autorités supérieures voient que les gens ne restent pas inactifs.
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Tout au début, l’ONG Civils en captivité a été créée par trois personnes : Karyna Diachuk, Yulya Khrypun et Illia Gonchar. Ils recherchaient tous leurs proches. Heureusement, le père de Karina est déjà revenu, il est en réadaptation. Yulya et Illia attendent toujours : Yulya pour son père et Illia pour son frère. Je suis entrée dans l’organisation par accident. Je cherche mon fiancé Mykyta. J’ai rencontré Karina sur Facebook. Maintenant, c’est nous quatre qui sommes devenus les porte-paroles de l’association.
– Combien d’autres personnes font partie de l’organisation ? Apportez-vous un soutien aux familles concernées ?
– Nous avons plus de 200 otages civils sur notre liste, mais il y a bien sûr plus de participants dans le groupe : une personne peut être recherchée, par exemple, par une mère et un frère. Nous aidons les proches avec des conseils sur la marche à suivre, en éditant diverses vidéos, en lançant des appels et en informant les gens sur la situation des civils en captivité. Nous écrivons les lettres aux détenus en utilisant deux canaux russes: Zonatelecom et FSIN-lettre – (FSIN est le Service pénitentiaire fédéral russe, ndlr). Elles sont censurées, mais s’il est indiqué que la lettre sera remise au destinataire, il est fort probable que votre proche se trouve à cet endroit. C’est une confirmation formelle que la personne est vraiment détenue en Russie.
– Pouvez-vous nous parler de votre fiancé, quand il a été fait prisonnier par les Russes ?
– Le jour de l’invasion à grande échelle, nous pensions que nous devions fuir la ville de Tchernihiv et que ce serait plus sûr d’aller au village. Nous sommes partis non loin, à 15 km de Tchernihiv. Les premiers jours étaient calmes, les Russes n’étaient même pas là. Mais déjà le 28 février et début mars, ils sont entrés dans le village, à établir leurs positions et à occuper le territoire. Le 4 mars, ils sont venus chez nous pour vérifier les documents et les téléphones. C’était typique pour eux, les gens étaient arrêtés même dans la rue. Quelque chose ne leur a pas plu et ils ont emmené la mère de Mykyta, lui-même et son frère aîné pour les interroger.
Après un certain temps, ils m’ont amené aussi. Ils ont posé des questions incompréhensibles. Le chef de la sécurité du convoi nous a parlé davantage, en se présentant. Comme on nous l’a expliqué plus tard, c’étaient des agents du FSB. Ils nous ont laissé tous repartir, sauf Mykyta. C’est très étrange. Ils ont annoncé plus tard que Mykyta était « un traître à l’État » et qu’il risquait 15 ans de prison. Quand on leur a demandé dans quelle prison il était, ils ont répondu qu’il se trouvait en Ukraine. Du 4 mars à aujourd’hui, nous ne savons presque rien de lui.
Par contre, Zonatelecom et FSYN-PYSMO montrent qu’il se trouve sur le territoire de la Russie, c’est-à-dire probablement Toula ou Belgorod, dans le SIZO-3 (centre de détention numéro 3, ndlr). Mais nous n’avons aucune confirmation officielle de la part des Russes.
Kateryna avec le fiancé qu’elle recherche
– Lors de la présentation de la carte interactive avec les lieux de détention des prisonniers, vous avez dit que la situation des civils détenus qui proviennent de Soumy et Kharkiv est difficile. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
– La situation est difficile pour les régions suivantes : Sumy, Tchernihiv et Kharkiv. Soumy et Tchernihiv ne sont restés sous occupation qu’un mois et Kharkiv plus longtemps. Les gens sortaient de chez eux et disparaissaient. À ce jour, leurs proches ne trouvent aucune information à leur sujet. Dans la région de Kharkiv, les prisonniers ont été torturés. Les salles des tortures découvertes après la libération le confirment.
Dans la région de Kyiv, le plus souvent les gens étaient détenus en groupe, dans une usine ou dans une ferme. La situation est la même dans la région de Kherson. De nombreuses chambres de torture ont été découvertes dans le territoire libéré. De l’autre côté de Kherson, on ne sait toujours pas combien de gens ont disparu.
– Où les Russes détiennent-ils le plus souvent les civils ?
– Pendant la première année ou même les six premiers mois, la plupart des gens ont été détenus à Koursk et à Belgorod. Puis de nouveaux endroits ont été détectés. Les prisonniers pouvaient changer de prisons plusieurs fois par mois. Personne ne comprend ce système, mais il est probablement fait dans le but de brouiller les pistes afin que la personne ne puisse pas être retrouvée. Aujourd’hui, nous découvrons sans cesse de nouveaux lieux de détention. On sait qu’il y a le SIZO-2 à Simferopol, où seuls les Ukrainiens sont détenus. On parle également du SIZO-1.
– Quelle est la plus grande difficulté pour libérer les civils ?
– Malheureusement, des civils sont des otages. Ils ne relèvent pas de la Convention de Genève. La Russie, comme nous le savons, kidnappe des prisonniers civils afin de créer un fonds en vue de procéder à des échanges.
De plus, la Russie admet à peine qu’ils détiennent des civils. Ils assimilent tout le monde à des prisonniers de guerre. Autrement dit, sur le territoire de la Russie, tous les détenus sont des prisonniers de guerre. Mais en Ukraine, nous faisons une différence entre les civils et les militaires. Par exemple, les vétérans qui n’ont combattus qu’en 2014-2015 sont des civils pour nous. Mais la Russie les traite comme des militaires. C’est pourquoi le mécanisme pour le retour des civils n’est pas encore établi. La Russie ne conclut pas d’accords, ne fait que des promesses, reçoit des listes, mais n’y répond pas.
– Ai-je bien compris que les seuls cas où des civils peuvent être libérés, c’est quand les Russes sont d’humeur ou qu’ils ont besoin de places pour de nouveaux prisonniers ?
– Tout à fait. Lorsque les civils détenus demandent : « Combien de temps allez-vous nous retenir ici ? », le personnel des centres de détention russes répond : « Cela dépend de qui a de la chance ». Certains restent un mois et sortent, tandis que les autres restent six mois ou plus.
Auparavant, les personnes capturées étaient emmenées en masse dans la région de Koursk. Il y avait un camp de tentes dans une ville où près de 12 personnes vivaient dans une seule tente. Quand le moment était venu d’emmener les prisonniers au centre de détention, les gardiens décidaient qui part et qui reste en fonction de leur humeur. Au début de la guerre totale, les personnes placées dans les SIZO revenaient rapidement. Plus tard, ils ont commencé à transporter des personnes d’un endroit à l’autre.
Parfois, les Russes imitent une procédure d’échange. Et les gens ne savent pas où ils se trouvent. On leur annonce un échange, et puis on leur ment en affirmant que l’Ukraine a refusé de récupérer ses citoyens. C’est comme ça qu’ils s’amusent.
– Quel mécanisme proposez-vous pour libérer les civils, afin que les gens n’aient pas besoin d’attendre que les Russes soient de bonne humeur ?
– Aujourd’hui on échange des prêtres du Patriarcat de Moscou contre du personnel militaire. Cela a déjà été officiellement rapporté, même par le chef du SBU. Or ces membres du clergé sont des civils, légalement parlant. Donc, c’est un précédent prometteur. Nous travaillons sur cette question avec des organisations juridiques afin que l’État échange ces prêtres contre des civils détenus. J’espère que ça marchera.
Nous attendions une rencontre en Turquie entre le représentant ukrainien et son équivalent russe. Il semble qu’ils se sont mis d’accord, qu’ils aient échangé des listes, y compris de personnes âgées de plus de 60 ans. Il reste à savoir ce que cela donnera.