Alla Lazaréva Сorrespondente à Paris du journal Tyzhden

Michel Yakovleff: «La part mobilisable de l’armée russe, c’est déjà en Ukraine »

Guerre
28 septembre 2022, 12:52

Est-ce, à votre avis, la victoire militaire ukrainienne, et, par conséquence, la défaite militaire russe, est envisageable ?

– Oui. Il y a des conditions pour ça, et en particulier, l’aide occidentale, mais, à l’heure actuelle, pour moi, la perspective la plus probable de la guerre, c’est une victoire ukrainienne. Alors, est-ce que ce sera une victoire absolue, définitive ou seulement une victoire significative, je ne sais pas.

Serait-il possible d’imposer à la Russie une défaite telle qu’elle ne pourrait plus agresser ses voisins ?

– La seule façon de défaire la Russie de telle sorte qu’elle ne sera plus en mesure d’agresser ses voisins, c’est que le régime de Poutine tombe.

On n’est pas là, malheureusement…

– A mon avis, on en est plus proche qu’il y a six mois. Je ne dis pas que c’est le plus probable, mais c’est possible. Par exemple, si à Kherson la résistance russe s’effondre, et l’Ukraine prend vingt mille prisonniers russes d’un coup, ce serait un Stalingrad pour le régime Poutine. Et je pense qu’il aura du mal à y survivre. Autant je ne crois pas qu’un cataclysme infligé par les Russes en Ukraine soit possible aujourd’hui, autant il n’est pas exclu, c’est dans l’ordre du possible, que le cataclysme infligé par les Ukrainiens aux Russes peut arriver. Et ça aura des conséquences massives. Alors, ce n’est pas forcément la victoire absolue, la reconquête de la Crimée, du Donbass, quand on expulse jusqu’au dernier envahisseur. Mais des que le régime Poutine tombe, il y aura forcément négociation globale avec le monde.

J’ai vu les chiffres qui disent que la Russie a perdu en Ukraine 40% de sa ressource militaire, est-ce que vos informations sont les mêmes ?

– Les chiffres que j’ai vu viennent des Américains et peut-être des Anglais. Il ne s’agit pas de 40% des militaires russes, mais de 40% des forces militaires russes engagées en Ukraine. Maintenant, les autres sont où ? Alors les autres, ils tiennent l’empire. Ils sont dans les districts militaires Centre, Nord, Est, Sud. Ce sont des forces qui sont considérables, mais qui ne sont pas mobilisables pour cette guerre. Tant que Poutine ne veut pas admettre que c’est une guerre, il est juridiquement dans la situation qu’il ne peut pas mobiliser. Et donc, il sera restreint à l’emploi d’un de ces grands commandements sur quatre. Ensuite, même si Poutine a l’idée de mobiliser toute son armée, il trouvera cent ou cent cinquante mille autres, pour aller faire la guerre en Ukraine. Parce qu’il y a ceux qui ne peuvent pas abandonner la Géorgie, la Transnistrie, l’Arménie, sa frontière avec la Chine… Ce n’est pas tout le monde qui va partir. Et aussi, dans son armée il y a pas mal de gens qui ne sont pas destinés à combattre sur la ligne de front. Donc, la part mobilisable de l’armée russe, il l’a grattée jusqu’au fond du panier, et c’est en Ukraine. Oui, 40% de pertes, en main d’œuvre, cela ne m’étonne pas. Paradoxalement, la supériorité humaine, elle va dans le sens de l’Ukraine. Les Ukrainiens, progressivement, au fur et à mesure, ils recrutent, ils forment, ils équipent leurs unités, pas seulement les soldats.

Votre collègue, le Général Trinquand disait sur le plateau de LCI que les armées occidentales, une fois perdu 30% d’équipement, ou d’effectif, arrêteraient la guerre. Mais la Russie ne fonctionne pas ainsi, pourquoi ?

– Quand vous perdez 30% en une semaine, oui, ça s’arrête. Il faut gérer vos blessés, vos morts… 30% en un mois, c’est autre chose. En plus de ça, c’est vrai que dans nos armées occidentales, dès qu’on a quelqu’un de blessé, il faut qu’on l’évacue. On s’en occupe toujours. Dans l’armée russe aujourd’hui, quelqu’un qui est blessé, la plupart du temps on lui dit d’aller ramper jusqu’au docteur, et ensuite, s’il est mort, on s’en fout. Alors que chez nous, dans le serment du légionnaire il est dit : « Tu n’abandonnes jamais ni tes morts, ni tes blessés, ni tes armes ». Mon camarade Trinquand a raison disant qu’ils peuvent encaisser le taux de pertes supérieure à une armée occidentale, c’est vrai. Cela ne les rend pas plus efficaces, pour autant.

En parlant du soutien occidental à l’Ukraine : pourquoi il s’est mis en place si timidement ? Pourquoi tout au début il a été si tiède, et pourquoi y avait-il une telle réticence pour donner des armes à l’Ukraine ?

– Ça a évolué au fur et à mesure qu’on croyait à la victoire de l’Ukraine ou pas. Les premiers jours, si vous vous dites que l’Ukraine va être pliée, ce n’est peut-être pas la peine de s’énerver. Après, il y a eu 2 ou 3 semaines, fin février – début mars où on n’a pas cru à la victoire de l’Ukraine, mais on a commencé à se dire : « Ça va devenir compliqué pour les Russes ». Pour la résistance au premier niveau, les Anglais et les Américains ont donné des missiles, qui pouvaient être portés et tirés par un seul homme. Qui ne suppose pas ce qu’on appelle « la compétence collective ». Mais après, pour durer plus longtemps dans les batailles, il fallait de l’artillerie, de l’artillerie de défense sol-air et des radars. Là, on parle de la compétence collective : il faut former des équipes. Et les gens se disaient : le temps de les former, la guerre sera, peut-être, finie. Vu l’écart des forces, c’était quand même l’hypothèse la plus rationnelle.

Et par exemple, à l’époque il avait eu des débats sur le MIG29 polonais. Les Polonais étaient d’accord pour les donner, mais ils disaient : « Il faut qu’on forme les pilotes ukrainiens dessus ». Et ils ont demandé aux Américains de le faire sur la base de Ramstein, à la base américaine en Allemagne, loin derrière la Pologne. A l’époque les Américains répondaient : il n’en est pas question. Une de raisons pour laquelle ils refusaient c’était le fait que l’avion était « occidentalisé ». L’avion est le même, la commande pour le train d’atterrissage est la même, mais le radar n’est pas le même, la conduite de tir n’est pas la même, les missiles qu’il tire ne sont pas les mêmes. Il existe un mot qu’utilisent les pilotes français : « la boutonique ». La science des boutons, des commandes, tout bêtement. Donc un pilote qui sait faire voler et décoller le MIG29, gagne déjà beaucoup de temps, mais il lui faut quand même passer un certain nombre d’heures dans le simulateur, il doit faire des vols et des tests, avant de dire OK, tu peux voler sur ce MIG29 polonais. Et la réticence américaine, c’était une crainte de faire tant d’efforts, avant que ce soit trop tard. Au bout de 2 ou 3 mois, quand les Russes ont abandonné Kyiv, Kharkiv, et surtout, malgré Marioupol, on a vu que dans le Donbass ils progressaient mètre par mètre. Là, on s’est dit OK, la ligne de front va se stabiliser, c’est le cas maintenant, et ça va durer longtemps. Si on est dans le longtemps, notre aide qui prend du temps, elle vaut le coup. Et je pense que ça a débloqué les chakras pour un certain nombre de dirigeants occidentaux.

Est-ce que, à votre sens, le risque du conflit gelé est élevé ?

– Très bonne question ! Je pense que in fine c’est que voudrait Poutine, et c’est forcément ce qui inquiète Zelensky. L’Ukraine, si on ne lui donne plus de munitions, soit parce qu’on ne veut pas, soit parce qu’on n’en a plus, va se terminer en conflit gelé. D’un autre côté, quels sont les conflits gelés à l’heure actuelle ? La Transnistrie et la Géorgie. Dans les deux cas, la Moldavie et la Géorgie, ont été laissé à leur triste sort. Et les territoires aux conflits gelés se sont retrouvés tous seuls face aux Russes. Et donc, ils ont imposé leur loi. Là, le conflit gelé, les Ukrainiens, même s’ils n’ont pas des moyens pour reconquérir, ils peuvent continuer à faire des morts, ils peuvent continuer à faire les opérations sur les arrières, ils vont continuer à porter la guerre en Russie… A mon avis, si jamais le régime Poutine vise le conflit gelé, la stabilisation fige la ligne de front. La réponse des Ukrainiens sera de porter la guerre de plus en plus profond en territoire russe, sur les cibles militaires, comme ils le font à présent. Mais eux, ils vont dégeler, en attaquant la Russie ! Alors que ni la Géorgie, ni la Moldavie n’osent le faire.

Sur un plateau télé je vous ai entendu dire que la peur de paraître belligérant aux yeux des Russes, n’est pas une tactique occidentale si pertinent que ça. Est-ce que vous mentionnez toujours cette critique ?

– Aujourd’hui on n’a pas besoin être belligérant, parce que l’Ukraine fait le travail toute seule. Et comme m’a dit un de mes camarades de plateau, Zelensky ne l’a pas demandé. C’est plus facile, pour les Occidentaux. Mais si le seul moyen d’empêcher l’effondrement de l’Ukraine, on ne sait jamais, c’était de participer à la guerre, ce n’est pas forcément avec des soldats et des chars sur la ligne de front. Moi, j’envisage plutôt l’étape suivante de la participation, c’est des capacités à longue portée qui rendent service aux Ukrainiens. Par exemple, une bulle de défense sol-air, ou une présence aérienne qui neutralise l’aviation russe. Qui fait qu’ils restent chez eux. Tout simplement qu’ils courent un risque de se faire flinguer.

Il s’agit de la protection du ciel, que l’Ukraine demande depuis le tout début d’invasion ?

– Oui, с’est ça. Le Président de la République Française a des informations que je n’ai pas, et en plus de ça, il n’est pas tout seul. Et par exemple, même si nous, la France, on disait qu’on va participer à la défense du ciel ukrainien, nos avions, ils sont basés où ? En Roumanie ou en Hongrie. Donc, il faut que les Roumains et les Hongrois acceptent ! Si vous utilisez le terrain d’aviation pour voler chez les autres, vous êtes belligérant ! On se tient tous par la barbichette. A l’heure actuelle le débat, on l’a mis au frigidaire, parce que les Ukrainiens n’en ont pas besoin. Ils aimeraient peut-être l’avoir, mais ce n’est pas un besoin existentiel. Donc, à la limite, on peut en rester là.

En 2008 la Géorgie et l’Ukraine n’ont pas obtenu de plan d’action pour devenir candidats à l’OTAN. La France, en particulier, s’est positionnée contre ce rapprochement. Or, beaucoup d’experts disent aujourd’hui que si au sommet de Bucarest une autre décision avait été prise, il n’y aurait pas eu d’agression russe contre la Géorgie en 2008 et de guerre en Ukraine. Qu’est-ce que vous en pensez ?

– Alors, c’est facile d’être un expert après les événements. Moi, jusqu’à 2022, j’étais dans le mode « patience stratégique ». Dans le sens que la Crimée redeviendrait ukrainienne, tout comme Berlin a été réunifiée. Et on ne va pas, peut-être, déclencher la Troisième guerre mondiale et prendre 50 ans d’avance. Parce que pour moi le régime Poutine, il va tomber. Et la Russie sera obligée de parler, après. Donc, on verra. Pas la peine de risquer l’Holocauste nucléaire pour gagner du temps. Pour moi, l’Occident était dans cette hypothèse.

J’étais scandalisé par l’absence de réaction en 2008 avec la Géorgie. On ne les a pas aidés plus qu’on l’a fait, et surtout en 2014, j’étais en OTAN et j’ai dit aux gars de mon état-major : « C’est le début de la Troisième guerre mondiale ». Et là, après, j’en ai beaucoup voulu à l’OTAN et aux membres de l’OTAN de ne pas poser des limites à Poutine. OK, l’Ukraine ne va pas devenir membre de l’OTAN, mais on va lui donner l’armement dont elle a besoin. Et l’armement que réclamaient des Ukrainiens, on ne leur a pas donné, pendant les années. Il y a juste les Américains et les Anglais qui ont commencé à donner des missiles à partir de 2017, et ça leur a sauvé la vie dans les premiers jours d’invasion. Mais on était aussi dans le mode à l’époque, jusqu’à Maïdan, « la corruption en Ukraine », « on rend service à qui finalement ? », « le régime peut devenir pro-russe très facilement »… Il y avait ça aussi.

Ceci est de la propagande russe qui a très bien marché. D’ailleurs, c’est difficile à comprendre, pourquoi la télé française s’obstine à montrer les images offertes gratuitement par le Ministère de la défense russe, avec cette nouvelle arme Sarmat qui n’est même pas encore finalisée, en production ? Pour faire peur ? Pour faire de l’audience ? Pour servir la propagande russe ?

– C’est facile de dire après coup, mais on était des nuls. Je n’étais pas influent à l’OTAN, ce n’était pas moi qui prenais des décisions. Mais j’étais dans l’idée, à partir de 2014, qu’il faut aider les Ukrainiens, élaborer un plan, pour qu’en 3 ans, l’armée ukrainienne change de catégorie. Poutine n’allait pas être content, mais il suffirait de lui rappeler que c’est lui qui a commencé les hostilités. C’est tout. Il le prend mal, et alors ? Mais on n’a pas osé lui parler comme ça, et le résultat, on le paie maintenant. Et c’est surtout les Ukrainiens qui le paient pour nous. Je suis furieux, parce que je trouve que les Européens, plus que les Américains, n’ont pas été courageux. Bien sûr que c’est facile à dire, après coup.

Pensez-vous que si l’Ukraine avait été aidée en 2014 au même niveau que maintenant, nous n’aurions pas cette guerre aujourd’hui ? Tant de morts, tant de destructions, tant de vies brisées ?

– Oui, il n’y aurait pas la guerre. Pas comme celle-ci, plus exactement. Si les Ukrainiens avaient eu des Himars en quantité, et qu’ils s’étaient entraînés avec, qu’ils n’auraient pas besoin d’apprendre à s’en servir, l’artillerie russe aurait fermé sa gueule, et rapidement ! Donc on n’aurait pas eu 30 000 obus russes par jour qui tomberaient dans le Donbass. Ça aide quand même. Pour moi, on a notre part de responsabilité. Mais les choix qui ont été faits entre 2014 et 2022, s’expliquent sur la base de certains paramètres, sur un calcul probabiliste. Il y a une différence entre une erreur et une culpabilité.

Quelles mesures sont urgentes aujourd’hui à prendre, pour la communauté internationale, face à la guerre en Ukraine ?

– Des mesures urgentes, je ne les vois pas, parce qu’on raisonne sur long terme. A la limite, le plus urgent, c’est de se préparer au long terme.

 

Général Michel YAKOVLEFF est un Chef de majeure « Politique de défense » de l’Institut des hautes études de défense nationale l’IHEDN. Il est né en 1958 en France, a rejoint le 16e régiment de dragons à (Noyon) en 1976, puis il sert au sein du 18e régiment de dragons (Mourmelon) comme officier conscrit. il est diplômé en 1982 de l’école militaire de Saint-Cyr. Ses missions l’ont conduit en Arabie saoudite, au Koweït, au Sénégal, en Guyane française et presque dans tous les pays des Balkans où il a passé plus d’un an et demi au total. Il a servi au sein de la Légion étrangère, de 1983-1993. En 2008, il commande la 7e Brigade blindée (Besançon) et est déployé avec son unité pour former le noyau de la Task-Force Nord au sein de la KFOR de septembre 2008 à janvier 2009. A compter du 21 Septembre 2009 le général Michel Yakovleff assume la responsabilité de représentant de SACEUR au sein du Comité militaire à l’état-major de l’OTAN à Bruxelles. Depuis le 1er octobre ici 2014 il est le vice chef d’état-major du SHAPE.