Tarass Lutyi  philosophe, écrivain, chroniqueur, musicien

Fragilité du Bien

Culture
15 février 2023, 17:45

Après la divulgation de nombreux crimes de guerre, révélés durant l’« opération spéciale », on peut entendre des voix prétendre que ceux qui commettent actuellement ces massacres en Ukraine ne sont que des exécutants habitués à obéir aveuglément à des ordres criminels sans y être personnellement impliqués. Mais la tentative de faire de l’auteur d’un crime un simple instrument ne résiste pas à l’examen.

Nous connaissons le fameux ouvrage d’Hannah Arendt sur « la banalité du mal » inspiré par le procès du criminel nazi Adolf Eichmann à Jérusalem. La défense de l’accusé, qui repoussait toutes les accusations, reposait sur l’idée qu’il n’avait fait qu’obéir à des ordres et n’avait jamais tué des Juifs de son propre chef ni jamais mandaté quelqu’un pour le faire; mais c’est justement son obéissance aux ordres du Führer qui a fait de lui un parfait exécutant. Sans remords, puisqu’il considérait n’avoir fait que se conformer aux lois de son pays, il pensait justifier ainsi son action. De ce fait, il reconnaissait que le régime nazi édictait la normalité. L’examen psychiatrique au moment de son procès a démontré qu’il avait été pleinement conscient de ses actes. Il ne cherchait qu’une justification à son comportement.

Posons-nous la question: qu’est-ce qui a poussé cet homme ordinaire à commettre de tels crimes? Selon certains, il n’avait jamais manifesté de haine particulière à l’égard des juifs, même s’il baignait dans un environnement antisémite; néanmoins, on sait qu’il a été attiré très tôt par une idéologie raciste en adhérant dans un premier temps à des organisations de jeunesse aux relents xénophobes puis dès 1926, alors qu’il vivait encore en Autriche où était sa famille, en prêtant l’oreille à la propagande nazie qui n’en était qu’à ses débuts.

Quels étaient ses motifs? Au cours de l’enquête judiciaire, il est apparu clairement que sa réflexion se limitait à un schéma rudimentaire; il ne ressentait aucune empathie pour ses contemporains. L’altérité même était absente de sa perception de la réalité. Son obstination à nier les faits, la croyance en sa propre opinion érigée en dogme, reposant sur la même vision du monde que celle de millions d’hommes qui lui ressemblaient, et qui étaient convaincus que les dirigeants nazis possédaient la vérité, tout cela lui permettait de justifier n’importe quelle action, et en même temps de se considérer lui-même comme incontestable. Pendant le procès, il a repoussé tous les appels à la conscience morale.

Mais aujourd’hui, le traumatisme de l’expérience du nazisme conduit certains à l’irresponsabilité. Après l’aberration de ces années noires, une partie des Allemands, épouvantés rétrospectivement par la folie du Troisième Reich, ont peur du déclenchement possible d’un conflit mondial et sont réticents à l’idée de fournir des armes à l’Ukraine; celle-ci se défend pourtant contre une barbarie semblable à celle qu’ils ont connue. Tout comme les Allemands d’alors, les agresseurs de l’époque actuelle refusent d’appeler la guerre une guerre, parlent de menaces à leur encontre et déclarent qu’ils n’ont fait que se défendre, que ce sont eux qui ont été attaqués.

Le fonctionnaire Eichmann, sans grande instruction et sans diplôme, cherchait à faire carrière rapidement. Il ne pouvait pas compter sur son intelligence et son adresse, alors il s’est appuyé sur la servilité. Membre très jeune du parti nazi, alors qu’il vivait encore en Autriche où était sa famille, il intègre en 1933 l’équipe qui administre le camp de Dachau destiné à la détention des prisonniers politiques. Puis très rapidement, on le voit chargé des « affaires juives »; il ne pouvait en ignorer les conséquences: en Autriche, à la suite de l’Anschluss, il a pour mission d’organiser l’expulsion des juifs (dite « émigration forcée »), en Allemagne c’est lui qui met en oeuvre la logistique de la « solution finale », responsable de la déportation et de l’extermination des juifs d’Europe dans les camps de la mort. Bien qu’Eichmann n’ait pas été témoin de massacres à grande échelle, il fut associé à des exécutions à Minsk, Lviv ou dans la périphérie de Lublin.

À son procès, Eichmann s’est justifié en disant que la seule issue pour lui était soit l’obéissance soit la mort; mais il lui était évidemment possible de demander un transfert quitte à recevoir une sanction disciplinaire qui mettrait fin à sa carrière.

Toujours à son procès, il s’est acharné devant le Tribunal  à démontrer qu’il n’avait fait que son devoir. Il a même invoqué Kant, renvoyant à l’impératif catégorique qu’il reformulait faussement. Kant n’a jamais prétendu qu’il convient d’obéir aveuglément aux ordres de la hiérarchie. Eichmann adapte la maxime de Kant, réduisant la loi universelle à la loi du pays et celle-ci à la loi d’un moment. Il transforme le principe kantien, éludant l’appel de Kant à la raison, le réduisant à la seule volonté, celle du Führer, qui ne fait qu’un avec la loi; c’est une des choses qui ont conduit Hannah Arendt à écrire que dans le Troisième Reich, le mal se confondant avec la normalité, est devenu banal, ouvert aux hommes ordinaires. N’oublions pas ses travaux sur les origines du totalitarisme qui s’inscrivent dans une analyse qui peut inclure cette idée; tout cela rappelle la clameur et la confusion actuelles autour de la suprématie impériale, telle qu’elle veut s’imposer.

Aujourd’hui comme à l’époque, on penche vers le manichéisme, le partage du monde entre deux forces égales et antagonistes, le bien et le mal. Dans la doctrine chrétienne le mal c’est le péché (dont on se repent); avec Eichmann, le mal s’inscrit dans les normes de la société: il s’agit d’être conforme aux exigences de l’État. Que devient le Bien lorsque une idéologie totalitaire l’emporte?  Une fois de plus le monde du Bien expose toute sa fragilité.