Cette année, le Forum économique mondial (WEF) de Davos a laissé une impression contrastée. D’une part, Klaus Schwab a souligné que, face à une crise sans précédent depuis le début du vingtième siècle, le WEF doit contribuer à la prise de conscience de la menace du réchauffement climatique afin d’intensifier les mesures de protection de l’environnement. D’autre part, la lutte contre la pauvreté figure en bonne place dans l’agenda du WEF depuis plusieurs années. Mais c’est là que réside la première – et de loin pas la dernière – contradiction interne de l’agenda de Davos.
La plupart des intervenants du WEF s’accordent à dire que la lutte contre la pauvreté nécessite la création d’un climat macroéconomique qui augmentera la consommation parmi les plus pauvre, ainsi que stimulera la croissance de la classe moyenne. Par exemple, en Chine, selon diverses estimations, la classe moyenne comprend de 350 à 700 millions de personnes, mais pour surmonter les inégalités, ce chiffre doit passer à au moins 800 millions. La classe moyenne en Inde doit atteindre un niveau similaire, et dans les pays africains elle devrait atteindre 500 millions de personnes, mais dans ces pays la classe moyenne n’a pas encore été formée du tout. Cependant, la réalisation d’une structure sociale plus équilibrée devrait conduire à une augmentation de la consommation de ressources dans ces pays, et donc à une augmentation de l’empreinte carbone, ce qui est contraire aux objectifs environnementaux déclarés.
Ainsi, selon les idéologues du WEF, les gouvernements nationaux doivent poursuivre la croissance économique tout en manoeuvrant entre deux impératifs : la lutte contre la pauvreté/l’inégalité et le changement climatique. Mais est-il possible de concilier ces objectifs dans la pratique ?
Premièrement, il n’y a pas de corrélation claire entre une politique énergétique particulière et ses conséquences environnementales et sociales. La « politique d’énergie propre » et la stratégie impliquant l’utilisation de sources de combustibles fossiles peuvent avoir des conséquences socio-économiques négatives et positives en fonction des modalités spécifiques de leur mise en œuvre.
Deuxièmement, les politiques d’un type ou d’un autre peuvent avoir des effets différents sur la pauvreté et l’inégalité. Par exemple, fournir un soutien économique aux groupes à faible revenu peut réduire la pauvreté, mais en même temps enrichir davantage les groupes à revenu élevé, augmentant ainsi l’inégalité réelle entre eux. Par exemple, encourager la transition vers les véhicules électriques et la modernisation énergétique des bâtiments tend à réduire la pauvreté, car ces secteurs de l’économie sont très intensifs en main-d’oeuvre et impliquent donc la création de nouveaux emplois. Mais il sera plus facile pour les groupes aisés de bénéficier directement de ces incitations, puisqu’ils sont soit engagés dans la production de produits technologiquement complexes, soit reçoivent des subventions pour l’achat de voitures électriques ou l’installation de dispositifs de production d’énergie renouvelable tels que des panneaux solaires ou des pompes à chaleur.
Troisièmement, le contexte national est toujours important. Par exemple, les dépenses énergétiques moyennes des ménages, le taux de motorisation ou la part de l’emploi informel sur le marché du travail d’un pays donné peuvent fortement influencer la direction et l’ampleur des impacts sociaux d’une politique énergétique particulière.
Donc, il ne semble pas que le dilemme puisse être résolu par lui-même. Et il ne semble pas que Davos sache concilier ces deux nobles objectifs. Certaines idées « révolutionnaires » exprimées dans l’arène VEF ne semblent pas très convaincantes. Ainsi, à la veille du forum de Davos, plus de 200 « riches patriotes » ont appelé les gouvernements du monde entier à les taxer immédiatement pour aider les milliards de personnes qui souffrent de la crise du coût de la vie. C’est ainsi qu’un groupe de 205 millionnaires et milliardaires de 13 pays, dont Abigail Disney et l’acteur Mark Ruffalo, propose de résoudre le problème de « l’inégalité extrême ». Leur lettre ouverte, publiée sous le titre « Le coût de la richesse massive », déclare : «L’histoire des cinq dernières décennies est une histoire de richesse qui n’a fait que monter. Ces dernières années, cette tendance s’est considérablement accélérée… La solution est évidente pour tout le monde. Vous, nos représentants mondiaux, devez nous taxer, nous les super-riches, et vous devez commencer le processus maintenant. »
D’une part, les statistiques s’expriment en faveur d’une telle décision. Ainsi, selon les calculs d’Oxfam, du début de la pandémie de COVID-19 à la fin de 2021, les 1 % des personnes les plus riches ont augmenté leur propre richesse de 26 000 milliards de dollars, soit 63 % de la richesse totale nouvellement créée, et le les 27 % restants étaient partagés entre 99 % de la population mondiale. Oxfam souligne que pour la première fois en un quart de siècle, la croissance de l’extrême richesse s’accompagne d’une croissance de l’extrême pauvreté. En théorie, une taxe allant jusqu’à 5% sur les multimillionnaires et milliardaires du monde pourrait rapporter 1,7 billion de dollars par an, suffisamment pour sortir 2 milliards de personnes de la pauvreté et financer un plan mondial pour éradiquer la faim. Cependant, on ne sait pas quel pourrait être le mécanisme institutionnel de collecte des impôts et de leur distribution à l’échelle mondiale. Et il est encore moins clair qui et comment forceront des millions de personnes sauvées de la pauvreté à subordonner leur consommation à l’impératif écologique.
Et la manière de subordonner le commerce mondial aux impératifs « théoriques » du WEF ressemble à un mystère. Le battage médiatique autour de la déclaration excentrique des « riches patriotes » a noyé les voix du Sri Lanka et d’un certain nombre d’autres pays présents à Davos, qui sont tombés dans le piège de la dette dans un contexte de mauvaises récoltes, de réduction des importations en raison du manque de devises étrangères et de crises macroéconomiques. Il s’agit d’accusations à l’encontre des entreprises mondiales qui n’ont pas voulu effacer ou restructurer les dettes de ces pays, alors que la coopération avec eux, comme l’assuraient les adeptes du libéralisme, était censée conduire non seulement au bénéfice des premiers mais aussi à la prospérité des seconds. Aujourd’hui, le piège de la dette dans ces pays risque de saper complètement la sécurité alimentaire et de provoquer une famine de grande ampleur. Et il est tout à fait clair que les problèmes de manque d’égalité et d’insuffisance d’énergie verte ne seront plus une priorité pour ces pays pendant longtemps.