Maksym Vikhrov ex-rédacteur en chef du journal Tyzhden

Empire des morts

Politique
4 avril 2023, 16:57

Dans les années 1970, l’auteur française Gabrielle Wittkop a écrit un récit qui a créé un tollé : “Le Nécrophile”, dans lequel elle a détaillé (de manière quelque peu excessive) le psyché d’un pervers attiré par la chair morte. Le fait est que la Russie n’est pas un exemple de perversion, elle suit l’appel de sa nature. Ce pays n’a pas réussi à faire face à sa tâche principale : s’adapter à l’heure aux changements qui se produisaient autour. La Russie est devenue un outsider bien avant que ses missiles ne tombent sur Kyiv, bien avant l’annexion de la Crimée. S’il n’y avait pas le gazoduc, le mot “Moscou” serait entendu dans les bureaux des fonctionnaires européens pas plus souvent que “Kulebyaka”. Le gazoduc, c’est la seule chose qui a empêché le monde d’oublier l’anachronisme des mots “Fédération de Russie”.

Lorsque le nœud coulant de la dépendance gazière s’est mis à se fissurer, Moscou s’est senti d’abord offusquée, puis elle a paniqué, déguisant soigneusement son désespoir. La célèbre question de Poutine “Pourquoi aurons-nous besoin d’un tel monde, si la Russie n’y a pas sa place ?”, c’est un coup de nerfs d’un cadavre qui menace d’entraîner tout le monde dans sa tombe. Car en réalité la question se pose de façon différente : “Pourquoi le monde aurait-il besoin de la Russie ?” Et au Kremlin, on le comprend parfaitement, quelle est la vraie réponse. Et ce qui se déroule actuellement sur les terres d’Ukraine, c’est une dernière lancée du cadavre.

C’est bien ça, l’idée russe est de transformer tous les vivants en morts. L’URSS se planquait derrière le rideau de fer, aujourd’hui, la Fédération de Russie se cache derrière une pierre tombale, derrière laquelle elle lance des missiles. Oui, un impérialisme russe, c’est un impérialisme d’un cadavre qui prétend être une suprême forme d’existence. Cependant, cette confiance en soi n’est qu’apparente, car “même les démons croient et frémissent” (Jacob, 2:19). Le Kremlin frémit, lui aussi, car le temps est inexorable et joue contre lui. Par conséquent, la stratégie de l’armée de zombies est d’avoir le temps de massacrer autant que possible ceux qui sont vivants. C’est une stratégie du désespoir, mais qu’est-ce que les morts-vivants sont-ils censés ressentir d’autre ?

La Russie ne peut offrir à l’humanité que pourriture et décomposition. Les bolcheviks ont habilement enveloppé leur nécromancie dans des slogans sur le communisme, l’égalité, une société sans classes dans laquelle l’homme est un ami, un camarade et un frère. Oui, c’était un non-sens, mais aujourd’hui, Moscou n’est pas à refaire même ça. Au nom de quoi, vous, monstres, avez rasé Marioupol ? ! Et au lieu de répondre on entend un grognement indistinct des zombies à propos des laboratoires biologiques, la prolifération des armes nucléaires, les bases de l’OTAN… L’État cadavre n’a d’autre programme que de tuer. De plus, le processus aussi s’est réduit à une mécanique totalement aboutie : ce qui était vivant, devient mort, “c’est la fin de l’histoire”.

Nos deux Maïdans ont suscité une telle rage frénétique chez les Russes, non seulement parce que nous voulions rompre politiquement et géopolitiquement avec Moscou. Le Maïdan est une vive réaction des gens face à l’injustice, c’est de l’adrénaline, un pouls accéléré, des visages échauffés, des muscles tendus. Tout cela est impossible pour un cadavre. Contemplant la vie en pleine effervescence autour de soi, il cherche instinctivement à tuer, mutiler et torturer. Son rêve est de forcer tout le monde à intégrer le “régiment immortel” de plusieurs millions de morts froids et pourrissants qui parcourront la planète sans but ni sens. Pendant des décennies, Moscou a parlé de “frontières du monde russe”, mais au final, cela s’est avéré être la frontière entre le monde des vivants et le royaume des morts. C’est aussi simple que banal.

Combattre la Russie est une cause dure, très dure. Mais les cadavres n’ont jamais vaincu les vivants. Cela n’arrivera pas cette fois-ci non plus. Peut-être que c’est une mission de l’Ukraine au 21e siècle, ensemble avec le monde entier, de reconduire enfin ce zombie insolent là où il appartient – sous terre. Ce n’est pas de notre faute si, il y a cent ans, ce cadavre impérial a oublié de mourir. Mais notre travail consiste à lui rappeler que les vers sont déjà impatients.